lundi, 21 juillet 2008
Luc Olivier Merson
Le premier billet à quatre couleurs émis par la Banque de France est le billet de 100 francs type 1906, sorti des caisses le 3 janvier 191O. On le doit au peintre Luc Olivier Merson (Nantes, mai 1846 - Paris, 13 novembre 1920), prix de Rome en 1869, auteur de la gigantesque et saisissante mosaïque du Sacré-Coeur de 475 m2, qui domine l'autel de la basilique montmartroise, ainsi que de plusieurs peintures murales dans l'Hôtel de-Ville de Paris, la Sorbonne, l'Opera-Comique. Touche-à-tout chanceux et boulimique, Luc Olivier Merson s'est également consacré à l'illustration littéraire : La Chevalerie de Léon Gautier, La chanson de Roland, Sainte Elisabeth de Hongrie de Montalembert, Notre Dame de Paris de Victor Hugo, Saint Julien l'hospitalier de Flaubert, Les Trophées de José Maria de Hérédia, La Jacquerie de Mérimée, Les Nuits de Musset etc.… Ci-contre, son portrait en belle gueule romantique, d'après Schommer.
Ce billet de cent francs a fait date, en France comme à l'étranger, en raison des fesses dodues des angelots nus, qu'on découvrait sur la cartouche et qui jamais, ne se virent en aucun pays du monde sur aucune autre coupure : car l'argent, y compris sale, se doit d'avoir au moins l'air sérieux. Malgré de sévères critiques, il plut au public et connut l'une des plus belles carrières, de janvier 1910 jusqu'à l'échange des billets de 1945. Au centre d’un décor rococo fabriqué de tout un fouillis de fleurs, de fruits et de branchages, se lisent les majestueuses majuscules de la Banque de France, toujours elles, gravées sur une stèle rectangulaire, au dessus de la somme de cent francs, payables en espèces, à vue, au porteur. Contre la stèle, accoudées, deux jeunes femmes. La paysanne, la citadine. Les deux Marianne, les deux France de ce temps-là, l'une portant fichu et ample robe telle Bécassine, l'autre voilures et boucles tressées. Un garçonnet rose, scandaleusement nu et grassouillet accompagne l’une et l’autre.
Sur le verso plié en quatre du billet se tient un jeune forgeron flanqué d'un tablier de cuir, en manches de chemise, le galurin sur la tête. A sa droite une enclume sur laquelle, plus raide qu’un soldat de la garde nationale qu’on aurait passé en revue, le forgeron présente son marteau à la France entière, telle une décoration. Assis sur un banc de marbre, le torse droit et la main reposée à l’envers sur la cuisse, il se détache sur un fond doré telle la pauvre statue d’un simple commandé. Une jeune femme drapée, dans un voile rose qui laisse échapper son sein droit, lui présente en esquissant un pas de danse une corne d’abondance, et un autre garçonnet dévêtu (scandaleux!) lui tend un rameau d’oliviers et une couronne de lauriers. Ces allégories, encadrées de chaque côté de la vignette par des frises et des moulures dorées, constituent au final une scène bien trop champêtre pour être académique, bien trop idéale pour être réaliste, bien trop composée pour être touchante, et bien trop mièvre pour être belle, si bien que la rêverie reste comme indécise devant leur énigme, qui est aussi celle de leur époque : Etranges allégories, qui tentent de modeler le moderne sur l'antique ou le contraire, on ne sait plus trop. Billets dont on devine la senteur épicée, à force d'avoir traîné dans ces porte-feuilles en cuir rapé du premier vingtième siècle.
Ce billet de cent francs, qui existe en deux versions (l'une signée Luc Olivier Merson, l'autre non) a connu une longévité exceptionnelle, puisque plus de soixante sept mille alphabets ont circulé tour à tour. Conçu pour des petits bourgeois aisés, il a finalement gagné peu à peu les poches des plus prolétaires ; sa longévité exceptionnelle, en effet, explique les fluctuations de sa valeur : de 1908 à 1945, véritable peau de chagrin suivant en cela la lente dévalorisation du franc lui-même, son pouvoir d’achat est passé de mille neuf cent trente quatre à soixante trois francs. Extrait, pour conclure, d'une page de Gabriel Chevallier : « Tout était facile en ce temps-là. Les villes n’étaient point surpeuplées, les appartements ne faisaient pas l’objet de folles surenchères. On voyait un peu partout des pancartes de locaux à louer, que des propriétaires, point dédaigneux du moindre revenu, louaient même à des mineurs. Le billet de cent francs valait cinq louis, qui tintaient clair et représentaient une immensité de plaisir. La pièce de cent sous, la thune, avait un pouvoir d’achat considérable. Avec une seule de ces pièces en poche, on pouvait emmener une mignonne plus loin que l’Ile-Barbe, et tout un jour, sur les bords de Saône, la régaler de campagne, de fleurs et d’horizons, de saucisson et de fritures, de promesses et de caresses, la gaver d’enchantements ».
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samedi, 19 juillet 2008
La victoire, en chantant...
La taille-douce est une technique d’impression permettant, grâce à une gravure en creux réalisée dans le métal, de déposer une faible épaisseur d’encre en surimpression. Le relief obtenu est perceptible au toucher et l’image acquiert une plus grande netteté. Dès l'année 1852, les techniciens de la Banque s'étaient préoccupés des garanties que pouvaient apporter aux valeurs fiduciaires l'emploi de la gravure en taille-douce et avaient étudié les fines et artistques gravures des billets des banques américaines. En 1883, ces études reprirent d'une façon suivie, cette gravure ayant été déjà adoptée par les Russes et les Autrichiens. La Banque de France innovait cependant avec son procédé de taille douce à sec, ce qui permettait d'éviter le jeu du papier, et lui laissait la possibilité d'ajuster ses filigranes sur un papier très fin.
Le billet de 5 000 F type 1934, oeuvre peinte par Sébastien Laurent, puis gravée par Rita Dreyfus et Piel, est donc le premier en France à bénéficier de cette technique, censée décourager les entreprises de plus en plus habiles et perfectionnées des faux-monnayeurs. Outre cette caractéristique, ce billet se signale par ses qualités esthétiques. Il représente une effigie féminine symbolisant la France, drappée d'une toge, coiffée d’une couronne d’olivier et placée dans un cadre de feuilles de laurier. Saisie de profil, et reproduite parfaitement à l'identique sur chaque face, elle tient à la main une Victoire ailée, symbole heureux dont l’origine remonte au monnayage grec. La figure de cette Victoire Debout ayant quatre couleurs, les textes, les numérotages et les signatures en nécessitant huit, la coupure exige au total douze impressions. Un tour de force, pour l'époque.
Si la pose hellénique, la couronne d’oliviers, la chevelure lissée, le teint pâle, le sourcil épilé, l’épaule et la joue ronde de cette Victoire Debout lui conférent, à la bien observer, l’air nettement académique et quelque peu figé d’une star du cinéma muet, n'est-ce pas afin que ce mutisme (à jamais garantie par de fines lèvres rouges en forme de cœur) tînt confidentielle la comédie rusée des petits films qui se tournaient dans les alcôves et les palais de ces années mille neuf cent-trente, et sût taire à jamais la tragédie sans paroles des multiples faillites, la pantomime des récurrentes élections, les drames des captations d'héritages des grands-pères replets de notre modernité ?
Dans l’engrais de ces comédies, dans le terreau de ces héritages, dans le fumier de ces faillites, grâce à l'imposture d'une agitation politique qui allait faire tourner la planche à billets de plus en plus vite et de plus en plus fort, un monstre nouveau, en effet, enfant conçu sur un air de piano en ces alcôves, vagissait. Il s’apprêtait à tordre le cou au monde des essences valéryennes comme à celui des déréglements rimbaldiens de tous les sens, et à saisir de sa poigne internationale les affaires du pays : l’homme du ciment, l’homme des produits chimiques, l’homme de la banque et l’homme de l’automobile, le mâle économique pour qui le franc Germinal venait d’être converti en franc Poincaré et qu'ébranlait de loin en loin une affaire Stavisky ou autre, voyait, en fumant des cigarettes odorantes, s'élever des dictateurs qu'il pensait d'opérette de pays en pays. L'Europe, la vieille Europe de Byron, de Goethe et de Chateaubriand, l'Europe des diplomates cultivés et celle des capitales en fêtes se métamorphosait lentement pour devenir dans les manchettees de ses journaux l'Europe des foules qui marchent en silence dans des rues couvertes d'affiches, l'Europe de la propagande, de Rome à Berlin et de Vienne à Moscou. Tournez, rotatives ! Et tournez, planches à billets !
Et pourtant, la toute-puissante et rageuse esthétique de la modernité, comme le vieil univers de l’épargne, découvrirent pour un temps, en cette Victoire Debout, leur bien commune égérie & leur fort précieuse muse : "N'avions-nous pas gagné la dernière guerre, disaient-ils en la bichonnant, et vaille que vaille rétabli peu à peu l'ordre ainsi que la prospérité ?" Avec quelle prudence, quelle ingénuité, quel culot peut-être-même, cette Victoire Debout tient-elle en mains son trophée surestimé, prête à le glisser dans le gras porte-feuilles des seuls privilégiés ! Prostituée, comme une vraie fille des banques, mais sans en avoir l'air ! Insouciante, telle une star du cinema muet : Cinq mille francs ! Or dans cette coupure, la symétrie n’était qu’apparente : elle ne faisait que mettre en scène hypocritement un moment d’équilibre plus feint que réel ; durant la durée de circulation de ce billet à la taille belle et douce, de 1934 à 1944, son apparence d'équilibre n’allait cesser de se rompre, précipitant artisans et banquiers, industriels et commerçants, politiques et militaires, diplomates et ouvriers, artistes et paysans, prostituées et mendiants dans un mouvement continu d'exil hors de toute victoire, et de tout redressement, jusqu'aux fracas irrémédiables (et à cette heure-là inimaginables) que furent Auschwitz et Hiroshima.
09:30 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, littérature, anciens francs, billets français, victoire debout |
jeudi, 15 mai 2008
Les chagrins de Mercure
Dieu des messagers, mais également des menteurs et des commerçants Mercure est un hôte régulier de la Banque de France depuis ses premiers filigranes. Prince des éphèbes, patron des contrats, porteur de tous les messages, qu'ils soient ou non codés, Hermès est un ambigu notoire. Du chapeau rond (pétase) dont il est parfois affublé, il n'a gardé sur la reproduction très années trente ci-contre que les ailes. Fragiles, pas très développées, presque ridicules, ces ailes. Mais admirez au passage la droiture du nez. Cela voyez-vous, c'est du profil commercial, où l'on ne s'y connaît pas. Du profil poétique également. La vigueur de ce Mercure-là, que Valéry ne renierait pas, nous fait aussi penser à quelques fragments du Narcisse :
" ..... Le bruit
Du souffle que j'enseigne à tes lèvres, mon double,
Sur la limpide lame a fait courir un trouble !
Tu trembles !...."
Cette vignette est le verso du trois cent francs Clément Serveau, une valeur qui aujourd'hui se négocie très cher en salon numismatique, lorsque le billet a pu conserver sa blancheur d'ivoire et et son craquant d'origine. Fort cher... Au recto, le visage de Cérès. Entendons-nous bien, une Cérès des années trente également, une Cérès qui ressemble vaguement à Beauvoir. et dont il fut question ici. Une Cérès, vraie pendant féminin de ce Mercure-là, lequel n'a, lui, pas grand chose à voir avec Sartre, convenons-en, mais plus avec quelque Jean Marais qui poursuivrait sa lecture des Fragments du Narcisse, glissant à l'oreille d'une dame mure :
O visage ! ... Ma soif est un esclave nu ...
Jusqu'à ce temps charmant je m'étais inconnu,
Unique coupure de trois cent francs, qui ne circula que quelques mois, après la seconde guerre. A la base du cou sur la droite, se devinent les chiffres mauves, et de l'autre côté au sommet, la somme en toutes lettres. Mauve ? Eh! Pour quelle raison cette couleur ? Qui fut celle du souvenir furtif, celle de la mélancolie... Mercure, me direz-vous, comme Narcisse, Mercure ne peut, en ce vingtième siècle, qu'habiter en mélancolie, et dans l'alcove fanée de quelque appartement parisien, charmer comme Paul une femme lettrée, rieuse, en déshabillé élégant. Colette, par exemple. Colette qui mourut en 1954, tint ce billet en main. Rien que de penser à cela aiguise je ne sais quel appétit d'art émoussé, quelle réverbération intolérable du souvenir : Oui, la moue de Mercure est emprunte, oui, d'une sorte de mélancolie spirituelle et méditative, moue de chat qui me fit penser à Colette, à Valéry, parce qu'elle recèle de la bouderie. Et combien songe-t-on, combien longtemps et insolemment bouderaient un tel Mercure, une telle Cérès, devant la laideur exceptionnelle des billets européens sur lesquels plus un humain ne parait, plus la moindre véritable arabesque, plus le moindre chagrin et plus le moindre doute. George Steiner a souvent rendu de lucides hommages à la mélancolie. Je veux dire la mélancolie intelligente, celle qui donne à penser, celle sans laquelle il n'existe d'ailleurs pas de Véritable Pensée, digne de majuscules. Cette face de Mercure pourrait ainsi être l'allégorie d'une dernière réflexion, d'un dernier songe, avant l'abandon définitif du monde par les dieux.
15:29 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, écriture, billets français, paul valéry, mercure |
mardi, 15 avril 2008
L'esprit des lois
Sur la page du site de l'Académie Française qui lui est consacrée, on précise qu'il y eut fort peu de monde aux obsèques de Charles de Montesquieu. Etrange information. Contre-éloge ou médisance ? A l'aube du 10 février 1755 , Charles de Secondat, baron de Montesquieu mourut dans sa soixante sixième année, d'une vile pneumonie, loin de ses vignes, de ses arbres, de sa famille, de ses armes et de ses vins. Sa dépouille fut inhumée à la hâte dans une chapelle latérale de la vieille église de Saint-Sulpice.
De fait, on ne possède aucune relation écrite de ses obsèques, ni mention du nom de qui célébra l'office, ni l'écho de quelque hommage rendu au « législateur de l'Europe » par ses pairs. Comme la mort d'Hugo laissa, plus tard, la place libre à l'impatient Zola, Voltaire en premier lieu et quelques Encyclopédistes en second durent sans doute se réjouir de la disparition de cet encombrant aîné, qui venait de triompher avec éclat de la cabale menée par les jésuites et les jansénistes contre L'Esprit des Lois. Ses restes ne survécurent pas à la tempête révolutionnaire et lorsque les chefs de la révolution thermidorienne souhaitèrent les transférer au Panthéon, ils ne les retrouvèrent pas.
« C'est une sotte chose que son propre portrait », avait écrit le Président dans ses Pensées. Il avait attendu la soixantaine venue, en effet, pour faire effectuer le sien par l'illustre graveur suisse Jean Dassier, attaché à la monnaie de Londres, artiste dont la réputation était alors immense. Col ouvert, cheveu libre, fin visage au nez hardi, il apparaît de profil, tel un sage véritablement antique sur la ronde médaille. De ce profil s'inspirèrent tous les peintres et les sculpteurs qui durent par la suite réaliser l'image du Seigneur de la Brède et créateur des Lettres Persanes. Ses biographes ont tous reproduit sa phrase d'accueil au graveur, venu spécialement de Londres :
« Monsieur Dassier, je n'ai jamais voulu laisser faire mon portrait à personne. La Tour, et plusieurs autres peintres célèbres qu'il nomma m'ont persécuté pour cela pendant longtemps. mais ce que je n'ai pas fait pour eux, je le ferai pour vous. Je sais qu'on ne résiste pas au burin de Dassier, et qu'il y aurait plus d'orgueil à refuser votre proposition qu'à l'accepter »
Des souvenirs personnels ont associé à jamais dans mon esprit ce billet ludique et grave aux plateaux de fruits de mer et aux choucroutes garnies de la Brasserie d'Alesia à Paris. La saveur des huîtres de novembre et des saucisses de février que les Montesquieu d'alors me permirent de savourer et d'engloutir tout à la fois est immuable en mon palais. Une certaine foi dans le politique, également, qui flotta quelques années dans l'air après l'élection de François Mitterand, me semble contenue en filigrane dans le vert un peu fané de ce billet mouvementé : La tête comme coupée du Seigneur de la Brède ne donne-t-elle pas l'impression de le traverser d'un coup vif, un peu comme le rêve et l'illusion traversèrent, en ce début des années quatre vingt, la plupart des citoyens d'un peuple, aujourd'hui inquiet de ce qui demeure sous l’ère Sarkozy l'esprit de ses lois?
09:10 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : montesquieu, billets français, culture, francs, littérature |
samedi, 22 mars 2008
Bergère, ô tour Eiffel
"Le billet de 200 francs à l’effigie de Gustave Eiffel (1832-1923) rend hommage au génie créatif et au talent de cet ingénieur à travers son chef-d’oeuvre le plus connu, la Tour Eiffel, construite pour l’Exposition universelle de 1889. La Tour Eiffel illustre à merveille la révolution que constitua l’introduction du fer dans l’art de la construction et symbolise l’esprit d’invention et de découverte de la fin du XIXe siècle." C'est ainsi que la BdF présente au public l'émission, fin octobre 1996, de son nouveau billet de 200 francs. Il fait partie de la dernière gamme du Franc, gamme hyper sécurisée ( filigrane, strap, motifs à couleurs variables, encre incolore brillante, transvision, microlettres, numérotation magnétique, code infrarouge...) où l'on rencontre également le Saint Exupéry, le Cézanne et le Curie. Ces billets de la dernière série, qui ressemblent à des coffre-forts, sont de véritables allégories de la société qu'on met alors en place, monde de codes, d'alarmes et de surveillance-vidéo : Sont-ils encore des francs ( rappelons que franc signifie libre ) ou déjà des euros ? Ce que le prospectus de la Banque de France omet de dire, c'est qu'Eiffel et sa Tour ont remplacé in extremis un autre projet consacré aux frères Lumière et au cinéma, projet brusquement abandonné en raison d'une polémique quant à l'attitude des deux frères durant le gouvernement de Vichy.
Au recto, le portrait de Gustave Eiffel se détache devant la silhouette du viaduc de Garabit, construit entre 1880 et 1884 dans le Massif central. Eiffel a la barbe bien coupée et la mêche dynamique des sages élèves de la Modernité. Il regarde vers la gauche ( vers le passé, dit-on). De part et d’autre de l’arche métallique du viaduc, des lignes courbes violettes, bleues, rouges et jaunes — inspirées d’une étude aérodynamique du patron — forment des cercles concentriques et symbolisent le mouvement. À l’arrière plan du portrait, on distingue le détail d’une charpente évoquant la Tour Eiffel, dont la structure métallique seule pèse 7 300 tonnes (avec les équipements, le poids total de la Tour s’élève à plus de 10 000 tonnes). Au verso, une vue de la Tour Eiffel et du Champ de Mars lors de l’Exposition universelle de 1889. Au loin, le dôme du Palais des Beaux-Arts ainsi que la verrière de la Galerie des Machines, construite à l’occasion de la même exposition et démolie au début du XXe siècle. En haut, à gauche du filigrane, une partie de la structure métallique de la Tour Eiffel est reproduite de manière symbolique ; lors de la construction de l’ouvrage, 2 500 000 rivets ont été utilisés pour assembler les quelques 18 000 pièces composant l’édifice. "Nul monument, depuis les cathédrales et peut-être depuis les pyramides, n'a remué comme la tour Eiffel la sensibilité esthétique de l'humanité, écrit Rémy de Gourmont en 1901 dans Le Chemin de Velours. Devant tant de ferraille en hauteur, la bêtise elle-même est devenue lyrique, la sottise a médité, l'étourderie a rêvé; il tombait de là comme un orage d'émotions. On chercha à le détourner, il était trop tard, le succès était venu.", Léon Bloy consacre un article entier (qu'on peut trouver dans Belluaires et Porchers) à la promenade qu'il effectua dans les entrailles de cette nouvelle dame de fer, alors qu'elle n'était pas même achevée. Pages sublimes d'ironie, dans lequel il se réjouit du fait que les ferrailleurs, dont les poutrelles métalliques sont désormais capables de rivaliser avec la pierre des bâtisseurs de cathédrales, devront se montrer à la hauteur de leur moderne ministère. " Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire français menacés, contre l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de Tour de Babel..." : Tout le monde connait la pétition des artistes contre l'érection de la Tour, qui parut dans le Temps du 14 février 1887, parmi lesquels on retrouve François Coppée, Alexandre Dumas fils, Gérôme, Charles Gounod, Leconte de Lisle, Guy de Maupassant... Pour clore cet article, il resterait à se demander si le nombre de Japonais qui ont effectivement photographié cette foutue tour de Gustave est bien, comme l'affirma un jour Serge Gainsbourg ivre à Michel Debré enrhumé, supérieur de trente fois la population autrichienne d'avant-guerre au nombre de libéllules vivant au Vénézuela. Mais une telle vérification, votre serviteur ne se sent pas capable de l'établir avec exactitude. Il suffit de croire, avec l'éditeur du Guide du Routard et celui des oeuvres d'Amélie Nothomb, que ce chiffre est élevé. Très élevé. Autant que le nombre de Monégasques qui photographièrent le viaduc de Garabit ? A l'âge du numérique, nul ne le saurait dire. Et c'est ainsi qu'Eiffel est grand.
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samedi, 15 mars 2008
Le petit misérable
C'était le temps des numéros de téléphone à quatre chiffres : Balzac 02-04 / Danton 67-78 / Odéon 87-19 ...
Au verso, le front haut ceint de la couronne blanche, le regard droit, la barbe enneigée de Père éternel, l'homme de la Place Royale (actuellement place des Vosges ) et des promenades nocturnes et consignées dans les Choses Vues. Deux jours après son élection à l'Académie Française ( Toto académicien ! s'était écriée Juliette...) au fauteuil de Népomucène Lemercier, le 9 janvier 1841...
IL relate en parlant de soi à la troisième personne (comme plus tard le fera A.D.) la querelle, dont IL est le témoin, entre un jeune bourgeois et une non moins jeune prostituée. Débarquent alors un essaim de sergents de ville : « Ils empoignèrent la fille et ne touchèrent pas à l'homme : - Tu en as pour six mois ». Le récit se poursuit : IL ( V.H., pas A.D.) vit la pauvre femme se traîner de désespoir par terre, s'arracher les cheveux; la compassion le gagna, IL se mit à réfléchir. Et voilà V.H, magnanimement travaillé par la Conscience, en train de signer une déposition contredisant les dires des vils sergents de ville. A ce prix-là (un autographe d'une telle patte, bigre!), la fille est relâchée, bien sûr.
IL, l'Académicien, devient à peu de frais le shérif de la Conscience Pure, le Robin des bois de la Veuve et de l'Orphelin, le douanier intransigeant de la Bonté morale en passe de devenir républicaine. Bref, une légende. « Ces malheureuses femmes ne sont pas seulement étonnées et reconnaissantes quand on est compatissant envers elles, elles ne le sont pas moins quand on est juste. » Le maître-mot hugolien est lâché. Ah, Victor ! On le retrouvera, ce même mot, vingt-et-un ans plus tard dans le premier livre des Misérables lors de la scène entre Fantine, M. Madeleine et Javert : « Allons marche ! Tu as tes six mois. Le Père éternel en personne n'y pourrait rien » : Même au cours de ses passages les plus pathétiques, Barbe Blanche savait manier l'humour.
Au recto, l'homme du Panthéon. Trajectoire normal : l’académicien est entre temps devenu la légende républicaine. Poète millionnaire dans un cercueil de pauvre. « J'étais élevé, témoigne Léon Daudet dans Fantômes et Vivants, dans la vénération de Hugo. Mes grands parents maternels, tous deux poètes, tous deux romantiques, tous deux républicains, savaient par coeur Les Châtiments, La Légende des Siècles, Les Misérables... »
Léon Daudet retrace sa première rencontre avec "l'oracle trapu aux yeux bleus, à la barbe blanche" que le billet de la BdF à présent reproduit devant le Panthéon : "Il articule distinctement ces mots : La terre m'appelle, qui ne pouvaient avoir qu'une grande portée, un sens mystérieux..." Dans ses Souvenirs sans fin, André Salmon brosse le tableau du même fétichisme ridicule autour du vieil Hugo en racontant comment Pierre Quillard ne quitta "le très riche et très encombré appartement de la rue d'Eylau" qu'après avoir recueilli avec des ciseaux "une touffe des poils du chat du maître". L'entrée du cadavre de ce dernier au Panthéon fut le prétexte à des fêtes mémorables, ponctuées par une marche de Chopin et un hymne de Saint-Saëns, jusqu'à cette crypte froide où, narre Daudet, "la torche symbolique qui sort de la tombe de Rousseau a l'air d'une macabre plaisanterie, comme si l'auteur des Confessions ne parvenait pas à donner du feu à l'auteur des Misérables."
Dès son émission en 1954, le billet à l'effigie d'Hugo (qui remplaça le projet initial d'un Louis XIV, jugé trop équivoque pour une république) fut surnommé le petit misérable. Tristounet, jugea le populo, peut-être parce qu’on ne pouvait pas se payer grand-chose avec. . Tristounet ! Plutôt que cet académicien austère et soucieux dans son complet bleu, prenant la pose au-devant de bâ.timents officiels à la silhouette aussi empesée que les alexandrins de La Fin de Satan, le populo aurait probablement préféré un Victor beaucoup plus jeune, plus chevelu et plus fougueux, un véritable Toto, quoi, à la façon du temps des batailles romantiques, un mage véritable comme l'aurait prononcé en chaire le professeur Paul Bénichou ! C'est, au passage, l'occasion de rendre hommage à Jacques Seebacher pour qui « l'image de l'écho trop sonore du moulin à antithèses, du mélimélo dramaturge démagogue, du satyre torrentiel, du politique ridicule, bref, de l'exagéré en tous sens » n'a jamais correspondu à la réalité.
Au vrai, n'était-ce pas, au temps des numéros de téléphone à quatre chiffres, le billet de Monsieur Pinay, celui de Mendes France et d'Edgar Faure ? Entre une nouvelle Citroën, un steak frite et un match de catch, on regrette que le sémillant sémiologue du Quartier Latin n'ait pas, tel quel, consacré à ce billet d'instituteurs l'une de ses Mythologies. Le billet de cinq cents ! Celui dont, chaque hiver, on se mit à remplir les boites en fer des croisades de l'Abbé Pierre ! Et ne devint-il pas, en changeant de valeur, celui de De Gaulle et de ses Nouveaux Francs ? Pinay, De Gaulle, des politiques moins rigolos que le petit Nicolas, certes, et qui n'étaient pas connus pour leur fantaisie... Le populo n'appréciait guère le petit misérable : et pourtant, devenu billet de 5 NF, il ne fut retiré qu'en 1965 du commerce des Français. Il traîna donc quinze années dans leurs poches et dans leurs portefeuilles.
Le plus modeste des billets, le plus quotidien, pour ne pas dire, puisque le Peuple porte en lui la Sagesse de Dieu, le plus misérable...
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samedi, 26 janvier 2008
Si Cérès m'était contée...
Cette coupure demeure aujourd'hui l'une des plus recherchées sur le marché numismatique, en raison, de sa valeur faciale- unique, il est vrai, dans l'histoire du billet français (300 francs).
Elle représente sous un jour pour le moins moderne le visage de la déesse CERES, déesse latine des moissons, du blé, mais également de la semence, de la prodigalité, de la fécondité et de la jouissance féminine, comme le rappelle en souriant le bon vieux Saint Augustin de La Cité de Dieu.
Bien connue des philatélistes, CERES l'est aussi des numismates : la Banque de France, en effet, la pratique depuis le dix-neuvième siècle, et l'on trouve son portrait en filigrane sur de nombreux billets antérieurs à celui du Clément Serveau mis en circulation à l'occasion de l'échange de billets de 1944.
Mère au cœur inconsolé, qui perdit à jamais son enfant, Cérès est devenue pourtant la figure de la mère nourricière universelle, adorée et célébrée à Eleusis.
Pourquoi La Fontaine, dans le Pouvoir des Fables, la fait-il aller si bon train, en compagnie d'une anguille et d'une hirondelle ? Le peuple tout entier, en tout cas, se demande comment elle passera le fleuve, quand le fabuliste interrompt son récit pour amener sa morale :
Si Peau d’Ane m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême
Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.
Pour en revenir au billet, j'ai toujours trouvé dans son dessin ce qu'il faut de sensualité et de sévérité pour former ce qu'on appelle un beau visage : cet ovale assez long et rond, ma foi, cette chair rosée sur fond d'écran blanc, bien que saisi de trois-quarts; ces fossettes, ces lèvres pulpeuses, ce regard marron, la ligne de ce cou puissant et fin. Un accessoire, surtout, attire l'œil, ce foulard fait d'épis de blés, dont au centre repose une sorte de coquillage nacré.
La création de ce billet remonte à l’année 1938, et à son climat international « tendu ». La Banque de France qui a besoin de billets de réserve décide de toute urgence la création de deux valeurs, l’une 300, l’autre de 3000 francs. Seule la première verra vraiment le jour, d’après une maquette de Clément Serveau destinée depuis le début des années 1930 à une coupure de 10 francs, avec en son verso l’effigie de Mercure, dieu du commerce et des voyageurs, assimilé durant l’ère classique à l’Hermes grec.
Mais alors que ces billets sont sur le pont d’être émis, les accords de Munich apaisent la tension et on sursoit donc à leur impression définitive.
Au mois d'Août 1944, les autorités allemandes à la veille de leur départ exigeant un acompte sur les indemnités d'occupation, Monsieur Favre-Gilly alors secrétaire général de la Banque de France propose en règlement cette coupure de réserve ainsi que le billet de 5000 Francs dit "de l'empire colonial". Les allemands refusèrent ces billets compte tenu du fait qu'ils n'avaient jamais été mis en circulation, considérant qu'ils n'avaient aucun pouvoir libératoire. Il faudra attendre le 5 Juin 1945 pour que l'échange des billets oblige la mise en circulation du 300 Frs type 1938 ainsi que le 5000 Frs type 1942 Union Française alors gardé en réserve. Ces deux coupures seront rapidement retirées en 1948.
L’histoire de ce billet est, on l’a compris tourmentée. Il sera d’ailleurs retiré de la circulation, en même temps que l’Empire Français, en 1948.
Et c’est ainsi que la Cérès des années trente va devenir une héroïne de la Libération.
J’imagine en ces années-là Jean Paul Sartre et Maurice Merleau Ponty, enfilant la rue des Saints-Pères en débattant du premier numéro d'une revue de gauche qu'ensemble ils viennent de fonder. En se dirigeant vers la rue Sébastien Bottin, ils passent devant une photo de Clark Gable et Vivien Leigh : Six ans après sa sortie aux Etats-Unis, Autant en emporte le vent arrive à Paris.
Le temps est un temps d'octobre, un ciel un peu venteux, gris et filandreux sur une capitale pas encore remise des traces les plus douloureuses de la guerre... Non loin d'eux, le deuxième sexe trottine à bons pas, et ses talons pas encore plats claquent l'asphalte fraîchement humide : une Cérès aux Temps Modernes, ce billet en main...
Je l'imagine fort bien, Simone, se faufiler vers une boutique de Saint-Germain située entre deux cinémas - on jouerait dans l'un La Belle et la Bête de Jean Cocteau et dans l'autre Les Enfants du Paradis de Marcel Carné. Elle aurait donc ce billet à la main et pour trois cent francs s'offrirait l'un de ces foulards à la Cérès, puis le nouerait sur sa brune chevelure. Ne trouvez-vous pas cette ressemblance éloquente ?
Pas plus qu'on ne nait Cérès, en des temps antiques comme en un siècle plus moderne, « on ne naît pas femme, on le devient ».
Il ferait beau voir le contraire.
08:00 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : cérès, simone de beauvoir, billets français, écriture, littérature |
vendredi, 04 janvier 2008
La belle époque du pouvoir d'achat
On parle beaucoup, et à juste titre, de pouvoir d'achat en ce début d'année 2008. Qu'en était-il il y a un siècle ? Voici, à titre indicatif, quelques tarifs concernant les transports, restaurants et spectacles proposés aux Parisiens en 1900 :
TRANSPORTS : Tarif des fiacres à deux places pris aux gares ou dans la rue : 1fr 50 (le jour) pour la course et 2 francs par heure. La nuit, cela grimpe 2fr 25 et 2 fr 50. Métropolitain parisien : Un carnet de dix tickets, en première classe coûte 2fr 50; En 2ème classe 1 fr 50; Une place d'impériales en autobus revient à 15 centimes. En intérieur, c'est 30 centimes. Avec ce billet, on peut effectuer des correspondances dans tout Paris. Bien sûr, la carte orange n'existe pas. Mais on peut emprunter les bateaux mouches pour un prix unique de 10 centimes, du pont d'Austerlitz à Auteuil.
RESTAURANTS : Dans un bon restaurant à carte chiffrée du quartier de l'Opéra, voici ce que vous dégustez pour une somme de 10 fr 30 : coquille de saumon ou de turbot ou rouget de vin blanc à la gelée - filet sauté financière aux truffes ou entrecôte aux fonds d'artichauts farcis - meringue glacée aux fraises - fromages divers, 1 bouteille de vin ordinaire, couverts et pourboire. Les étudiants disposent, par exemple, du café d'Harcourt, à proximité de la Sorbonne, qui leur propose un menu complet avec 2 plats, dessert et 1/2 carafe de vin pour 2fr75 à midi et 3 fr le soir.
DIVERTISSEMENTS : Au théâtre, le prix du fauteuil varie entre 5 fr (théâtre Antoine et théâtre Cluny), 8 fr ( Comédie Française) et 14 fr (Opéra). L'entrée des bals publics ( Moulin de la Galette, Moulin-Rouge, Elysées-Montmartre, Salle Wagram...)est de 1fr pour le cavalier et 0,25 pour sa dame. Dans ce qu'on appelle alors les "brasseries de femmes", un bock revient à 30 centimes, tandis que le tarif pour le champagne en cabinet particulier varie de 12 à 15 francs.
10:30 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : statistiques, sondage, société, culture, pouvoir d'achat |
vendredi, 21 décembre 2007
DELACROIX
Non loin de l’église Saint-Sulpice et de sa Chapelle des Anges, par lui décoré, au cœur du Saint-Germain le plus historique de Paris, sur la place Furstenberg, Eugène Delacroix vint passer le crépuscule de son existence dans une retraite ascétique.
C'est là qu'il mourut, le 13 août 1863. Ce nom de Furstenberg, quelque chose de désuet et d'aromatique s'en dégage, quelque chose de très romantique, en un mot. Le cardinal Egon de Furstenberg, parce qu'il avait, en 1691, magnifiquement restauré et agrandi le vieux palais abbatial qui datait du XVIème siècle, offrit donc son nom à cette place que Delacroix, en venant y mourir, acheva de rendre célèbre dans le monde entier. Jenny Le Guillou, une vieille domestique, sa Françoise à lui, y veilla seule, et jusqu’au bout, son grand homme...
Dans son testament, Eugène Delacroix exigea qu'une vente aux enchères dispersât les trésors amassés. Quelle semaine ce fut, à l'Hôtel-Drouot, cette semaine de 1864, qui vit l'adjudication de milliers d'études et d'ébauches !
On le donna comme fils de Talleyrand. Il aura été le plus littéraire des peintres français, ami de Stendhal, phare de Baudelaire : c'est pourquoi sur le verso du billet de Lucien Fontanarosa qui le représente devant sa maison, il tient une longue plume, comme pour prolonger la rédaction de son Journal entrepris un jour de septembre 1822 (« je serai donc vrai, je l'espère ») et suspendu un autre de juin 1863 (« le premier mérite d'un tableau est d'être une fête pour l'œil »).
Un tableau : Comme Jéricho, comme Léonard de Vinci, comme Botticelli, Delacroix, c'est - hélas est-on tenté de dire - d'abord un tableau. Un tableau évidemment pas unique, mais si notoire, véritable icone, qu'on ne voit que lui sur le recto du billet : cette aussi terrible qu'allégorique Liberté, guidant le Peuple. Deux mètres soixante sur trois mètres vingt-cinq, pour célébrer la plus fameuse des Trois Glorieuses : Louis-Philippe (Philippe, comme disait avec mépris Chateaubriand), s'empressa de l'acheter pour 3000 francs au salon de 1831. Bel achat, grâce auquel il confisquait l'idéal révolutionnaire dont les Journées de Juillet avaient ressuscité l'arôme sur la Capitale : exposée au musée royal (alors musée contemporain) l'œuvre fut bien vite mise en réserve, de peur d'encourager le peuple à la révolte. Longtemps, la Liberté aux seins nus resta à l'écart, elle fut même plusieurs fois récupérée par le peintre lui-même qui veillait de loin à son sort, avant d'intégrer définitivement, en 1849, le musée du Luxembourg.
La Liberté, c'est une fille du peuple, comme on aimait à se les figurer durant la Restauration, une fière logeuse de la zone. Elle va, toute dépoitraillée, débraillée, pieds nus, elle s'arrache à la barricade, guidant de son drapeau et de son fusil un gamin de Paris qui n'est pas encore Gavroche ; Hugo n’est pas loin, qui l’a déjà repéré.
C'est la première fois que le drapeau tricolore, symbole de la réunion entre tous les Français, est aussi brillamment mis en valeur.
Du tableau, le billet ne retient que ce motif, la femme, l'enfant et le drapeau. Il escamote le monceau de cadavres du premier plan, les tours de Notre Dame au loin, la fumée des mitrailles, et le monsieur en haut de forme, dont on a dit qu'il pourrait être le peintre lui-même.
Toute la toile est parcourue, c'est vrai, d'un souffle et d'un élan grandiose, d'un frisson glorieux. Et pourtant, le billet de 1978 porte en son dessin quelque chose de plus nostalgique, de plus académique aussi, de plus figé. Cela vient-il de la moue pincée qu'on devine sur les lèvres de Delacroix, ou par cette plume d'oie d'un autre siècle, vers nous tendue ? Grave, cette moue de Delacroix, devant les branches automnales des arbres de la place Furstenberg, à Saint-Germain des Prés... des machines... des robots... des appareils.... des pubs et des tubes.... Vers quoi, cette Liberté debout, les seins à l'air, le bras levé, vers quoi aura-t-elle in fine, sinon vers le Commerce-Roi, guidé les peuples ? Vers quelle déflation ? Quelle déflagration ? Ce frêle carré de papier, ilot, plus que jamais, de solitude et de rêverie pour le romantisme et l'ascèse d'un peintre qui aima la Beauté.
Suivre le lien : La chapelle des Anges, peinte par Delacroix, à Saint-Sulpice...
10:55 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : cent francs delacroix, place furstenberg, billets français, la liberté guidant le peuple |