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dimanche, 20 novembre 2011

Corneille de poche

On ne m’a pas élevé dans le culte forcené de l’enrichissement, mais dans le simple respect de l’argent. Tout billet gagné représentait un effort quotidien, dans ce temps-là de mon enfance. Je ne reverrai jamais, devant les colonnades du théâtre du Château de Versailles, le buste de Corneille, coiffé de sa mince calotte et nanti de sa fine impériale, siégeant au centre de trophées d’armes et de bouquets de fleurs blanches, bleues et roses, sans me représenter aussitôt le visage de ma grand-mère maternelle qui, lorsqu’elle m’en tendait un, prenait pour le toucher infiniment de précautions. Surtout s’il était neuf, et, tel une bûche dans l’âtre, s’il bruissait encore du secret sortilège de sa fabrication dans les imprimeries de la Banque de France. Le craquer, comme on disait à l’époque, ou mieux, le flamber, c’était vraiment détruire quelque chose. Il y avait bien comme cette superstition dans son regard bleu, derrière ses modestes lunettes. Elle me le tendait quand même, refusant de connaître l’usage que j’en ferai.

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Un cent francs Corneille, pourtant, ne figurait à cette époque qu’un cinquième de ce fameux Pascal, dont je ne me souviens guère avoir vu traîner chez moi l’effigie sur un coin de table. C'est qu'un Pascal représentait en pouvoir d'achat quelque chose comme quatre mille francs, et un Corneille sept cents, à cette époque-là. Le cent francs Corneille vit le jour en 1964 et fut retiré de la circulation en 1979, ce qui lui fit une durée de vie de quinze ans. Somptueux teen-ager, qui ne connut jamais la gauche au pouvoir, mais qui vibra avec tout un petit peuple dans les belles espérances de l'avant-Mitterand.

Dans la longue et belle dynastie des billets de cent francs, l'auteur de l'Illusion Comique se glisse entre un empereur (Bonaparte) et un peintre (Delacroix). Cela tombait bien, lui qui, d'Auguste à Néron,  peignit le caractère de tant d'empereurs sur la scène.  « Prends un siège Cinna... Rome, l'unique objet de mon ressentiment... cette obscure clarté qui tombe des étoiles... »

La présence du dramaturge dans le porte-monnaie de chacun, n'était-ce pas aussi la lumineuse trace de l'existence, dans l'esprit de chacun, et ce même sous la forme de ritournelles ressassées, des vieux hémistiches scolaires qui s'y étaient logés ? Le buste de Corneille sur un billet de cent francs rappelant mieux que n'importe quel sermon la primauté intellectuelle des Belles-Lettres et celle du théâtre sur le monde grossier de la finance, et la pérennité de la langue classique sur la misère de la nov'langue.

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lundi, 26 septembre 2011

La monomane de l'envie

La brève existence de Géricault, dont quelques amateurs enchantés fêtent aujourd’hui l’anniversaire de naissance, est si éloignée de nos références et de nos soucis quotidiens qu’on a l’impression en parcourant des yeux les étapes de sa vie d’un personnage aux contours aussi intransigeants qu’irréels, comme l’Empire et ses prodigieuses batailles en produisirent dans quelques grands romans avant que le pays ne perdît à jamais tout sens et tout goût de sa grandeur. Songer qu’il est mort à 32 ans après avoir laissé je n’ose dire des tableaux mais bien plutôt des images, comme Le chasseur de la Garde ou encore Le Radeau de la méduse-  des images au sens propre monumentales au même titre que l’Arc de Triomphe ou la Madeleine,  mort à 32 ans après avoir été mousquetaire de Louis XVIII  (il y a là quelque chose de déjà comiquement anachronique) - des conséquences d’une chute de cheval doublée d’une ruine financière, comme si la Terre brusquement n’avait plus voulu de lui, songer à Géricault, à ces trois syllabes aux accents inévitablement bibliques telle cette  route sinueuse qui, de Jérusalem à Jéricho dévale les monts de Judée et sur laquelle le Christ rencontra le bon samaritain, ces trois voyelles si claironnantes et si fermées, si passionnées, si colorées aussi.

Le musée de Lyon possède l’un des cinq portraits de folles peints par le jeune Théodore pour  le médecin chef de la Salpêtrière, le docteur Georget, qui était aussi son ami.  Même si ce sont probablement  des œuvres de commande, se découvre quelque chose de très moderne dans l’intérêt de Géricault pour ces folles anonymes, qui contraste avec ses tableaux historiques à la Vigny. Une sorte de face à face troublant avec les coulisses de la gloire. La monomane de l’envie, (dite aussi La Hyène de la Salpêtrière) m’a toujours fait penser au personnage de la cousine Bette, l’ouvrière en passementerie « énergique à la manière des montagnards », l’héroïne d’un des romans de Balzac les plus à mon goût. Balzac et Géricault ne reposent pas très loin l'un de l'autre, au Père-Lachaise. C’est ce rapport étroit entre folie et pauvreté, cette peinture du manque comme de la peur de manquer et finalement son dépassement dans la folie de l'envie qui, je crois, fascine en cette peau terne, ces sourcils froncés, cet œil vif, ces lèvres effilées, tout comme dans le portrait de Lisbeth Fischer, l'héroine balzacienne : 

« Cet esprit rétif, capricieux, indépendant, l’inexplicable sauvagerie de cette fille, à qui le baron avait par quatre fois trouvé des partis (un employé de son administration, un major, un entrepreneur des vivres, un capitaine en retraite), et qui s’était refusée à un passementier, devenu riche depuis, lui méritait le surnom de Chèvre que le baron lui donnait en riant. Mais ce surnom ne répondait qu’aux bizarreries de la surface, à ces variations que nous nous offrons tous les uns aux autres en état de société. Cette fille, qui, bien observée, eût présenté le côté féroce de la classe paysanne, était toujours l’enfant qui voulait arracher le nez de sa cousine, et qui peut-être, si elle n’était devenue raisonnable, l’aurait tuée en un paroxysme de jalousie ». 

(Balzac, La cousine Bettte, ch. 4)

 

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La Monomane de l’envie, Musée des Beaux-Arts, Lyon

 

Géricault comme Balzac sont deux mythes français tels que le pays n'en produira jamais plus, car nous avons définitivement changé d'échelle, de monde et de culture. Mourir comme Balzac, aujourd'hui, mourir à 51 ans, c'est mourir jeune. Que dire  de mourir à 32 ans, comme Théodore Géricault ? Pourtant, aucun de ceux qui meurent aujourd'hui à 32 ou 51 ans d'un accident ou d'une maladie n'ont produit Le Radeau de la Méduse ou la Comédie Humaine. Cela ne se peut plus, l'époque s'y refuse, n'en fournit plus la nécessité ni les moyens et l'on ressent comme un vertige à se sentir à la fois si proches et si éloignés de ces artistes, dont seulement pourtant quelques générations nous séparent. 

 

 

vendredi, 18 février 2011

Le billet d'Alceste

Une nouvelle édition de la Pleïade de Molière, à l'occasion de l'anniversaire de sa mort, qu'on fêtait hier. J'apprends ça ce matin, en lisant cet article de JLK. Ici, c'est l'esprit maison, les billets sur des billets qu'on republie sans fin. La billeterie (billet heri). Le Misanthrope et Le Malade imaginaire sont les deux pièces de Molière que je préfère.  Texte publié en décembre 2008 :

 

Le premier authentique dramaturge que la finance choisit d’honorer fut un comique : lors du passage au nouveau franc, c’est le visage de Molière qui orna la coupure dont le montant était le plus élevé, soit 500 NF. Le pouvoir d’achat de cette coupure qui circula du 2 juillet 1959 au 6 janvier 1966 avoisinait alors les 600 euros.

En son centre, un regard bleu, chatoyant, mélancolique et apaisé. Les plis d'une cascade de mèches, épaisses, grises et bouclées, perruque dont ce grand extravagant qui fit un jour Alceste semble comme embarrassé, épandu le long de son visage encore jeune, et tombant en boucles sur son pourpoint marron, recouvrant ses épaules de noueuses arabesques ; pour encadrer de plus haut et de plus loin cette opulente perruque, et pour cerner véritablement son fin visage, le drapé rouge du rideau de scène dont il a su, lui, si superbement enrober tous les Tartuffe, les monsieur Jourdain, les Philaminte, les Célimène et les Argan de son siècle comme des siècles suivants.

 

 

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Ceux qui servirent de modèles à ses caractères, on les découvre assis côte à côte, tapissant le fond de la vignette. Sont-ils venus dans ce théâtre afin de vraiment rire d'eux-mêmes ? Côte à côte, alignés, des hommes portant chapeaux à plumes, des femmes décolletées, ceux dont pour les corriger, disait le polémiste, il fallut porter les vices, les humeurs et les passions sur la scène. L'une, chuchotant à sa voisine quelque ragot doré, l’autre, incliné pour épier le jeu des violons en train de s’accorder dans la fosse d’orchestre. Le souci apporté à la peinture de chaque ruban, de chaque dentelle, le soin visible du graveur pour chaque détail : ces figurines vertes, rouges, brunes ou bleues, disposées en rangs en cette vieille salle du Palais Royal tels les santons d’une crèche, ne sont pourtant que reproduit, d’après un tableau de Mignard, sur la vignette de ce billet, représentation de la représentation d’une représentation dans la copie d’une copie d’une copie…

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Sur le verso, ce même regard, mais plus brun, le sourcil rehaussé, l’air d’attendre quelque chose. Un soupir ? Un aveu ? Une consolation ? Une recette, peut-être. Le dramaturge, on le sait, tenait le compte de ses registres avec la même soucieuse minutie que celui des syllabes de ses alexandrins.

Des lèvres fines, en tout cas, sur le point de murmurer quelque chose à notre oreille. Un mot, un simple mot nous retenant là, simplement, auprès de lui, de ses avares, de ses misanthropes, de ses faux-dévots, auxquels tant des nôtres ressemblent.  Molière. Molière nous murmurant à l’oreille de ne pas quitter si vite son théâtre, si inconsidérément s'éloigner de sa rime : Quel arôme, quel bouquet imprévisible, issu de quel siècle,  de quelles lointaines années me reviennent en mémoire ?  Une rêverie de masques et de rires, de paroles et d’images, autant dessinées que vécues émanant de ce billet mélancolique.  Quelques répliques lestes, surgies tout droit de cet Illustre Théâtre où l'on donnait ce jour-là une scène du Malade Imaginaire, répliques répercutées depuis lors de salles de patronage en préaux d’école, et dans un tablier de fortune, un fichu de servante noué sur la tête, voici que lentement le cartouche vibre, et Toinette, Toinette qui s’écrie   :

-Elle ne le fera pas, vous dis-je !

- Elle le fera, où je la mettrai dans un couvent.

- Vous ?

- Moi !

- Bon !

- Comment, bon ?

- Vous ne la mettrez pas dans un couvent !

- Je ne la mettrai pas dans un couvent ?

- Non

- Non ?

- Non !

- Ouais ! Voilà qui est plaisant ! Je ne mettrai pas ma fille dans un couvent, si je veux ?

- Non, vous dis-je

- Qui m'en empêchera ?

- Vous-même !

- Moi ?

- Vous n’aurez point ce cœur-là !

- Je l’aurai !

- Vous vous moquez !

- Je ne me moque point  (...)

- Bagatelles ...

- Il ne faut point dire bagatelles

Ce n’est pourtant seulement, encore une fois, qu’une toile de comédie, un vieux papier peint lisse et plat, lui-même inspiré d’une ancienne gravure, tiré à des millions d’exemplaires. Mais de ce billet voila que les arabesques et les tons, les figures et les nombres, les alexandrins et les rires des francs, de tant de Francs,  anciens et familiers, commencent à s’animer, à tournoyer ; et d’un monde englouti, voilà qu’ils voltigent : « Doucement, Monsieur, vous ne songez pas que vous êtes malade ! »

La langue, langue presque parfaite, du Misanthrope :


PHILINTE

Qu'est-ce donc ? Qu'avez-vous ?

ALCESTE

Laissez-moi, je vous prie.

PHILINTE

Mais encor dites-moi quelle bizarrerie... .

ALCESTE

Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

PHILINTE

Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.

ALCESTE

Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.


Sur les registres de la troupe de Molière, le 26 février 1673, on peut lire : « On n’a point joué dimanche 19 et mardi 21 à cause de la mort de M de Molière, le 17ème, à dix heures du soir ».

Au centre du billet, ce regard bleu, chatoyant, mélancolique et apaisé ...

 

 

 

 

A propos de Molière, lire aussi :

http://solko.hautetfort.com/archive/2008/07/15/vie-de-troupe.html

 

 

Les billets de la même séries sur ce blogue (suivre les liens en cliquant sur les noms)

Victor Hugo, Richelieu, Henri IV & Bonaparte.

 

Le billet 500 francs Clémenceau, qui n'a jamais été publié pour des raisons politiques, ce qui explique la longévité du Molière, qui perdura dans le pli onctueux des portefeuilles jusqu'en 1968

 

10:43 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : molière, billets français, littérature, théâtre | | |

samedi, 29 janvier 2011

Andromaque, je pense à vous

Aujourd'hui, anniversaire de la mort de Racine. Occasion de publier à nouveau ce billet : 

 

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Dans l’écusson bleu,  en bas et à gauche de la vignette, presque invisible, nage un cygne, un cygne solitaire. Suffisant, déjà, pour conférer à ce billet une élégance particulière et énigmatique.  « Le vierge, le vivace, le bel aujourd’hui », le cygne, depuis Mallarmé devenu l’emblème même de l’alexandrin – ne rappelle encore, dans un coin de ce billet, que les armoiries concédées à Jean Racine par Louis XIV, « d’azur au cygne d’argent ». Le tragique au visage replet a le chef surmonté d’une haute perruque bleuâtre. Derrière lui (derrière Racine, derrière l'historiographe du Roi-Soleil), cette étroite cour de terre battue qu’on distingue entre quelques  bâtiments, ne ressemble-t-elle pas à l’enceinte d’un lycée qui serait déjà napoléonien et dans lequel s’étudieraient depuis des siècles les tirades de Phèdre et d’Athalie :   « N’allons pas plus avant. Demeurons, chère Oenone… Un songe (me devrais-je inquiéter d’un songe ?)». La cour, je dis bien la cour vide (quand chacun est en cours) d’un vieux lycée perdu dans une sorte de province coupée de tout et résolument éternelle – oui, cela existe, les provinces résolument éternelles - L'eau des rivières y demeure à jamais potable, et les monuments aux morts y sont régulièrement fleuris. Anacoluthe : on y étudierait encore du grec et du latin, on y composerait même des tragédies, imitées à l’exemple d’Eschyle ou bien de Sénèque. On se défierait dans des concours de rhétorique, quelques précaires mais suffisantes connaissances mythologiques y suffiraient. Derrière le visage de Jean Racine, non, non, ce n’est donc plus l’abbaye de Port Royal des Champs, non, ce n'est pas non plus le Louvre, c’est...   En filigrane,  la tête d’Andromaque : « Le spleen, expliquait d'un ton docte le professeur de français, c’est la douleur intense qui survit au renoncement à l’idéal. Il se peut que ce soit aussi une forme de salut pour le poète. Andromaque lui apparaît alors comme la dernière incarnation sensible de la grandeur dans ce Paris que la modernité a la fois embellit et prostitue».  Quel vieux lycée, oh, quel vieux temple de l'alexandrin, dans lequel les vers de Racine, et ceux de Baudelaire, et ceux de Mallarmé se croiseraient en nouant la gorge des récitants comme sont noués les plis en ce pourpoint carmin de Racine, comme le désordre indocile et beau du col bouffant qui s’en échappe, et me rappelle trop vivement, trop brutalement, l’élégance, désabusée du paysage en ruine, et néanmoins dressé de jeunesse et d’orgueil, ces quelques mots ont valeur de mètre, et derrière ce poète, cet autre encore, ayant valeur de maître :

 

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Aussi devant ce Louvre une image m’opprime 

 

Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous...

 

Ce billet magnifique a été imprimé du 7 juin 1962 au 3 juin 1976. Il remplaçait le 50 NF Henri IV et fut remplacé par le 50 Frs Quentin de la Tour. Jean Racine est né le 22 décembre 1639 et mort le 21 avril 1699,  soixante ans.

12:17 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : littérature, théâtre, racine, billets français, lycée | | |

samedi, 17 juillet 2010

Cinq cents francs...

Le cinq cents francs, dit Rose et Bleu, demeure l'un des billets les plus larges qu'on n'ait jamais imprimé en France. Pas large comme mon avant-bras, mais presque...A ma connaissance, il n'y a bien que le Flameng 5000 francs qui fut plus gourmand que lui en papier. La première fois que j'en ai tenu un exemplaire entre les mains  (car c'est malgré tout un billet assez courant, consultable dans l'album de n'importe quel numismate courtois) j'ai pensé immédiatement à ces armoires en bois, hautes et cirées, qui emplissaient naguère les chambres de nos aïeux dans les épaisses bâtisses de nos provinces. Et à leurs draps rugueux. Aux parfums de lavaande. A ces hauts buffets sculptés, dont le chêne sombre "très vieux a pris cet air si bon des vieilles gens".

Un cliché - un lieu commun - prétend que l'homme d'antan planquait volontiers là sa fortune, sous ces piles de linges odorants et jaunes, ou bien au fond de tiroirs emplis de médaillons, de mêches, de dentelles flêtries,  plutôt que de la confier à ces voleurs de banquiers. L'heureux bougre, que personne n'obligeait à ouvrir un compte  pour toucher le fruit de son travail quotidien !  Il pouvait palper son billet avant de s'endormir, en goûter tout le craquant, en savourer l'arôme ! L'heureux bougre, qui n'était jamais tenu à glisser une carte VISA dans un de ces distributeur qui font le rectangle au coin des rues. Homme sans codes, sans barres  et sans reproches. Portons à nos narines ce type de billet : quelques-uns sentent encore le thym, la lavande ou la naphtaline de l'armoire qui grince, du buffet du vieux temps dont les tiroirs ferment mal, mais qui savait bien des histoires et geignait lorsque s'ouvraient lentement  ses grandes portes noires.

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Des billets comme celui-ci, mon voisin me disait l'autre jour qu'il devait ben s'en tapir encore quelques-uns sous des lattes de parquets ou bien des faux plafonds. Je voyais son regard s'éclairer à cette idée. Avait-il quelque lieu en tête ? Vu la dégringolade du pouvoir d'achat et tout ce qu'on entend ou lit un peu partout à ce sujet, vu l'agonie du franc  ( il paraît que par ci par là on en ressort ...) , la Banque de France vous en donnera 0,76 euro l'exemplaire. Pas de quoi aller bien loin... Quand on songe que le  cinq cent francs rose et bleu fut le billet de Sully Prudhomme, des notables de Normandie, d'Ardennes ou d'ailleurs.

Les figures allégoriques roses et bleues qui s'y profilent n'ont-elles pas divine allure? N'aguichent-elles donc pas l'oeil aussi bien que des geishas, telles des madones de squares de sous-préfectures, squares où tout est correct, les arbres et les fleurs ... ? A bien y regarder, il y a du rimbaldien, en effet,  dans ce billet défunt : Coupure où tout est correct, les figures et les fleurs..., de ce Rimbaud qui confessa tout d'abord aimer les images idiotes et les enluminures, et finalement, en fin d'inspiration, les billets de banque...

 L'esthétique est donc placé au service de l'ordre, puisque tous ces massifs, ces guirlandes d'arabesques bleues furent disposées là dans le seul but de compliquer la tache des faux-monnayeurs de l'époque. La cartouche initiale date de 1868. Elle est dessinée par Chazal et gravée par Maurand. Deux ans tout juste avant la défaite de Sedan, l'exil de Napoléon III, la débâcle racontée par Zola. Arthur commençait tout juste à remplir ses premiers cahiers : On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans, et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade... Surtout quand, par un coup du sort peu heureux, on n'a jamais de billets comme celui-ci dans les poches...  Siècles passent. Les régimes défilent. Mais quoi, finalement, change ? Qui a jamais vu la plus grosse coupure en euros ( c'est laquelle, au juste ? ) traîner dans le fond de sa commode Ikéa ?

18:15 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : rimbaud, littérature, société, culture, billets français | | |

jeudi, 15 juillet 2010

Les cinq francs de Léon Bloy

Le 17 décembre 1914, dans son Journal Au seuil de l'Apocalypse, Léon Bloy rapporte la découverte providentielle, par sa femme Jeanne, d'un billet de cinq francs qu'elle ne se souvenait plus avoir laissé dans un tiroir. « De quoi vivre un jour », conclut, lapidaire mais satisfait, le bien-nommé mendiant ingrat. (1)

 

Mendiant Ingrat : Ce premier volume du Journal, précisément, se trouve dans la bibliothèque du docteur Faustroll, amicalement glissé par Alfred Jarry entre Coleridge et Saint-Luc, ce qui ne constituait pas, on en conviendra, pour un fin connaisseur du texte sacré comme de la littérature profane, un voisinage désobligeant. Les frais d'établissement du procès verbal ordonnant la saisie de cette mythique bibliothèque s'élevaient précisément à cinq francs. Du moins est-ce ce qu'affirme, si l'on en croit le texte de Jarry, un certain rond de cuir du nom de Liconet, le 4 juin 1898, au bas de la procédure. (2)

 

Lorsque mourut le créateur d'Ubu et de Faustroll, au petit matin du 1er novembre 1907, Bloy prétend avoir été réveillé, par un cri horrible, « que n'avait proféré aucun avant ». Et lorsqu'il apprend la nouvelle, il écrit deux jours plus tard : «Je pense au cri affreux entendu hier, et qui m'a jeté en bas de mon lit». Malgré tout ce qui les oppose, Léon Bloy et Alfred Jarry auront donc passé un certain nombre d'années non loin l'un de l'autre, à supporter tout en s'estimant la bêtise et la crapulerie d'une certaine et belle époque qui leur fut, sur les pentes de Montmartre comme ailleurs, un peu commune.

 

Jules Renard, autre indigène de ces temps-là, plus propre sur soi et plus bourgeois, membre de l'Académie Goncourt, et qui tint aussi son journal, relève, le 14 octobre 1906, que cinq francs, c'est « le prix d'un lit et de son sommier en salle des ventes, avec un lot de couettes et de matelas tachés. » Le ramoneur qu'il emploie le mois suivant n'en gagne, chaque mois, précise-til, que six de cette espèce.

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Ce billet de cinq francs représentait les allégories drapées d'un homme et d'une femme, chacune tournée vers l'extérieur de la cartouche. Entre les deux cercles centraux s'alignent les caractères stipulant une somme de francs dont le pouvoir d'achat a considérablement varié en presque cinquante ans. Un signe du zodiaque, sous cette somme en superbes majuscules, désigne le mois de la date de création (3). Les signatures du caissier principal et du secrétaire général fleurent bon les pleins et les déliés de l'ancienne école, celle où l'on apprenait encore aux gens à écrire, ne serait-ce que leur nom, avec estime, en prenant sa place et le temps. A présent, je ne sais trop pourquoi, la plupart des gens signent à toute vitesse, en barrant eux-mêmes leur propre nom, comme s'ils n'en voulaient plus, l'avaient assez porté, ou bien ne  faisaient que semblant de s'aimer.

Ce billet assura non seulement le lien entre un siècle et un autre, mais aussi entre une guerre et une autre puisque sa première version noire date de 1871-1874 et sa seconde, en bleu de cobalt, de 1912-1917. Comme au cours de chaque guerre, la capitulation de Sedan avait engendré des incinérations de billets : environ 30 millions de specimen de toute valeur  détruits dans les succursales, fin d'éviter leur saisie par les Allemands. Sur le marché numismatique de nos foutus temps postmodernes, une coupure de ce genre, surtout à l'état neuf, coûte plusieurs milliers d'euros. A peu de choses près, le même prix qu'une édition originale, avec envoi de l'auteur, du Révélateur du Globe de Léon Bloy.

L'autre nuit, en fouinant dans les rayons d'un bouquiniste qui avait la tête du docteur Faustroll, non loin de Corps enneigé où avait vécu la petite Mélanie, j'en découvris justement un bel exemplaire, que je feuilletais. A l'intérieur, glissé je ne vous dirai pas entre quelle et quelle pages, un billet de cinq francs, presque neuf. L'un que Jeanne Bloy, par mégarde, aurait laissé ?  « De quoi vivre un jour », avait maugréé Léon...

On peut rêver.

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La République semble ici tenter de consoler l'Industrie (à gauche) et l'Agriculture (à droite) particulièrement affligées. Malgré le souci du détail qui caractérise l'ensemble de la cartouche, malgré également les avertissements solennellement reproduits de part et d'autre, elle fut évidemment copieusement imitée. Ce billet fut donc l'un des derniers billets monochromes de la BdF. Avec le siècle suivant, la polychromie allait faire une entrée retentissante dans le domaine du billet de banque.

 

(1) Une belle chose est arrivée à Jeanne. Pleine de tristesse en songeant qu'elle allait être forcée de courir au mont-de-piété, elle ouvre son tiroir et, parce que c'était l'anniversaire de la mort de sa mère, elle regarde douloureusement des fleurs desséchées que sa soeur lui rapporta de Danemark, en souvenir de cette mort. Sans demander auun miracle, elle se prend à espérer un secours quelconque. Tout à coup, elle aperçoit dans ce même tiroir un billet de 5 francs qu'elle ne se souvenait pas d'y avoir laissé. De quoi vivre un jour. Cette chose nous est arrivée souvent.  (Au seuil de l'Apocalypse, 17-12-1014)

(2) Les amateurs d'Alfred Jarry savent que la liste des vingt-sept volumes dépareillés, tant brochés que reliés se trouve au chapitre 4 des Gestes et opinions du docteur Faustroll, roman néo-scientifique paru en 1911, chez Fasquelle.

(3) Certains billets eurent donc, comme les tristes humains, un ciel astral :  Celui qu'on voit sur la photo est ainsi un sagittaire (18 novembre 1972).

 

07:18 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, léon bloy, jarry, jules renard, billets français | | |

dimanche, 11 juillet 2010

Le billet de la Curée

Il est peu croyable aujourd’hui que l’émission d’un billet de 200 francs ait exigé quatre jours de séances de la Chambre. Ce fut pourtant le cas, du 13 au 16 avril 1847, à propos de ce superbe spécimen de 200 francs. De nombreux orateurs y prirent part, ainsi que les ministres des finances et de l’intérieur. A l’origine, le législateur avait voulu préserver le crédit du billet de la Banque de France, en ne le laissant pas descendre au-dessous d’un chiffre assez élevé. Celui de 500 francs paraissait une limite en deçà de laquelle on ne pouvait descendre sans perdre la face. Déjà en 1840, le Conseil général avait repoussé l’idée d’émettre une coupure de 250 francs que certains comptoirs étrangers avaient déjà mis en circulation. Il est indubitable que le souvenir des assignats hantait encore de nombreux esprits. Cependant, la Banque et les commerçants nouant des contacts de plus en plus étroits, l’idée de coupures à leur convenance faisait son chemin dans l’esprit des politiques. Alors que les premiers signes de la crise boursière et économique qui allait emporter le régime de Louis-Philippe commençaient à se faire sentir,  le 22 janvier 1847 le projet d’une coupure de 200 francs, en attendant même une autre de 100 francs, fut déposée devant la Chambre des députés.

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samedi, 20 mars 2010

Le jupon de Minerve

Il n’est pas incongru de rappeler que Minerve fut l’une des premières habitantes de l’Olympe.  Depuis les origines, en effet, comme le fit remarquer judicieusement Platon, la guerre n’a-t-elle pas été la forme naturelle de relation entre les états civilisés ?  Et La Bruyère, dans Les Caractères : « La guerre a pour elle l’Antiquité »… Si barbare semble-t-elle, autrement dit, si dévastatrice en vies humaines aux yeux des contemporains, elle a pour elle l’autorité de ce qui est éprouvé et sage, le prestige incontestable de ce qui est civilisé. Aussi, lorsqu’il fallut en toute hâte créer un premier billet de 10 francs en avril 1916, est-ce l’effigie de Minerve qu’on ajouta dans le médaillon d’une aquarelle que son auteur,  George Duval, avait initialement destinée à un billet de 5 francs. Minerve, ni plus ni moins, d’après le bronze de Carrier-Belleuse qui trônait dans un bureau de la Banque de France, Minerve qui faisait la une des quotidiens depuis deux longues années déjà, Minerve chargée par la Banque de France de signifier à la population que le malheur des temps présents était encore loin d’être épuisé.

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Le malheur des temps présents, c’est à cette  paysanne en fichu du verso qu’il revient  de l’exprimer. Le malheur des temps présents se résume à son attente. Le mythe assurait que tout ce qu’autorisait Minerve d’un signe de tête était irrévocable. N’était-elle pas sortie toute armée du crâne de Jupiter ? Tout ce qu’elle promettait n’arrivait-il pas fatalement ? Or n’est-ce pas la Victoire - et si possible la Victoire rapide – qu’on lit dans ce port altier, ce nez droit, ce regard assuré, et cette coiffe inédite, entre le casque d’officier et le bonnet phrygien ?

La paysanne attend. Elle en a même oublié la serpette qu’elle tient contre sa hanche. Elle guette l’horizon, sans plus s’en laisser conter. On a beau la croire un peu sotte, parce qu’elle n’aurait pas reçu toute l’instruction de ces messieurs-dames de la ville, on ne la trompera pas comme ça. Elle attendra le retour de son poilu et avec elle l’attendront tous les champs de cette campagne : tant qu’il ne sera pas là, en chair, en os et en entier, elle demeurera ainsi chaque soir que le soleil se couche, vaillamment, dans le désir, le doute et l’inquiétude, le menton sur le poing et le regard vindicatif : car s’il n’en réchappait pas, à quoi bon tout ce blé semé et puis poussé et finalement coupé, tout ce travail de rudesse et de sueur qu’elle avait dû faire pour deux, comme si d’une, à présent, ce foutu pays avait voulu qu’elle devînt un ? S’il y restait, pauvre cœur, comme ceux de qui le maire à pas de pleutre porte le nom à leurs proches sur son sale papier, à quoi bon demeurer, comme tous le vociféraient en fanfares, plus longtemps patriote ? Les odeurs montent de la terre, et puis emplissent de colère, sous la jupe grise que nul n’a plus depuis trop longtemps froissée, le jupon de Minerve.

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«Nous retournons dans la guerre ainsi que dans la maison de notre jeunesse », écrivit impeccablement Georges Bernanos en avril 1940 au tout début de son essai Les Enfants Humiliés, quelques billets comme celui-ci en poche, alors qu’après la Der des Der s’en profilait une autre à l’horizon, tout aussi interminablement mondiale que la Première. Durant toutes ces folles années de l’entre-deux guerres, on n’avait en effet pas cessé d’imprimer cette coupure, comme si avait été pressenti qu’au fond, du congrès de Versailles, Minerve dût un jour sortir à nouveau toute armée, des crânes de Clemenceau, de Lloyd George  et de Wilson, comme de celui de Jupiter.

« De 1914 à 1918, l’Arrière s’est parfaitement passé de nous. La mort de quinze cent mille des nôtres n’a rien changé à son aspect, au lieu qu’il se fût senti mutilé par la perte des mines de Briey. Je dis plus : ne fût-il pas revenu un seul d’entre nous, l’histoire de l’après-guerre n’en aurait pas été modifiée pour autant. Elle était faite par avance, Et elle était faite sans nous. »

Aurait-il pu mieux dire, l’excellent Bernanos ? Le billet de 10 francs du poilu absent ne fut remplacé par celui du mineur qu’un matin de 1942. Une paysanne, plus rose, portant bambin et piochon, avait pris la place de sa mère toute bleue, et portant serpette ; tout passe et faut bien, comme disent les braves gens, que la vie continue. Pour qu’à chacun, son temps de jeunesse…

20:16 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : billets français, guerre de 14-18, minerve, mythologie | | |

vendredi, 19 février 2010

Les anonymes de la Banque de France

C’est essentiellement en temps de guerre que la Banque de France, à l’image de la mère Patrie, eut recours dans son imagerie à des figures populaires anonymes. Encore que quelques inconnus, comme le Forgeron de Luc Olivier Merson & le Jeune Paysan de Robert Poughéon, purent à leur tour devenir les éléments d'une propagande d'Etat dont s'emplirent les poches des gens durant de longues décennies en temps de paix. Mais c’est plus  rare : à ces périodes moins turbulentes, la patrie reconnaissante préférait associer la figure des grands hommes.

La monnaie actuelle, du moins celle qui a cours dans la « zone (quelle appellation !) euro », ne présente même plus d’anonymes sur ses vignettes. Elle ignore les hommes et les femmes, qui ne comptent plus pour elle, et qui, de fait, le plus souvent, l'ignorent également : monnaie comme jetons. Les hommes sont désormais bien trop nombreux pour prétendre au moindre souvenir : hommes, comme jetons.  

C’est la monnaie de l’après-humanisme, celle des grands ensembles où l’on se méfie, des aéroports où l’on passe, des écrans pullulant partout pour enfoncer dans l’esprit de peuples acculturés, qui ne connaissent quasiment plus du passé de leurs pays respectifs que quelques événements et grands principes tronqués, les noms de stars et de starlettes aussi interchangeables qu’insipides, dont demain se hâtera de foutre le souvenir à la poubelle.

L’euro est une monnaie de consommation, laide, graphique et sécurisée. De mon point de vue, il faut être fou pour la collectionner. Cette monnaie n’aura jamais d’histoire véritable, comme en eurent les monnaies historiques : franc, lire, mark et pesetas.

Cela dit, il ya bien des gens pour collectionner des autographes de footballeurs et des capsules de sodas…

 

 

- Sur les quais

- Les jupons de Minerve

- Le faucheur sans peur et sans reproche

- Le forgeron et la fortune

- L'Oeil du Berger

- Gueule Noire

- Un billet pour les bretons

- Jeune Paysan

12:31 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : billets français, zone euro, littérature, anciens francs | | |