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dimanche, 04 décembre 2011

Le plus beau billet du monde (3)

III

Polo, il a respiré un grand coup avant de s’endormir et voilà que maintenant,  ses ronflements montent plein le galetas. Autour de nous je devine les zigues par milliers, en train de récupérer leurs défroques de la veille, descendre leur bol de café ou se brosser les chailles : toujours les mêmes hardes d’employés ; leur ville, j’imagine pas d’y installer campement, c’est chômeur que j’y suis depuis que j’ai quitté les études et la trentaine arrivée, ça me paraît tenir du destin.

Alors, je songe à lui, place Clichy, je songe au Sébastien. Il sort tout juste du métro, l’air encore niais des provinciaux frais débarqués. C’est le printemps, forcément. Cette scène-là, elle n’est possible qu’au printemps, dans le bleuté tièdard qui refile l’illusion aux vieux matous d’un possible recommencement à leurs turpitudes.

Mais lui a tout juste vingt ans et se dit qu’à Pigalle, ça pourrait forcément qu’aller mieux. Le Topol, Saint-Lago, Ménilmuche, la Courtille, comme dans les chansons de Fréhel, c’est plein d’occases dont il rêve, à pas cracher dessus, la coco, les cinoches américains, les Alfa Roméo milanaises, les milliardaires russes et les gerces aux yeux qui brillent sous le faux des projos, le tout comme dans un roman de Carco : c’est la toute fin des années folles et, même si  partout autour, comme on dit dans le Temps, le feu couve,  il les tient ses vingt ans, le Sébastien.

- Montre voir, aurait dit Polo à cet instant, si la bourrique ne ronflait pas à briser la verrière. Comme d’habitude, je le lui aurais tendu pour sûr.

Il m’aurait alors expliqué d’un ton doux, comme s’il causait à Sébastien lui-même : « Tu vois, là, la gonzesse, avec son petit châle mauve sur les épaules, en train faire le rade devant le parc de Versailles ? T’en as jamais tenu entre tes bras, hein, des gonzesses comme ça ? Ni vraiment froissé des liasses dans tes poches, des billets flambant neufs comme çui-ci, pas vrai ? »

J’opinerais à la place de Sébastien qui n’est plus là pour le faire. Mais en avril 1935, quelle tronche dut-il tirer quand il a découvert ce billet entre ses pognes, devant le visage de cette Cérès taillé à la serpe. Saisi, le Sébastien, forcément, et plus encore lorsqu’en le retournant, il est tombé sur Mercure, le Mercure de trois quarts et en tunique bleue. Un petit crème sur la place, sûr qu’il se prit ça, ce matin d’avril-là, pour l’observer tranquille, son fafiot. De tout près. 

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Bon c’était bien ça le chic du genre de l’époque, remarque, commenterait Polo l’ironique. Transformer les nanas en mecs et les mecs en nanas : le tout sur un patron de lithos grecques, trafiquées à la Cocteau dans un parfum de Chanel. Le résultat : cet androgyne à tête de cinquante francs. Comment t’appelles ça, toi le savant ? A l’identique. Ouais, ricanerait-il.

Reproduction à l’identique de façon à ce que le motif du verso  coïncide avec celui du recto : même motif, quand on regarde le papier par transparence : A l’identique, gonzes et gonzesses bouillant dans la même marmite, tous pareils et bien baisés au défilé des Temps Modernes. La parité dans le même jus de cuisson. Mais Polo ronfle encore et j’observe seul mon billet dans le rayon qui choit, tout oblique, du vasistas. 

 

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De toute façon, c’est pas la ressemblance entre la Cérès et le Mercure qui nous soucie, mais bien celle entre le Sébastien et le Mercure, et donc avec Cérès, par ricochets, ça qui a dû l’arrêter. Sa propre gueule sur un billet du pays, et en double exemplaire, ça peut que clouer, non ?

La seule photo que je possède de Sébastien, c’est pendant la guerre, autour de 42/43. En pantalon gris, chemise blanche, avec sept ou huit autres, il sourit pas plus que sur le billet. C’est vrai que ça impressionne, a toujours convenu Polo. Mercure tout craché, ton grand-père, ça impressionne.

Fais voir l’autre billet.

Je lui tendrais le plus beau billet du monde. S’il ne ronflait pas comme un damné sous cette verrière, il commencerait à chercher dedans on ne sait quelle vérité.

Moi, je fermerais les yeux un moment, le cœur qui cognerait, juste pour bien me ressaisir. 

A suivre

vendredi, 02 décembre 2011

Le plus beau billet du monde

I.

Cette merde, le fric, hein, vraie merde, tout ça ! Un monde qui n’espère plus qu’en ça, qu’a rien que ça ! Ça, putain ! Lorsqu’il a dit ça qu’il rumine sans cesse, toutes ses frusques volent et s’éparpillent comme d’habitude sur le plancher inégal de la pièce. Arrête Polo, tu viens de prononcer quatre fois le mot merde pour rien. Trois, corrige-t-il. Trois ! Et je sais pas combien de fois le mot putain. Il bondit sur le sommier mitoyen et j’entends le bruit des ressorts que ça fait toujours quand il dégringole, s’affaissant de tout son poids dessus, en lançant vers le haut ses bras, ses mains, ses jambes, ses pieds et en faisant le dos rond.

J’étais allongé depuis l’aube sur l’autre pucier tout pourri sous la verrière et je réfléchissais. Le jour est en train d’apparaître. A quoi bon, qu’il me fait ? Aujourd’hui comme toujours, Polo, il me regarde, sa bille ronde, les yeux plissés et son galurin encore rabattu sur la tête. Va-t-il le quitter pour roupiller ou l’oublier, encore l’oublier et le garder jusqu’à son réveil sur la tête, cette fois ci ?  Tu sais pas ?  Il me dit : Quoi donc ?

Je sors à nouveau les coupures de la poche de mon manteau. Je les lui tends. On campe bien plus qu’on n'habite ici, faut être honnête, dans les soutes de l’édifice dont ça cause tous les jours dans les journaux, leur saleté d’Europe. Il a toujours été bon Polo, c’est pour ça qu’il est resté pauvre. Y’en a qui sont pauvres parce qu’ils sont restés franc cons, d’autres parce qu’ils sont restés franc bons. Polo, c’est la deuxième catégorie. Allons, qu’il me dit, raconte 

Le premier de mes deux billets, cérémonieux comme un prêtre, je le lève alors dans la pâleur laiteuse d’une lumière aurorale tombée des vitres sales. Mon billet de cinquante francs ! Moucheté, usé, plissé. Un vrai chiffon, mais tant pis. Cérémonieux comme un officier de l’Etat-Civil je pointe du doigt l’effigie de cette femme mille et mille fois contemplée. Il connaît son portrait par cœur, Polo, qui me réciterait d’un ton mécanique, comme s’il servait la messe : Non, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, comme on l’a dit souvent, comme on le dit encore, ce n’est pas Cérès, la déesse de la moisson fertile. Celle que voilà n’est pas Cérès, non : elle est la France ! La France elle-même, en cette année 1935, celle enjouée de Mistinguett et de Chevallier, du feu dans les pattes et du soleil dans la voix, celle qui, cinq ans plus tard, rentrerait tout droit dans le mur, mais qui à cet instant se pare de feuilles et d’épis aux couleurs de l’automne, afin de ruser le monde qui la cerne en se donnant l’allure d’une Ancienne. Il pendouille bien un peu, son bonnet phrygien, c’est vrai, tout recouvert qu’il est de ces feuilles et de ces épis. C’est l’hellénique France, mon vieux, celle qui se réclame de ses humanités et rumine encore entre ses dents la passion du politique, celle de la race enracinée au sol, tenant son agriculture et sa Banque entre ses bras puissants comme la Grèce son Parthénon, Rome son Colysée, Marie son enfant !

 Je le regarde. En aura-t-il cette fois-ci marre de mon histoire ? Il a, ce matin, le regard éteint des jours qui vont pas bien. Il dit rien, cette fois-ci, rien... Une autre  journée commence. 

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A suivre

11:42 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : nouvelle, littérature, cérès, europe, billets français, anciens francs | | |

samedi, 26 janvier 2008

Si Cérès m'était contée...

Cette coupure demeure aujourd'hui l'une des plus recherchées sur le marché numismatique, en raison, de sa valeur faciale- unique, il est vrai, dans l'histoire du billet français (300 francs).

Elle représente sous un jour pour le moins moderne le visage de la déesse CERES, déesse latine des moissons, du blé, mais également de la semence, de la prodigalité, de la fécondité et de la jouissance féminine, comme le rappelle en souriant le bon vieux Saint Augustin de La Cité de Dieu

Bien connue des philatélistes, CERES l'est aussi des numismates : la Banque de France, en effet,  la pratique depuis le dix-neuvième siècle, et l'on trouve son portrait en filigrane sur de nombreux billets antérieurs à celui du Clément Serveau mis en circulation à l'occasion de l'échange de billets de 1944.

Mère au cœur inconsolé, qui perdit à jamais son enfant, Cérès est devenue pourtant la figure de la mère nourricière universelle, adorée et célébrée à Eleusis.

Pourquoi La Fontaine, dans le Pouvoir des Fables, la fait-il aller si bon train, en compagnie d'une anguille et d'une hirondelle ? Le peuple tout entier, en tout cas, se demande comment elle passera le fleuve, quand le fabuliste interrompt son récit pour amener sa morale :

 

Si Peau d’Ane m’était conté,

J’y prendrais un plaisir extrême

Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant

Il le faut amuser encor comme un enfant.

 

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Pour en revenir au billet, j'ai toujours trouvé dans son dessin ce qu'il faut de sensualité et de sévérité pour former ce qu'on appelle un beau visage : cet ovale assez long et rond, ma foi, cette chair rosée sur fond d'écran blanc, bien que saisi de trois-quarts; ces fossettes, ces lèvres pulpeuses, ce regard marron, la ligne de ce  cou puissant et fin. Un accessoire, surtout, attire l'œil, ce foulard fait d'épis de blés, dont au centre repose une sorte de coquillage nacré.  

La création de ce billet remonte à l’année 1938, et à son climat international « tendu ». La Banque de France qui a besoin de billets de réserve décide de toute urgence la création de deux valeurs, l’une 300, l’autre de 3000 francs.  Seule la première verra vraiment le jour, d’après une maquette de Clément Serveau destinée depuis le début des années 1930 à une coupure de 10 francs, avec en son verso l’effigie de Mercure, dieu du commerce et des voyageurs, assimilé durant l’ère classique à l’Hermes grec.

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Mais alors que ces billets sont sur le pont d’être émis, les accords de Munich apaisent la tension et on sursoit donc à leur impression définitive.

Au mois d'Août 1944, les autorités allemandes à la veille de leur départ exigeant un acompte sur les indemnités d'occupation, Monsieur Favre-Gilly alors secrétaire général de la Banque de France propose en règlement cette coupure de réserve ainsi que le billet de 5000 Francs dit "de l'empire colonial". Les allemands refusèrent ces billets compte tenu du fait qu'ils n'avaient jamais été mis en circulation, considérant qu'ils n'avaient aucun pouvoir libératoire. Il faudra attendre le 5 Juin 1945 pour que l'échange des billets oblige la mise en circulation du 300 Frs type 1938 ainsi que le 5000 Frs type 1942 Union Française  alors gardé en réserve. Ces deux coupures seront rapidement retirées en 1948.

L’histoire de ce billet est, on l’a compris tourmentée. Il sera d’ailleurs retiré de la circulation, en même temps que l’Empire Français, en 1948.  

Et c’est ainsi que la Cérès des années trente va devenir une héroïne de la Libération.

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 J’imagine en ces années-là Jean Paul Sartre et Maurice Merleau Ponty, enfilant la rue des Saints-Pères en débattant du premier numéro d'une revue de gauche qu'ensemble ils viennent de fonder. En se dirigeant vers la rue Sébastien Bottin, ils passent devant une photo de Clark Gable et Vivien Leigh : Six ans après sa sortie aux Etats-Unis, Autant en emporte le vent arrive à Paris.

Le tem824b631dd075b05af5f4bc80cdafb25e.jpgps est un temps d'octobre, un ciel un peu venteux, gris et filandreux sur une capitale pas encore remise des traces les plus douloureuses de la guerre...  Non loin d'eux, le deuxième sexe trottine à bons pas, et ses talons pas encore plats claquent l'asphalte fraîchement humide : une Cérès aux Temps Modernes, ce billet en main...

Je l'imagine fort bien, Simone, se faufiler vers une boutique de Saint-Germain située entre deux cinémas - on jouerait dans l'un La Belle et la Bête de Jean Cocteau et dans l'autre Les Enfants du Paradis de Marcel Carné. Elle  aurait donc ce billet à la main et pour trois cent francs s'offrirait l'un de ces foulards à la Cérès, puis le nouerait sur sa brune chevelure. Ne trouvez-vous pas cette ressemblance éloquente ?

Pas plus qu'on ne nait Cérès, en des temps antiques comme en un siècle plus moderne, « on ne naît pas femme, on le devient ».

Il ferait beau voir le contraire.

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08:00 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : cérès, simone de beauvoir, billets français, écriture, littérature | | |