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samedi, 12 octobre 2013

Modes de guerre

Remy de Gourmont décrit en octobre 1914 à quoi Paris ressemble, la guerre déclarée.  On se promène « avec autant de tranquillité » avenue de l’Opéra et sur les Grands Boulevards. Les voitures des charbonniers  sillonnent encore les rues, et ni le sucre ni le sel ne manquent. Mais, dit-il, « c’est la main d’œuvre qui fait défaut, pour donner aux matières premières le dernier perfectionnement auquel nous sommes habitués ».  Plus de pain de luxe. Plus de sucre raffiné.  Les brioches sont tolérées, mais les croissants supprimés par les autorités militaires. « Le raffinement, écrit-il, n’est peut-être qu’une manie. »

La Bourse est fermée et « manque aux gens d’affaires ». Les théâtres sont fermés et « manquent aux gens de loisir ». Le soir, cafés et restaurants  sont fermés, et c’est ce qui modifie le plus la vie parisienne. En journée, l’un et l’autre ne peuvent plus servir de l’absinthe. Dans le naufrage des distractions, seul le cinéma a survécu. Gourmont commente : « Comme le sombre drame qui émouvait la foule il y a trois mois lui semble pâle près de celui qui se passe à quelques heures de la capitale ». Le public, de toute façon, ne semble guère s’amuser.  Les tramways ne fonctionnent que dans un sens, de l’est à l’ouest, et les lignes du métropolitain sont encombrées. La plupart des grands hôtels sont fermés et les étrangers, dont Paris tire son luxe, sont absents.

L’absence des hommes, partout : le Quartier Latin a été vidé de ses étudiants et la foire aux livres des galeries de  l’Odéon est déserte. L’étalage n’a pas été renouvelé. « Les quelques hommes sont tous d’un âge raisonnable, et les femmes y semblent désemparées ». Gourmont s’étonne qu’on ait malgré tout pensé à créer une mode pour l’hiver. Ce sera « une mode de guerre » Plus de fantaisies ni d’extravagances, des jupes droites, noires, sans ornements.  Et Gourmont d’espérer qu’à la fin de la guerre, dont il sent, comme tout le monde, qu’elle risque de durer longtemps, « les arts de la paix » refleuriront. C’est, dit-il, ce qui le fait espérer. 

Peut-être, dit-il, « qu’on n’écrit plus beaucoup de romans en ce moment où un si grand nombre d’écrivains sont en villégiature dans les tranchées ».  La partie la plus jeune de la corporation est au feu et se fait tuer. On sait déjà la mort de Péguy. Et l’autre moitié, qui n’est pas mobilisée, est immobilisée. Elle ne publie plus rien, elle attend ou écrit pour elle-même ou « pour l’avenir ».

Pourtant, on bouquine beaucoup et partout, en attendant. Les cabinets de lectures sont dépourvus. Du coup, presque avec un sentiment de culpabilité, Gourmont s’est rabattu sur Romaine Mirmault, un roman d’Henri de Régnier qu’il n’aurait sans cela jamais découpé. Beaucoup de revues ne paraissent plus. Et Gourmont de conclure que le Paris en temps de guerre ressemble à ce qu’est la province en temps de paix : « on y ressent une impression de calme toute pareille » Tenir a-t-on donné comme consigne au Front. Attendre, semble répliquer l’arrière. Ce que ce parisien par vocation ne parviendra à faire. Treize mois après la mobilisation générale, Rémy de Gourmont meurt à l'hôpital d'une congestion cérébrale le 27 septembre 1915.

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16:59 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : paris, guerre1418, rémy de gourmont, littérature, théâtre, front, arrière | | |

vendredi, 08 janvier 2010

Tant de beau monde pour un poivrot !

Lorsque meurt sa mère en 1886, Verlaine perd le dernier soutien moral et matériel à même de le protéger de la misère absolue qui le guette. Errant de garnis en chambres d’hôpital (Broussais, Cochin, Tenon, Saint-Louis, Bichat) durant les neuf dernières années de sa vie, cet homme malade malgré la force de l’âge (entre 42 et 52) va passer les neuf dernières années de sa vie à Paris, dans « ce cirque d’erreur », (1) à forger à son insu son ultime légende dans le plus parfait dénuement. «Je me console avec les choses / Qui sont à ma portée et ne coûtent pas trop / Par exemple la rue où j’habite… » (2)

Tous les recueils publiés entre 1888 et 1890 (Amour, Parallèlement, Dédicaces, Bonheur) reprennent soit des textes plus anciens, soit des textes encore littéralement hantés par la vie passée. Il faut attendre 1891 et la parution de Chansons pour elle chez Vanier, puis celles de Odes en son honneur et Elégies, pour se faire une idée de ce dernier Verlaine que se partagent deux femmes : Eugènie Krantz et Philomène Boudin, dite Esther. Amour charnel, alcoolisme, insomnie, toilettes intimes, soucis d’argent, crises mystiques, disputes : « Je vais gueux comme un rat d’église / Et toi tu n’as que tes dix doigts » écrit-il à la première. A la seconde : « Notre union plutôt véhémente et brutale / Recèle une douceur que nulle autre n’étale. »

Albert Thibaudet ne sera pas tendre avec les tout derniers recueils de Verlaine (Epigrammes La Plume, 1894 et Invectives, Vanier, 1896) : « divagations incohérentes ramassées par un éditeur pratique dans les mégots du café François 1er » (Réflexions sur la Littérature, Quarto, p 52). C’est que la question du logement, il est vrai, le hante. « J’aimerais, écrit-il à Maurice Barrès, qui prend en charge les dernières années de sa vie, habiter dans le périmètre du Panthéon entre la rue Soufflot, la rue Saint-Jacques et le boulevard Saint-Michel. Provisoirement, je pourrais, s’il le fallait, loger dans mon ancien hôtel où je prenais pension. Votre tout dévoué et reconnaissance PAUL VERLAINE. » (3)

L’hôtel en question se trouve au 4 rue de Vaugirard et se nomme Le Grand Hôtel de Lisbonne. Gervais, le patron, réclame des notes impayées à Barrès. Ce dernier ne lâchera plus son messin de poète.

En août 1894, c’est lui-même qui réunira une quinzaine de souscripteurs pour lui assurer une petite rente de 150 francs, laquelle sera versée au pauvre Lelian le 10 de chaque mois jusqu’à la fin de sa vie. Quinze personnes, dont il note dans un dossier « Verlaine » les noms : Mesdames : comtesse Greffulhe, duchesse de Rohan, comtesse René de Béarn ; Messieurs Henry Bauër, Paul Brulat, François Coppée, Léon Daudet, docteur Jullian, Jules Lemaître, Magnard, Mirbeau, Robert de Montesquiou, Jean Richepin, Sully Prudhomme, Maurice Barrès.

Pour sauver Verlaine dans « la société », ne demeure que son talent : En 1895, dans Réflexions sur la vie, Rémy de Gourmont énonce celle-ci : « M. Fouquier, que l’on croyait calmé, s’est réveillé tout à coup, comme le serpent caché sous les feuilles mortes, - et il a lancé son venin sur le pauvre Lélian. Venin perdu, mais quel joli ton de mépris protecteur dans cette phrase d’un journaliste parlant d’un grand poète : Nos voies furent différentes ».

Verlaine est mort le mercredi 8 janvier 1896 à 19 heures d’une congestion pulmonaire, après une mauvaise chute de son lit au 39 rue Descartes, chez madame Krantz, ouvrière à la Belle Jardinière. Il avait 52 ans. Ses obsèques sont prononcées à Saint-Etienne du Mont. Il est inhumé le lendemain 9 janvier, au cimetière des Batignolles.

« Stupeur du quartier le jour de l’enterrement, note Barrès : Quel changement ! Tant de beau monde et le représentant du ministre, pour ce poivrot qui vivait chez une fille. Madame Krantz m’a dit :

 -J’employais si bien votre argent Je lui avais acheté un bel habit complet à la Samaritaine. Il est là, tout plié !

Cela est vrai. Elle fit bon emploi de l’argent (…).

Avant l’église elle dit encore :

-Si Esther vient, je fais un scandale.

On lui dit :

-Non. Vous avez eu Verlaine toute seule. Votre rôle a été admirable. Il faut faire des sacrifices. Vous ne pouvez exiger qu’Esther n’entre pas à l’église. L’église est pour tous.

Elle accepta. Mais de ma place je voyais cette terrible figure de grenouille, face plate, large convulsée par la douleur, qui se tournait, surveillait la porte.

Au cimetière, elle se penche sur la fosse : Verlaine ! tous les amis sont là. Cri superbe. Et voilà pourquoi il l’aimait. Il fallait bien qu’elle eut quelque chose, cette naïveté, ces cris d’enfant. »


Et Jules Renard, lui, en date du 9 Janvier : « L’enterrement de Verlaine. Comme disait cet académicien, les enterrements m’excitent. Cela me redonne une vitalité. Lepelletier avait des larmes plein la bouche. Il s’est écrié que la femme avait perdu Verlaine : c’est au moins de l’ingratitude pour Verlaine. Moréas a dit : Certes !

Barrès a bien la voix qu’il faut quand on parle sur une tombe, avec des sonorités de caveaux et de corbeau. Il a, en effet admirablement parlé des jeunes, bien que Beaubourg prétende qu’il ait un peu tiré à lui la couverture car c’est plutôt Anatole France qui a fait Verlaine. Avant de parler, il avait passé son chapeau à Montesquiou. J’ai eu un moment l’envie d’applaudir avec ma canne sur la tombe, mais si le mort s’était réveillé ?

Mendès a parlé d’escalier aux marches de marbre léger qu’on monte au milieu de lauriers-roses vers des cierges qui rayonnent. C’était très joli, et ça pouvait s’appliquer à tout le monde.

Coppée a été applaudi au début. On s’est refroidi quand il a retenu sa place près de Verlaine dans le Paradis. Permettez, permettez !

Mallarmé. Il faudra relire son discours. Lepelletier a fait une profession de foi matérialiste, bien qu’il n’y eût pas d’électeurs. La grande qualité de Barrès, c’est le tact. Il réussirait à bien dire, même la bouche pleine. »

Jules Renard, Journal, 9 janvier 1896

 

Le meilleur pour la fin : Dans son article le Solitaire (Le Figaro, 18 janvier 1896), Zola venait de ranger Verlaine parmi « les génies malades » admirés seulement de quelques « disciples obscurs » – occasion pour lui d’opposer « à cette figure d’artiste maudit sa propre vision de l’écrivain, libre et courageux et mettant au service de la vérité le pouvoir qu’il détient du fait de son audience » (4) Léon Bloy dans son journal, le 1er février, offre toute la mesure de son incomparable talent de polémiste en commentant cet article :

« Pauvre Verlaine au tombeau ! Dire pourtant que c’est lui qui nous a valu cette cacade ! Pauvre grand poète évadé enfin de sa guenille de tribulation et de péché, c’est lui que le répugnant auteur des Rougon-Macquart enragé de se sentir conchié par des jeunes, a voulu choisir pour se l’opposer démonstrativement à lui-même, afin qu’éclatassent les supériorités infinies du sale négoce de la vacherie littéraire sur la Poésie des Séraphins. Il a tenu à piaffer à promener toute sa sonnaille de brute autour du cercueil de cet indigent qui avait crié merci dans les plus beaux vers du monde.

-Te voilà donc une bonne fois enterré ! semble-t-il dire. Ce n’est vraiment pas trop tôt. A côté de toi, je ressemblais à un vidangeur et mes vingt volumes tombaient des mains des adolescents lorsqu’ils entendaient tes vers. Mais à cette heure, je triomphe. Je suis de fer, moi. Je suis de granit, je ne me soûle jamais je gagne quatre cent mille francs par mois et je me fous des pauvres. Qu’on le sache bien que tous les peuples en soient informés, je me fous absolument des pauvres et c’est très bien fait qu’ils crèvent dans l’ignorance. La force la justice, la gloire solide, la vraie noblesse, l’indépassable grandeur c’est d’être riche. Alors seulement, on est un maître et on a le droit d’être admiré. Vive mon argent, vivent mes tripes et bran pour la Poésie !

Admirons le flair de cet incomestible pourceau. On a pu braire des lamentations sur la charogne du fils Dumas ou de tels autres bonzes du succès facile sans qu’il intervînt. La fin prochaine du glabre Coppée ne le troublera pas davantage. Ceux-là ne le gênent ni ne le condamnent. Mais Verlaine ! c’est autre chose !

Il s’élance alors comme un proprio furibond sur un locataire malheureux qui déménagerait à la cloche de bois.

-Un instant gueule-t-il, vous oubliez qu’il y a Moi et que je suis Moi et que tout ici appartient à Moi. Le garno littéraire est mon exclusive propriété ; je ne laisserai rien sortir. Je suis un travailleur, MOI ! j’ai vendu beaucoup de merde, j’en ai fait encore plus, et je vitupère les rêveurs qui ne paient pas leur loyer… »

Léon Bloy, Journal I par Pierre Glaudes, Bouquins.

 

Ce même 1er février 1896, tandis que le pèlerin de l’Absolu lançait sa foudre, La Plume éditait un petit texte de Stéphane Mallarmé, Enquête sur Verlaine :

Quelles sont les meilleures parties de l’œuvre ? Tout, répond-il «de loin ou de près, ce qui s’affilie à Sagesse, en dépend, et pourrait y retourner pour grossir l’unique livre : là, en un instant principal, ayant écho par tout Verlaine, le doigt a été mis sur la touche inouïe qui résonnera solitairement, séculairement. »

Et quel est son rôle dans l’évolution littéraire ? « L’essentiel et malin artiste surprit la joie, à temps, de dominer, au conflit de deux époques, l’une dont il s’extrait avec ingénuité ; réticent devant l’autre qu’il suggère ; sans être que lui, éperdument – ni d’un moment littéraire indiqué »… Rémy de Gourmont, dans un article dont on peut lire ICI l’intégralité, écrivit à propos de ce triste jour des funérailles de Verlaine :

« Un événement qui, dans les temps anciens, aurait eu l'importance d'un présage, vint encore accroître l'impression produite par la mort du poète. Dans la nuit qui suivit ses funérailles, le bras de la statue de la Poésie qui décore le faîte de l'Opéra, se détacha en même temps que la lyre qu'il soutenait, et vint tomber sur le sol, à l'endroit même où avait passé, dans une apothéose, la dépouille mortelle de Paul Verlaine. Les journaux relatèrent cet accident dans la colonne des faits-divers, mais les dévots du poète virent là comme un symbole. »

 

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J’ai cherché quelles avaient été, in fine, les dernières paroles rimées du pauvre Lélian. Dans l’édition des Oeuvres poétiques complètes proposées par Bouquins, j’ai découvert à la page 694 ce poème, daté de décembre 1895, le plus proche de la date fatale, titré justement MORT, dont voici la toute dernière strophe :

 

« La mort que nous aimons que nous eûmes toujours

Pour but de ce chemin où prospèrent la ronce

Et l’ortie, ô la mort sans plus ces émois lourds,

Délicieuse et dont la victoire est l’annonce ! »

 

A écouter, enfin, ce texte de Paul Fort que nous offre Brassens :

 



(1)  Retraite (vers non publiés)

(2) Intermittences (idem)

(3) De l’hôpital Broussais, rue Didot, salle n° 1, le 21 décembre 1888 :

(4) Cité par Pierre Glaudes, Léon Bloy, Journal I, note 2 page 707

jeudi, 27 août 2009

Bergère, ô Tour Eiffel

Gustave.jpg« Le billet de 200 francs à l’effigie de Gustave Eiffel (1832-1923) rend hommage au génie créatif et au talent de cet ingénieur à travers son chef-d’œuvre le plus connu, la Tour Eiffel, construite pour l’Exposition universelle de 1889. La Tour Eiffel illustre à merveille la révolution que constitua l’introduction du fer dans l’art de la construction et symbolise l’esprit d’invention et de découverte de la fin du XIXe siècle. »

C'est ainsi que la BdF présente au public l'émission, fin octobre 1996, de son nouveau billet de 200 francs. Il fait partie de la dernière gamme du Franc, gamme hyper sécurisée (filigrane, strap, motifs à couleurs variables, encre incolore brillante,  transvision, microlettres, numérotation magnétique, code infrarouge...) où l'on rencontre également  le Saint Exupéry, le Cézanne et le Curie.

Ces billets de la dernière série, qui ressemblent à des coffre-fort de papier, sont de véritables allégories de la société qu'on met alors en place, monde de codes, d'alarmes et de surveillance-vidéo : Sont-ils encore des francs ( rappelons que franc signifie libre ) ou déjà des euros ?  La question demeure pendante.

Ce que le prospectus de la Banque de France omet de dire, c'est qu'Eiffel et sa Tour ont remplacé in extremis un autre projet consacré aux frères Lumière et au cinéma, projet brusquement abandonné en raison d'une polémique quant à l'attitude des deux frères durant le gouvernement de Vichy.

 

Au recto, le portrait de Gustave Eiffel se détache devant la silhouette du viaduc de Garabit, construit entre 1880 et 1884 dans le Massif central. Eiffel a la barbe bien coupée et la mèche dynamique des sages élèves de la Modernité. Il regarde vers la gauche (vers le passé, dit-on). De part et d’autre de l’arche métallique du viaduc, des lignes courbes violettes, bleues, rouges et jaunes — inspirées d’une étude aérodynamique du patron — forment des cercles concentriques et symbolisent le mouvement. À l’arrière plan du portrait, on distingue le détail d’une charpente évoquant la Tour Eiffel, dont la structure métallique seule pèse 7.300 tonnes (avec les équipements, le poids total de la Tour s’élève à plus de 10 000 tonnes).

 

 

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Au verso, une vue de la Tour Eiffel et du Champ de Mars lors de l’Exposition universelle de 1889. Au loin, le dôme du Palais des Beaux-arts ainsi que la verrière de la Galerie des Machines, construite à l’occasion de la même exposition et démolie au début du XXe siècle. En haut, à gauche du filigrane, une partie de la structure métallique de la Tour Eiffel est reproduite de manière symbolique ; lors de la construction de l’ouvrage, 2 500 000 rivets ont été utilisés pour assembler les quelques 18 000 pièces composant l’édifice. Au pied de l'édifice, quelques silhouettes de Parisiens de la Belle Epoque : les messieurs ont des gibus et les dames portent ombrelles et crinolines.

Devant tant de ferraille en hauteur, la bêtise elle-même est devenue lyrique, la sottise a médité, l'étourderie a rêvé; il tombait de là comme un orage d'émotions. On chercha à le détourner, il était trop tard, le succès était venu, écrivit Rémy de Gourmont en 1901 dans Le Chemin de Velours. »

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« Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire français menacés, contre l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de Tour de Babel... » : Tout le monde connait la pétition des artistes contre l'érection de la Tour, qui parut dans le Temps du 14 février 1887, parmi lesquels on retrouve François Coppée, Alexandre Dumas fils, Gérôme, Charles Gounod, Leconte de Lisle, Guy de Maupassant... Dans la polémique qui alors faisait rage, on retrouve toujours la comparaison avec Notre-Dame de Paris, et l’opposition entre leurs hauteurs réciproques, leurs matériaux réciproques – et ce débat entre pierre et fer n’en était qu’à son commencement – leurs structures et leurs rôles dans la cité réciproques. En face de la maison du Seigneur s’élevait en effet la Tour du Commerce universel.

« Nul monument, depuis les cathédrales et peut-être depuis les pyramides, n'a remué comme la tour Eiffel la sensibilité esthétique de l'humanité

 

 

Léon Bloy consacre un article entier (qu'on peut trouver dans Belluaires et Porchers) à la promenade qu'il effectua dans les entrailles de cette nouvelle « Babel de Fer » alors qu'elle n'était qu"en cours de construction:

« J’aime Paris qui est le lieu des intelligences et je sens Paris menacé par ce lampadaire véritablement tragique, sorti de son ventre, et qu’on apercevra la nuit de vingt lieues, par-dessus l’épaule des montagnes, comme un fanal de naufrages et de désespoir. J’en appelle, néanmoins l’achèvement de tous mes vœux, parce qu’il faut, une bonne fois, que les prophéties s’accomplissent et parce que j’ai le pressentiment que cette quincaillerie superbe est attendue par les destins.

Ah ! Ce noble Paris, comme il ne sera plus rien du tout, aperçu de cette hauteur ! Il s’humilie déjà bien assez du point où les ferrailleurs sont parvenus. Il lui faudra donc rentrer sous terre, quand on aura boulonné sur son front de gloire quelques dizaines d’arbalétriers de plus.

Et puis cette tour, on ne la sent pas fraternelle comme les autres monuments de Paris. Elle ressemble à une étrangère d’Orient, et on devine qu’elle n’aura jamais pitié de nos pauvres. »

 

 

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vendredi, 19 juin 2009

Bétise et lieux communs

Notre quotidien, quel qu’il soit (& qui que nous soyons), nous ramène toujours aux mêmes tâches, aux mêmes pensées, aux mêmes remarques, déterminant notre vision du monde et le rapport souvent cliniquement désabusé que nous nourrissons avec lui. Cela m’a toujours frappé, la manière dont un médecin dit toujours « les malades » ou « les patients », un commercial ou un commerçant « les clients », un professeur « les élèves », un concierge « les résidents », un théâtreux « les spectateurs », un politique « les électeurs» et au final, pour parler de tous ceux qui ne sont pas encore tombés entre ses pattes, un gardien de morgue « les vivants ». Généralement, à cette portion de l’humanité avec laquelle sa profession le met en contact, avec ce qu’il est commun d’appeler « les autres » on accole une caractéristique générale : ainsi, les malades deviennent de plus en plus procéduriers, les résidents de plus en plus sales, les élèves de plus en plus nuls, les vivants (sans doute) de plus en plus nombreux, etc.… (1) C’est un effort quotidien de ne pas se laisser enfermer dans ce type de représentations, et dans l’ensemble des lieux communs qui vont avec. L’écrivain Rémi de Gourmont, dans sa réflexion sur les lieux communs (2), définit cet effort comme étant une « dissociation des idées » trop rapidement accolées l’une avec l’autre. Effort que je répugne une fois sur deux à faire, je l’avoue, tant je vois qu’autour de moi, peu de gens y consentent. Si par exemple une part de moi vit avec l’idée que les élèves sont nuls, c’est d’une part parce que je lis depuis trop longtemps leurs copies, d’autre part parce que ça m’arrange de le penser. Cela m’arrange doublement : d’une part, cela me permet de penser cette nullité comme une sorte de fatalité. D’autre part, lorsque j’en rencontre qui ne le sont pas, cela crée une bonne surprise. Une excellente, même ! Dans son essai, Rémi de Gourmont poursuit : « L’homme associe les idées non pas selon la logique, selon l’exactitude vérifiable, mais selon son plaisir et son intérêt. C’est ce qui fait que la plupart des vérités ne sont que des préjugés. »

Ainsi pense-t-on trop vite et trop souvent que c’est la simple bêtise qui est à l’origine de la plupart des lieux communs : trop rarement, parce que sans doute cela nous dérange, que c’est, en effet, le plaisir ou l’intérêt.

 

(1) Un professeur me manifestait l’autre jour sa surprise devant le choix précoce (fin de seconde) d’une de ses élèves qui veut être thanatologue : Après réflexion, nous avons convenu que c’était un bon choix qui, au vu du sort qui nous attend tous et vu le nombre que nous sommes, risque de la mettre durablement à l’abri du chômage.

(2) Rémi de Gourmont, La culture des Idées (1900)

vendredi, 19 septembre 2008

Vidéo surveillance et lieux communs (2)

« L'homme, malgré sa tendance au mensonge, a un grand respect pour ce qu'il appelle la vérité », note Rémi de Gourmont dans la Culture des Idées (page 48, titre ré-édité par Bouquins, l'an dernier). Il explique ce respect par le besoin que l'individu a de conduire son existence en se sentant dans le vrai : C'est, dit-il, que « la vérité est son bâton de voyage à travers la vie ». Si la métaphore est bien éculée, c'est qu'elle énonce une évidence, effectivement. Mais comme la vérité n'est pas aussi aisée à connaître que cela, des siècles de pratique philosophique en sont la preuve, Gourmont explique que le cerveau de l'homme civilisé ( du bourgeois, dirait Léon Bloy) est devenu une fabrique de lieux communs, où incessamment s'associent à des idées anciennes des idées plus nouvelles, donnant naissance à ce monstre de stupidité certain de ses droits qu'est le lieu commun... « Le cerveau de l'homme civilisé, dit-il, est un musée de vérités contradictoires ».

Les débats sur la vidéo-surveillance, qui n'ont pas fini d'être tenus au sein de nos opulentes, frileuses et dogmatiques démocraties sont un bon exemple de cette désolante manufacture à lieux communs : l'opulence de nos sociétés - de quelque ordre qu'elle soit- génére de l'envie, et cette envie de l'insécurité. Les modes de vie que nous avons adoptés vaille que vaille ont fait de nous des créatures de plus en plus assistées, autant sur le plan économique (le crédit, les aides multiples) technologique (ça se passe d'illustrations) qu'intellectuel (ah! les sacro-saints experts, les spécialistes et les conseillers en tous genres, ceux-là même qu'un honnête homme du temps de Fénelon aurait appelé "les pédants..."). La vulnérabilité qui en découle génère en nous et presque à notre insu une sorte de besoin non pas d'ordre mais au moins de sécurité, et ce besoin, relève du fait; un fait que beaucoup de citoyens assimilent par ailleurs à un droit (la confusion est vite effectuée). Dans la société du spectacle, le besoin de sécurité est entré en conflit avec un droit que garantit depuis plusieurs siècles la Constitution, droit plus abstrait mais néanmoins vital pour chacun d'entre nous :  la liberté.

Revenons à Gourmont, page 49, cette fois-ci.

« Un grand nombre de lieux communs ont une origine historique : deux idées se sont unies un jour sous l'influence des événements et cette union fut plus ou moins durable. (...) Les idées isolées ne représentant que des faits ou des abstractions, pour avoir un lieu commun, il faut deux facteurs. Il faut, c'est le mode de génération le plus ordinaire, un fait et une abstraction. Presque toute vérité, presque tout lieu commun, se résout en ces deux éléments. »

Et c'est ainsi qu'après avoir résisté massivement à l'utilisation quasi générale de la videosurveillance au nom d'un concept auquel ils sont attachés (la Liberté), les Français sont en train, lentement, de retourner leurs vestes, parce qu'on les a persuadés à coups de lieux communs régulièrement assénés - c'est peut-être à cela que servent aussi les campagnes électorales -  que la videosurveillance serait capable non seulement de ne pas entraver « 'leurs libertés fondamentales », mais bien plus, qu'en garantissant leur sécurité, elle garantirait du même coup leur liberté : Si l'argument est, en bonne logique, imparable, le lieu commun est bel et bien là, installé comme un « Grand Frère » qui risque de protèger encore longtemps notre sommeil contre les mauvais coups du vilain grand méchant Sort. Car cette liberté dorénavant fragmentée en deux (les libertés fondamentales que protègent des caméras et celles qui le seraient moins, qu'elles assassinent) n'est plus un Concept ou un Idéal. Elle devient, au même titre que la sécurité, un simple fait, comme boire et manger, mais pas penser ; c'est à dire quelque chose qu'on peut réguler, gérer, surveiller...

 « Y-a-t-il encore une vie intellectuelle en France ? », s'interrogeait je ne sais plus qui, il y a déjà quelques années. Devant la gueule narquoise de la caméra qui non seulement nous débite son catéchisme le soir à la Télé, mais aussi nous transforme en images surveillées à chaque coin de rues, de gares ou de grands magasins, santons bizarrement uniformes et tristement décolorés sur des écrans policiers, j'ai bien peur que se poser la question ne devienne, aux yeux même des partisans de la vidéosurveillance (qui sont aussi producteurs du lieu commun érigé en Bible à tout faire), la preuve d'une maladive parce qu'incorrigible fatuité... Un avis, autrement dit, dont on peut se passer.

 

22:46 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : rémy de gourmont, vidéo-surveillance | | |

Vidéosurveillance et lieux communs

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Chhhhuuuttttt !!!

Vous êtes filmés. Pour lire, c'est au-dessus, pour commenter, c'est au-dessous.

11:39 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : politique, rémy de gourmont, actualité, société, vidéosurveillance | | |