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mercredi, 11 février 2015

Gérard de Kerouac, héros religieux

Visions de Gérard est un titre pluriel : Kerouac y entretient son lecteur autant des Visions qu’il recomposa de son jeune frère Gérard (mort à neuf ans alors qu’il n’en avait que quatre) que de celles, surnaturelles, qu’il prête à Gérard lui-même, un ange parmi les anges. Publié en septembre 1963 chez Farrar, Strauss & Cudahy après un retentissant refus de Malcom Cowley, le livre a été très mal accueilli. « Trop compliqué pour des lecteurs courants » (1) En décalage trop apparent, surtout, avec le mythe du beatnik déjà outrageusement exploité par les éditeurs et les journalistes.

Ce Visions de Gérard fut, de tous ses « livres sur Lowell » celui duquel Kerouac parla avec le plus de ferveur. Dans une lettre à Neal Cassady, il confesse adresser toujours des prières à Gérard, comme à Jésus-Christ, à Bouddha et à son père Leo (2), dont il dit dans une autre lettre à Stering Lord qu’il visite régulièrement les tombes (3).

Le livre naquit en janvier 1956, « un grand livre bien triste, écrit-il à Gary Sinder, sur la vie et la mort de mon petit frère Gérard dans les années 20, un livre bouddhiste, funéraire, sombre, pluvieux » (4)

Kerouac dit alors bouddhiste, il dira plus tard catholique. Dans une lettre à Fernanda Pivano datée de début 1964, il se plaint alors en ces termes de Ginsberg et de Corso : « Ils sont devenus tous les deux des fanatiques politiques, tous les deux ont commencé à me vilipender parce que je ne partage pas leurs opinions politiques et eux et leurs amis me rendent malades. Je veux que vous sachiez que Visions de Gérard publié l’année dernière représente le début de ma nouvelle perception de la vie, un retour strict à mes sentiments du début à Lowell, ceux d’un Catholique franco-canadien de Nouvelle-Angleterre et d’une nature solitaire » (5)

Une rupture, donc, qui s’affirme tel un nouveau début, ou plutôt, tel un retour vers le commencement de soi, et la solitude dans laquelle la mort du frère le laissa : « C’était un saint, mon Gérard, avec son visage pur et tranquille, son air mélancolique, et le petit linceul doux et pitoyable de ses cheveux qui retombaient sur son front et que la main écartait de ses yeux bleus et sérieux ». En composant le croquis de ce visage pur du frère perdu, on ressent qu’il s’agit pour l’homme abimé de reprendre pied dans une émotion heureuse parce que liminaire, celle de l’enfance, comme le confirme cette réflexion livrée plus tard dans un interview : « I have a recurring dream of simply walking around the deserted twilight streets of Lowell, in the mist, eager to return to every known and fabled corner.  A very eerie, recurrent dream, but it always makes me happy when I wake up. » (6)

 Il ne s’agit évidemment pas d’une réminiscence, puisque le narrateur de ce bref récit est l’enfant qui vient de naître et assiste, impuissant et sans la comprendre, à l’agonie de son frère à peine plus âgé que lui. Le programme narratif tient plutôt de la  recréation de soi, au sein de l idéal de sainteté qui est au cœur même du projet beatnik de Kerouac, et qui sert au plus près le sentiment d’être pleinement soi.

A l’aune de la mort de son frère, transfiguré par les détails qu’il en couche sur le papier, l’écrivain mesure la vanité de sa carrière, la vanité de son écriture, la vanité de toute vie : « et la seule raison pour laquelle j’ai repris mon souffle pour mordre en vain avec le style ce grand aiguillon au crayon utilisable et indéfendable, c’est Gérard, c’est l’idéalisme, c’est Gérard, le héros religieux ». Kerouac, assurément, a imaginé dès son plus jeune âge l’écrivain – le beatnik –tel un héros religieux. Son parcours dans l’Amérique matérialiste et brutale tint d’un chemin de croix que masquerent les succès de la Beat Generation : C’est avec Visions de Gérard qu’il devint le contradicteur de sa propre légende, et vraiment, avec ce petit livre aux antipodes de Sur la route, le plus crument, le plus fidèlement soi-même.

 

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1 Lettres choisies 1957-1969, à Robert Giroux, 18 avril 1963

2 Lettres choisies 1957-1969, à Neal Cassady, fin octobre 1957

3 Lettres choisies  1940-1956, à  Gary Snider, 17 janvier1956

4 Lettres choisies 1957-1969, à Fernanda Pivano, début 1964

5 Lettres choisies 1957-1969, à Robert Giroux, 9 septembre 1964

6 Book News from Farrar, Straus, & Cudahy, Inc. Empty Phatoms: Interviews and Encounters with Jack Kerouac. Ed. Paul Maher, Jr. New York: Thurder’s Mouth Press, 2005.  223

dimanche, 25 janvier 2015

La Queue

 

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Je ne sais trop en quelles contrées je me réfugiais quand j'ai écrit ce roman... ni comment j'en revenais. Mon chat dormait le plus souvent juste à mes côtés. Toutes tentures tirées, l'appartement demeurait lourdement calme. Parfois, j'errais par les trottoirs de cet Athènes tumultueux aux murs barbouillés de tags, celui-là même qui a voté aujourd'hui ; parfois je longeais les rues tranquilles du vieux Bruxelles ou les boulevards ensommeillés du pauvre Paris... Ou bien encore les vastes avenues du Manhattan des années cinquante, en compagnie de ce bon Kerouac dont j'aurai lu pour l'occasion (presque) toute l'œuvre [et découvert le splendide Visions de Gérard ]...  Non, je ne saurai dire moi-même, au fil de cette écriture fondue au quotidien, quels sentiers perdus de mon adolescence fugueuse j'empruntai à rebours jusqu'à Decize, ni non plus en quels fossés de cet aujourd'hui absurde et déréglé dont - tout en l'aimant malgré tout -  je dressais la satire, je m'embourbais, furieux tel un un fauve trompé, trahi. Au pays des anciens Francs, je fis de Pierre Lazareff et de Madame Rachou de véritables soldats lumineux, et de la catastrophe du Mans en juin 1955 une sorte de Guerre de Troie de nos ridicules temps modernes délités en zone euro. Mais j'aurais tort de les maudire encore et encore, ces mauvais temps-là, je m'y suis bien amusé à porter leur queue, comme mon héros avait appris à le faire lors de son joyeux dépucelage non loin du petit personnage de Capiello...

 

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 Je me souviens, bien sûr, de cette visite  au Louvre d'avril 2013 (déjà ? L'écriture tient le temps, empêche qu'il ne s'éparpille trop de travers, c'est par là qu'elle demeure malgré tout salutaire...) Je désirais que ce roman sortît d'une toile de La Tour, parce que depuis toujours ce maître lorrain sur lequel tout a déjà été dit m'accompagne et m'enrobe de ses toiles à chaque moment cuisant. La Tour, c'est un monde qui ne sera plus. Au sein du pavillon Denon, la salle qui lui est dévolue resta déserte, d'ailleurs, vide ce matin-là telle la coquille d'une noix dévorée - tous les queutards en pantacourts s'étant entassés devant la Joconde pour y faire des selfies - et j'hésitai longtemps d'un tableau à l'autre avant de jeter mon dévolu sur le Saint Sébastien pleuré par Irène. J'hésitai longtemps, comme guidé par les vœux intérieures de ce roman désireux de croître, alors encore à pousser. Mais à quoi bon en rajouter davantage? Ce serait risquer l'extravagance de la posture.

 

dimanche, 17 août 2014

Je hais les touristes (1)

Ma détestation du touriste remonte loin, à ce temps où je faisais mon Kérouac sur les routes, sac à dos en bandoulière, pouce levé. S’il fallait fixer une image liminaire, ce serait peut-être celle de ce Français juché sur les épaules de la petite sirène de Copenhague, l’été 73, et gueulant à sa femme, bras levés au ciel : « Et surtout, qu’on ne voit que moi… ». Quelque chose d’incompréhensible, pour l’adolescent que j’étais. Sur la petite sirène ? Qu’on ne voit que ce gros con ? étions-nous vraiment du même pays ?  De la même humanité ?

Peut-être aussi dois-je cette détestation à de vieilles lectures : celles des récits des voyages en Orient de Gérard, à de vieux rêves : ceux des premiers beatniks dont, dans l’ennui drômois qui berça ma puberté, je me grisais. Original, ça ne colle pas avec organisé.

Et puis, je suis d’une famille de sédentaires, comme la plupart d’entre vous. Ma grand-mère, par exemple, ne quitta jamais Lyon, sinon pour cette maison de la Drôme où je me suis beaucoup ennuyé en sa compagnie. Pour ces gens-là qui vivaient comme leurs chats, le voyage était un fait exceptionnel.  C’est peut-être ce qui me déplaît le plus chez le touriste : le côté acquis du voyage, comme si c’était un droit… Vulgarité, effet de troupeau, routine : bref, s’il y a bien un ennemi, un contraire absolu du voyageur, c’est bien le touriste.

Une autre anecdote : Je me souviens être allé en Bretagne voir des amis il y a longtemps et avoir visité avec eux un phare, et longuement discuté avec son gardien. En ce temps-là, personne de visitait les phares, ni les cabanes de pécheurs, ni ailleurs les mines ou les camps de concentration. Il y a quelques années, je suis retourné dans le Finistère. Et j’ai vu un car s’arrêter devant un phare désaffecté, des grappes de gens en sortir, appareils photos bringuebalant sur le torse. Un guide avait pris la place du gardien, que savait-il, ce dernier, des longues nuits, passées seul avec le vacarme de l'océan ?Ce côté obligé, balisé, pour finir : j’ai donc renoncé à voyager vers 1997 et je me souviens fort bien m’être dit cette fois-ci, c’est la dernière fois que je prends l’avion. J’ai laissé mourir mon passeport au fond d’un tiroir, et quand il a expiré, je ne l’ai pas renouvelé, de profundis et n’en parlons plus.

 

C’était sans compter sur l’Unesco et ses hits qui classèrent un jour tout mon quartier de la Croix-Rousse avec la bonne ville de Lyon toute entière pour son site exceptionnel et la variété de son architecture. Sans Raymond Barre et Gérard Collomb, qui transformèrent la vieille fête du 8 décembre en festival des Lumières. Si tu ne viens pas au tourisme, le tourisme viendra à toi. Moi qui, jadis, engueulais des potes qui  tiraient irrespectueusement le portrait des autochtones sur le marché de Cotonou au Bénin, me retrouve pris en photo par ces cons à la fenêtre de mon immeuble, habitat typiquement canut and so and so…  Les touristes sont décidément une sale engeance. J’ai connu à Briançon une dame charmante, qui les appelait fort justement des doriphores, et il faut vraiment s’appeler Fabius et raisonner sous un crâne d’œuf pour se réjouir du fait que la France, après avoir perdu sa monnaie, ses frontières, son industrie, et une grande partie de sa culture, soit devenue « la première destination touristique du monde ». Cela me rappelle son collègue socialiste Attali, assurant d’un ton égrillard que les nations sont comme les hôtels de luxe, et que le petit personnel y doit être bien traité, si l’on veut que les hôtes de marque y reviennent…

A suivre

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København, indéniable solitude d'une sirène

vendredi, 07 février 2014

Visions de Gérard, Kerouac

Voici une page de Jack Kerouac insolite, éloignée de la carte postale du beatnik de Greenwich Village et d'ailleurs, - une page extraite d'un splendide récit mi autobiographique, mi onirique que je suis en train de lire, qu'il a consacré aux dernières années de son frère Gérard, mort à 9 ans en 1926, alors que lui-même n'en avait que 4. Le texte est écrit en 1956 et publié en 1963 par Farrar Strauss & Co à New York, et dans sa version française en 1972 par Gallimard. Kerouac est mort en 1969 à 47 ans.  Le récit des dernières années de Gérard se trouve également dans plusieurs lettres que Kerouac a envoyé en 1951 à son ami Neal Cassady, qui lui inspira le fameux On the Road, et dont à l'occasion, je publierai quelques extraits étonnants.

Gérard vient lentement, perdu dans ses pensées par ce matin clair, au milieu des enfants heureux – Aujourd’hui, il est perplexe, il regarde là-haut ce bleu vide sans nuage et parfait, et se demande ce que sont ce vacarme et cette fureur qui règnent ici-bas, à quoi riment les hurlements, les bâtiments, l’humanité, l’inquiétude – « Peut-être n’y a-t-il rien du tout », pressent-il avec sa pureté lucide- «tout comme la fumée qui sort de la pipe de papa – les dessins que fait la fumée. Tout ce que j’ai à faire, c’est fermer les yeux et tout cela s’en va – il n’y a pas de maman, pas de Ti Jean, pas de Ti N in, pas de papa – pas de moi – pas de Kitigi (le chat) – Il n’y a pas de terre – regardez le ciel parfait, il ne dit rien ».

A l’autre bout, c’est le presbytère où vit le curé Lalumière, le Curé, avec d’autres prêtres, une maison de brique jaune qui emplit d’effroi les enfants car elle est en soi une sorte de calice, et nous imaginons à l’intérieur des processions avec les cierges, la nuit, et de la dentelle blanche comme neige au petit déjeuner – Puis c’est l’église Saint-Louis de France, qui était alors une construction souterraine, avec une croix en béton, et à l’intérieur des bancs lisses à la mode d’autrefois, et les vitraux, et les stations de la croix, et l’autel, et les autels spéciaux pour Marie et Joseph, et les antiques confessionnaux avec des draperies lie-de-vin et des portes percées de judas et surchargées d’ornements – Et de vastes et solennels bassins de marbre au fond desquels repose l’eau bénite des jours anciens qui a mouillé des milliers de mains – Et des alcôves secrètes et des orgues surélevées et des arrière-salles sacro-saintes d’où des enfants de chœur émergent en dentelle et surplis noir ; et des prêtres s’avancent en grande pompe, parés d’ornements royaux – Gérard y était allé assidûment, à maintes reprises, il aimait se rendre à l’église – C’était là que Dieu avait son dû – « Quand j’arriverai au Ciel, la première chose que je demanderai à Dieu, c’est un joli petit agneau blanc pour tirer mon charriot – Aï, je voudrais bien y être déjà, tout de suite, sans avoir besoin d’attendre » Il soupire au milieu des oiseaux et des bambins, et là-bas, au milieu de la cour sont rassemblées les sœurs, nos maîtresses d’école, qui se préparent et attendent que  la cloche et que les élèves se mettent en rangs, la brise du matin agitant légèrement leurs robes noires et leurs rosaires qui pendent ; leur pâle visage autour de leurs yeux chassieux est délicat comme un ouvrage de dentelle, distant comme un calice, rare comme de la neige, intouchable comme le pain bénit de l’hostie ; les mères de la pensée (…)

 

Oh, être là, en cette matinée, et voir vraiment mon Gérard, attendant en rang, avec toutes les autres petites culottes noires et les petites filles alignées de leur côté, toutes en robes noires et ornés de cols bleus, voir la joliesse et la douceur et le charme attendrissant de cette scène désuète, les pauvres religieuses plaintives qui font ce qu’elles croient être le mieux, dans le sein de l’Eglise, toutes sous son Aile qui se replie – La colombe est l’Eglise –Jamais je ne dirai du mal de l’Eglise qui a donné à Gérard un baptême bienfaisant, ni de la main qui a béni sa tombe et qui l’a officiellement consacrée – Qui, en la consacrant, l’a fait retourner à ce qu’elle est, une neige céleste et éclatante et non de la boue – A montré ce qu’il est, un ange éthéré et non un être en putréfaction – Les religieuses avaient l’habitude de frapper les enfants sur les doigts avec l’arête d’une règle quand ils ne se rappelaient pas 6 fois 7, et il y avait des larmes et des cris et de grands malheurs dans chaque classe, chaque jour – Et toutes les brimades habituelles – Mais tout cela était secondaire, tout était destiné au sein de l’Eglise Solennelle, laquelle, nous le savions tous, était de l’Or Pur, la Lumière Pure.

Jack Kerouac, Visions de Gerard, 1963

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Jack Kerouac listens to himself on the radio in 1959. Photograph: John Cohen/Getty

02:57 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : kerouac, visions de gérard, littérature | | |

jeudi, 09 mai 2013

Le grand retournement

 Au printemps 1957, Kerouac traverse la France à toute vitesse et séjourne quelques jours seulement  à Paris. Il y rencontre Gregory Corso et sa bande, qui logent au Beat Hôtel, rue Gît le Cœur à Saint-Michel. C’est alors qu’il expérimente ce qu’il appelle « le grand retournement ». Une sorte de jeu ironique de l’existence, si l’on peut dire : tandis que Sur la Route est en cours d’impression et que son personnage littéraire s’apprête à devenir « le roi des beatniks » (1) au sein de sa génération, le voyage, qu’il a pratiqué toute sa vie, lui apparaît comme une forme de subtil conformisme, une illusoire solution, un mensonge : « ce fut au cœur de ce voyage que se produisit le grand changement de ma vie, ce que j’ai appelé le « grand retournement » passant d’un goût juvénile et courageux pour l’aventure à une nausée complète en ce qui concerne l’expérience dans le monde au sens large, une révulsion de l’ensemble des six sens. [...] mon âme se mettait à crier : Pourquoi n’es-tu pas resté chez toi ? Tout ce que je voulais maintenant d’une certaine manière, c’était des corn flakes près d’une fenêtre de cuisine en Amérique avec un vent chargé de l’odeur des pins, c’est-à-dire une vision de mon enfance en Amérique, je suppose. » (1)

A partir de ce moment, il se détourne peu à peu de tous les ingrédients qui sont en train de forger le mythe littéraire naissant : la route, la drogue, le bouddhisme… Son chemin bifurque de plus en plus loin de celui du personnage qu’il devient pour le public, pour plonger dans cet état qu’il appelle la désolation.

A l’époque, les beatniks ne sont pas encore baptisés du nom de Beat Génération et Kerouac, qui sent venir le vent écrit : « Il n’y a rien de plus sinistre que les gens à la coule, qui posent (…) Chez les poseurs, c’est une sorte de décontraction de nature sociologique qui allait bientôt devenir un engouement de masse dans la jeunesse des classes moyennes (…) Il y a même quelque chose d’insultant là-dedans» (2)

Dans une lettre écrite en aout 1960, il résume ainsi le retournement opéré durant ces quelques jours : « De là je suis allé à Paris, où il ne se passait rien, si ce n’est que la plus belle fille du monde n’aimait pas mon sac à dos et avait rendez-vous avec un type à moustache debout une main dans la poche et un sourire méprisant aux lèvres devant les cinémas de nuit de Paris. »  (3)

Vrai que ça doit être drôle de se sentir devenir - alors qu’on est si fêlé soi-même, si plein de troubles et de craintes- une sorte de valeur absolue pour ceux-là même qu’on méprise, et ce au nom des principes et des valeurs qu"on est en train d'abandonner.

Le grand retournement prend place aussi dans sa vie spirituelle : c’est l’abandon définitif du bouddhisme de L’écrit de l’éternité d’or (1956) et le retour vers le christianisme dans Vanité de Duluoz (1963) : « Quand j’eus écrit tout ceci, la croix m’apparut. Je ne peux échapper à sa pénétration mystérieuse dans ce monde brutal. Simplement, je la VOIS tout le temps, et même parfois la croix grecque. Les fous et les candidats au suicide ont ce genre de vision. De même les mourants et ceux qui souffrent d’une angoisse intolérable. Quel autre PÉCHÉ existe-t-il, sinon celui de la naissance ? ».

Et les écrits de Kerouac se referment sur une dernière parole, au bout du rouleau (si j'ose dire !) : « hic calix ! En latin, cela signifie Voici le calice, et vérifie bien qu’il y a du vin dedans. »

 

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Kerouac qui dort, 1958


1 Big Sur 

2 Les Anges de la désolation, Denoël

3 Sur la route et autres romans, Quarto, Gallimard

4 Vanité de Duluoz

 

dimanche, 31 août 2008

Retour du pays de Kerouac à celui de Reverzy

Retour de l'Ile-Grande (Côte d'Armor), aux falaises éboulées. Le long de ses cotes se devinent les carrières fossilisées et salées, d'où fut extrait au dix-neuvième siècle le granit du pavé de pas mal de rues parisiennes. Cote de granit rose, non loin de là, de Tregastel à Perros Guerrec, sur le sentier des douaniers. Maison de millionnaires aux parcs aérés devant l'horizon, rien que lui devant. Petites plages de sable, si fin qu'on le croirait café moulu. Dans l'arrière pays, biscuiteries-hangars poussant comme champignons, là où des touristes paient 8,50 euros un petit pot de confiture de lait ou de caramel au beurre salé, sous le cri ricanant des mouettes et devant le haussement d'épaules sarcastiques des goelands. Des goelands rescapés des marées noires humaines, la station LPO de l'Ile Grande en est emplie. Pensionnaires aussi incongrus que convalescents à l'oeil rond, l'aile en pointe, la queue de nonne. Perros Guerrec : magnifique retable dans son église coiffée d'un étrange clocher, comme vaut aussi le détour la chapelle de La Clarté et la Vierge au manteau bleu serti d'étoiles dorées. Il se fait tard, enfant, voleur d'étincelles... Retour ? Mais cela signifie quoi ?

De quoi suis-je revenu ? Dans quelques jours (le 5 septembre, exactement), ce sera le 51ème anniversaire de la parution en librairie de Sur la Route du breton exilé Jack Kerouac, père présumé de la beat génération, "génération de la béatitude". Sacré bouquin ! Sept années, il l'aura attendue, cette foutue parution. Sept années ! La dernière version de On the road a été dactylographiée en avril 1951 sur un rouleau de papier de 35 mètres de long, matérialisant le flux qui parcourait l’auteur sous psychotropes. Ce long ruban de papier ininterrompu, métaphore de la route et de ce que "l'écriture jaculatoire" tissée à la gloire de Dean Moriarty (Neil Cassady), enfant voleur de voitures, ce long ruban de papier, comme la route, n'a pas de fin. Si, pourtant :  Kerouac mourut à 47 ans. A son âge, Jean Reverzy était déjà mort. Entre un médecin lyonnais sédentaire et un breton américain ne tenant pas en place, la rencontre était-elle aussi impossible ? Je l'imagine, pourtant, un instant, cette rencontre; elle se déroulerait dans un salon cossu de la Place des Angoisses, ou bien une ferme délabrée de l'Ouest américain. Et ces deux hommes qui avouèrent l'un et l'autre avoir écrit parce qu'ils allaient mourir n'auraient rien à s'avouer l'un à l'autre, rien que cette passion avide, brûlante, saissante, mortelle, peut-être : l'écriture. Quelques dix heures de route séparent le pays de Kerouac de celui de Reverzy ; quelques mètres, seulement, dans une bonne librairie, les oeuvres de Jack Kerouac de celles de Jean Reverzy : sur la ligne de la route, retour, nouveau départ. Que septembre nous soit bel et brillant, à vous comme à moi !

 

21:49 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : kerouac, littérature, reverzy, actualité | | |