Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

dimanche, 17 juin 2012

Débat de singes & de signes

Ils n’étaient que signes, et le savaient tous deux :

la lettre et le nombre,

la syntaxe et la monnaie,

la métaphore et le commerce.

 

Quand la valeur de l’or

Ne s’énonça plus que sur le papier,

Le mot fit remarquer à la monnaie :

Tu n’as fait qu'imiter mon arbitraire;

L'homme, c’est par moi qu’il lui revient de s'exprimer !

 

Sans broncher, la monnaie répondit  :

« Ils sont bien trop nombreux, désormais ,

Pour entendre de ta bouche

Ce qui n’a que du sens :

J’ai moi de la valeur !

Quelles sont tes autres armes ? »

              

Le mot découvrit alors

L’éclatement sidéral de son être,

La signifiance à l’infini,

A profusion, silence et musique,

Pensée, engagement, littérature...

 

Studieuse et cynique,

La monnaie observait ce gueux tout en sueur.

« Ta parole n’est que ruse,

Ricana-t-elle enfin :

Mon règne est ce qui est ! »

 

Que dire, qu'écrire, depuis ?

Ce qui n’a plus, nulle part, de sens

Mendie sur les affiches un peu de valeur !

« C’est moi qui  te possède! »

Déclare,  souverainement prostituée,

La monnaie, singe fait signe,

A la lettre, signe fait singe.

21:37 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, solko, monnaie, anciens francs | | |

mardi, 27 mars 2012

L'argot des anciens francs

Quand le français de Vaugelas et de Bossuet cultivait encore une langue pour les gueux de ses foires et ses bagnes, le nôtre ne sait plus, signe des temps, quel est son argot. J’ai lu dans la préface d’un de ses nombreux dictionnaires que la véritable responsable de sa progressive extinction fut la modernité. Car l’argot n’aime ni l’innovation ni le changement. L’argot est une langue de tradition qu’on se transmet de père en fils, en marge de l’autre : dans le grand répertoire des seigneurs et des scélérats, on était ainsi lié à la vieille école des narquois, mot qui signifiait mendiant et dont, affirma un jour Nodier, procède le terme argot lui-même, s’il ne dérive pas de jargon, langue dans laquelle François Villon écrivit ses plus curieuses ballades. Les forçats des temps classiques refusèrent ainsi les innovations romantiques et presque industrielles de l’argot mutant des villes nouvelles, tandis que les nombreux dictionnaires imitant Le Jargon de l’Argot réformé, publié en 1628 par un marchand drapier de Tours du nom de Chéreau passaient à leurs yeux pour des bottins infamants, presque liberticides.

Pour les anciens pères conscrits du crime qui vivaient en solides corporations, le mot adéquat pour désigner l’argent ne fut jamais ni l’os, la douille ou la braise, ni la patate, le beurre, ou la graisse, ni le pognon, le pèse ou le picaillon, non, tout ça n’était que du langage de chiffonniers, du langage papier ; l’argent c’était encore le carle, de carolus, la monnaie faite du même or que la parole, sonnant et trébuchant.   

franche-comte-besancon-charles-z901068.jpg

 

Pour suivre : La poésie et la monnaie

21:22 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : anciens francs, argot, carolus, jargon | | |

jeudi, 08 décembre 2011

Le plus beau billet du monde (6)

 Le  lendemain, ce serait déjà lundi. L’histoire, le temps passent trop vite. Et souvent comme sans moi, sans nous. J’ai toujours été coupé en deux avec ça. Une part qui veut régner dans le monde des hommes, inscrire sa marque, être aimé des femmes. L’autre qui surtout veut s’en garder et rester méconnu de tout ce beau monde. Discret comme le souffle. Noli me tangere.

Le bout de cette nuit viendrait, c’était inévitable, et j’avais promis de porter mon billet à Rita. Quelques gouttes de pluie tombaient sur la verrière, imitant des pas d’oiseaux. Passants, nous sommes. A l’idée que j’allais bientôt m’en défaire, je me mis une fois encore à penser à la silhouette élancée de Saint-Pierre du petit Montrouge, ce dimanche de juillet 1950.

Sébastien n’aurait jamais dû se rendre à la brocante d’Alésia ce matin-là, s’il n’y avait eu cette histoire de commode à retaper de toute urgence pour une baronne neurasthénique de Neuilly. Mais Gaby n’avait rien en stock et lui avait demandé de repasser en fin d’après-midi. Il avait remonté toute la rue des Plantes, puis l’avenue du Maine, puis avait achevé de se vider la tête en se prenant pour James Stewart devant les images de La Flèche brisée. C’était l’été, la rue de la Gaité était quasiment déserte au sortir du cinéma.

Habitué à traîner ainsi dans Paris, de longs dimanches comme celui-ci durant les cinq ans qui venaient de s’écouler, arpentant aussi bien la rue Monge que celle des Pyrénées, la rue de Courcelles que celle de Vaugirard, après une nuit parfois passée à moitié blanche, parfois à l’heure de midi, Mercure indécis ne devant plus compter désormais sur le seul  hasard pour retrouver Cérès égarée, piégé par la dimension de Paris et les cataclysmes du siècle.  

Il était revenu finalement à la brocante d’Alésia et avait conclu avec Gaby d’une date de livraison. Gaby avait tenu à lui montrer une collection de sabres dont il venait de se porter acquéreur. Sans plaisanter, le coup de fusil de la semaine. Les deux hommes avaient plaisanté un moment, discutant westerns tout en fumant du gris.  Bientôt, il fut huit heures à l’horloge de Saint-Pierre. C’est comme ça que tout est arrivé, je murmure. Polo opine du galurin.

Sébastien est finalement entré dans la brasserie. Il est entré juste pour passer un coup de fil à la concierge et lui demander de laisser la porte d’entrée entrebâillée comme elle le fait souvent, en  glissant dessous une page pliée du journal de la veille. C’est au moment où il dit ça qu’il la voit dans un miroir, qui le regarde.

Quand il s’est attablé face à elle, pourquoi aurait-elle eu le moindre mouvement de surprise, le moindre geste de recul. Au contraire. A l’un comme à l’autre, rien ne parut aussi évident que l’un, que l’autre. Et les conversations autour d’eux continuèrent comme si de rien n’était. Gauthier conserverait-il longtemps son maillot jaune ? La Seleçao KO devant l’Uruguay ! L’entrée de la RFA au Conseil de l’Europe. Fallait bien finir par le boucler, le grand cercle de la paix.

Cette jeune femme qui n’était attablée que depuis dix minutes, on aurait tout simplement dit qu’elle ne l’avait attendu que dix minutes, et qu’ils s’étaient quittés au matin. Au matin même. Le garçon venu prendre leur commande, sûr que c’est ça qu’il s’était dit, dès qu’il vit Sébastien assis face à elle. Un peu comme ces volutes de fumée qui se stabilisent au-dessus des têtes en un beau plafond de nuage gris, tout rentrait dans l’ordre ; comme si rien jamais n’avait été diverti, comme si l’errance et ses arabesques par les rues de Paris n’étaient plus de mise. Autour, on ne les remarquait, on ne les voyait plus, qui commençaient à s’aimer sous un plafond de lumière art-déco, dans le brouhaha diffus de cette fin de dimanche à la brasserie d’Alésia. 

Qu’a-t-il pu lui dire à cet instant ? Elle seule l’a su, hein !

Elle seule l’a su, reprend Polo.

Ils sont restés tout le temps d’un premier repas face à face. Et le temps qu’ils se dévisagent comme des amants déjà, la brasserie se vidait. La brasserie se vidait peu à peu. Il y avait des tables qui restaient sans clients, dont on avait retiré les couverts et mis les nappes en boule. D’autres désertes pareillement, mais dont les couverts sales demeuraient encore sur des nappes un peu tâchées, avec des serviettes pendant dans le vide. Les forcenés du dernier métro qui occupaient les dernières banquettes commençaient tous à fatiguer. 

Forcément, à un moment, il a dû lui parler du turban qu’elle portait, ce turban magnifique aux épis d’or qui semble tenir tout seul sur ses tresses, mais qu’une large broche nacrée maintient sur le bandeau du devant. Mauve, le bandeau, mauve. Forcément, il lui a parlé de la beauté extraordinaire de ses yeux. Des yeux de braise, oui, tout à fait.

Quand on glisse le billet sous une lampe, on la voit bien poindre, cette lueur orangée plus vive dans le regard. De braise scintillant. C’est comme ça qu’il la regardait, ce dimanche de juillet. C’est dans ce chatoiement qu’elle l’a toujours vu aussi, reprit Polo.

Nous nous taisons un moment.

Et puis, oui, oui, je fais.

L’ovale de son visage était impeccable. Le nez parfaitement droit. La peau toute lisse. Ce jaune orangé qui point dans son regard, n’est-ce pas tout autant celui des épis, des épis de blés dont Cérès est couronnée ? C’est le même or. Cérès, qu’avait enfin connue Mercure.

A force de se vider, ne resta bientôt plus qu’eux dans la salle. Et le billet, je dis. Le temps passe. Le billet ?

T’inquiète pas, je me souviens de tout encore, fait Polo. Je me souviens.

Quand le garçon est venu avec l’addition, ils en avaient chacun un en main à s’offrir. Et flambant neufs encore. Chacun tendit le sien comme un trophée, levant très haut le bras, en ne se quittant pas des yeux, riant même, un peu. Cela faisait des années qu’il n’avait pas ri un peu. Un seul suffisait à payer les deux repas. Le garçon a pris celui de Sébastien et ne lui a rendu que quelques pièces. Alors, comme elle tenait encore le sien entre ses doigts fins, il l’en a retiré doucement, il a demandé au garçon un stylo bleu. Tout ce manège, elle l’a suivi d’un air émerveillé, comme si vraiment elle avait su ce qu’il allait faire. Des yeux de braise. Et forcément, elle le savait, puisqu’elle était venue là elle aussi par hasard, après des mois et des années d’attente, après avoir tant sillonné la ville, et que cela faisait des années que Cérès n’avait pas ri un peu.

Alors il a écrit ce que tu vois sur le billet d’un seul trait, conclut Polo, d’un seul, au dessus des signatures, ces mots dans l’emplacement que la Banque de France n’avait laissé blanc que pour ça.

Il raconte bien, Polo. Il est bon, Polo. Elle a éclaté de rire, littéralement. Je suis certain qu’elle était vraiment heureuse. « Je le conserverai toujours auprès de moi, a-t-elle dit. C’est le plus beau billet du monde. »  Après, dis-je d’une voix de plus en plus douce tant elle me paraît lointaine, et j’entends alors les gouttes qui tombent comme des pas d’oiseaux sur la verrière, après ça leur appartient.

saint-pierre de montrouge,alésia,littérature,billents français,anciens francs,clément serveau,james stewart,la flêche brisée

 A suivre

mardi, 06 décembre 2011

Le plus beau billet du monde (5)

V

Je peux l'imaginer, Sébastien, démobilisé, ne connaissant dans Paris que peu de gens vraiment, seul dans la chambre meublée qu’il louait pour un billet de cinq mille, en train de n’espérer qu’en une pauvre image toute neuve, qu’il décidait de conserver précieusement chaque journée proche de son cœur jusqu’à ce qu’il  trouvât celle qui lui ressemblait.

1945. La date exacte… L’échange ordonné par le Général se faisait par séries de lettres, et comme Sébastien passait dans les dernières, son tour dut être vers le mercredi 13 juin. Dans la France ruinée de l’époque, y’avait queue rue Croix-des-Petits-Champs, queue de gens ordinaires tous en file avec leur pognon à la main, de gens fatigués de tout, de la guerre, des queues, des aboiements politiciens de tous bords, à attendre, à s’entreregarder, à siffloter Fleur de Paris. Certains avaient même apporté des pliants. Au milieu d’eux, il se sentait très seul.

Le moment qui compte fut celui-ci. Lorsqu’il tendit ses coupures démonétisées au guichet de la Banque de France et qu’une caissière en échange lui offrit à nouveau sa gueule, une fois encore, sa propre gueule sur un billet à masque de Mercure, un Mercure cette fois-ci de profil sur un bifton de trois cent balles. Aurait-il donc un sosie, un sosie qui posait pour les graveurs de la Banque de France ?

Ce qui dut le frapper ce jour-là, Sébastien, tandis que plein de monde attendait derrière lui qu’il ait fini de compter ses billets, c’est que cette grâce juvénile qui n’avait pas abandonné les traits de Mercure commençait à laisser tomber les siens. Ce cou puissant, ce nez droit, cette ligne grecque, cette peau sans ride, ce regard sans amertume, ce crâne ailé, sa jeunesse : voilà que le trois cents francs de remplacement la lui balançait d’un coup en pleine gueule lui qui pour toute avenir se voyait foncer à présent vers les temps les plus noirs du monde. Il eut un moment d’hésitation, forcément, et puis, il retourna le billet.

echange desbillets 1945,clément serveau,libération,littérature,billets français,anciens francs

Alors là, c’est la première fois, et c’est pour de bon, que Sébastien tomba amoureux, niaisement, sans crier gare, comme dans les chansons de coin de rues. Là, pile, quand il découvrit le visage de la Cérès du trois cents francs Serveau, rue Croix-des-Petits-Champs, ce jour de juin 45, quand la France entière échangeait ses billets.

Pas un portrait à l’identique trafiqué, cette fois-ci. Pas comme sur le billet des années trente.

Non, pas une espèce de sosie, qu’un dessinateur économe aurait cloné à son image.

Mais un vrai visage, un visage autre, qui lui convenait. Un beau visage ovale et doux. Sur les petits rectangles blancs tout neufs qu’on lui distribue, son double. Pas son sosie. Son double. Son double féminin, authentifié exact par les signatures conjointes d’un caissier général et d’un secrétaire général. Sa promise. Comme s’il avait fallu toutes ces années pour qu’elle apparût enfin, non pas rafistolée à partir d’une des côtes de Mercure, mais libre, authentique, singulière, étrangère, mystérieuse, autre, pleinement. Cérès.

Quelle était cette inconnue ?

echange des billets 1945,clément serveau,libération,littérature,billets français,anciens francs

Il se retourna, sur le point de demander à un concierge de la rue Croix-des-Petits-Champs le nom du modèle qui aurait posé sur ce billet. Peut-être se trouvait-elle là, parmi cette file immense de gens qui, malgré leur fatigue, portaient tous sans le dire la même impression étrange d’avoir survécu au pire, la même joie d’être rescapé. C’était d’abord cette joie et cette joie seule, la joie de la victoire et celle de la Libération.

Peut-être cette femme était-elle encore parmi eux. Fébrile, il observait chaque trait, chaque visage. Peut-être aussi n'avait-elle pas survécu. 

A suivre

lundi, 05 décembre 2011

Le plus beau billet du monde (4)

IV

Le billet, ça m’est facile de le montrer à Polo, pourquoi n’ai-je pu à Rita ? Rita, c’est comme un jeu dont je n’ai pas la règle, une société dont je ne sais la langue. Le marché, le produit. Les salons internationaux. Les profits. C’est tout ça, Rita, si attirante de l’autre côté du fossé.

Je n’ai pas pu la première fois, je n’ai pas voulu la seconde, quand elle m’a entretenu de son Américain à la brasserie du Maine. Elle ne zyeutait plus mes manches douteuses, mais tout de go, dans le tintinnabulement joyeux de la fin du service, voilà qu’elle m’appelle son ami : « pas question de m’engager à votre place autrement qu’en promettant à mon contact de lui transmettre vos coordonnées dans le cas d’un accord pour une rencontre durant son escale avant Maastricht… Le plus beau  billet, pouffe Rita, il ne sait même pas duquel il s’agit, une épreuve ou un fauté, tout juste qu’il est français…  Mon ami, notre prix sera le sien… »

Il va de soi que l’Américain a de quoi payer au-delà de ce que des gens de ma trempe imaginent. Je me rembrunis imperceptiblement lorsque les lèvres de Rita susurrent de telles sommes. Je me rembrunis autant que ça paraît l’égayer. Elle a dû faire des études de commerce, elle  exerce un métier. Le petit marc nous monte à la tête. Sûr qu’elle pense me rendre service en m’offrant l’opportunité de m’en débarrasser à de tels prix. Mais tout cela est trop irréel. Et je ne suis pas sûr qu’elle ait bien tout pigé de mon cas personnel.

 Tu ferais mieux, me dit Polo d’en tirer le meilleur parti. Rita a le regard brûlant, les doigts fins, la peau qu’on sent tiède, et les courbes nourries capiteuses, comme tu les aimes. Le plus chouette billet, c’est elle, mon salaud. Hilare sous son galurin.

1881 Nature morte aux Huitres caillebotte.jpg

Rien n’est plus mélancolique que des reliefs de fruits de mer sur un plateau cabossé. La nacre effritée des huitres, la glace en train de fondre, les veines blanches, grises et noires du marbre de la table. Autour de cette nature morte, la brasserie se vidait sérieux et les garçons en veste blanche, comme de grandes cigognes, semblaient pressés de rentrer au nid.  Qu’avais-je eu besoin d’évoquer ce billet, au bout du compte ?

Lorsque les tables furent vides autour de nous, je lui chuchotai à l’oreille : 

« La naissance du trois cents francs Clément Serveau  n’est-elle pas à elle seule un roman ? Dessiné l’année d’Hitler en 33, émis celle de Munich en 38, et puis placé en réserve durant toute une guerre mondiale, comme le bon pinard en fût. La Banque de France n’autorisa sa circulation que la paix revenue, lors de l’échange de billets voulu par de Gaulle.»

Lorsque je rajoutai ; un spécimen neuf et surchargé, Rita cessa de faire la moue. Elle aurait voulu l’expertiser. Je dus lui avouer que je ne l’avais pas sur moi.

-         Il faut monter chez vous pour toucher le billet, c’est ça ?

Je me suis à nouveau dégonflé, j’ai dit : je vous le porterai lundi à l’agence.

Je suis rentré seul. «Ce billet, faudra que tu le lâches un jour, m’engueula Polo. Il pèse trop sur tes épaules. C’est trop de lierre qui t’assombrit... ». 

A suivre

dimanche, 04 décembre 2011

Le plus beau billet du monde (3)

III

Polo, il a respiré un grand coup avant de s’endormir et voilà que maintenant,  ses ronflements montent plein le galetas. Autour de nous je devine les zigues par milliers, en train de récupérer leurs défroques de la veille, descendre leur bol de café ou se brosser les chailles : toujours les mêmes hardes d’employés ; leur ville, j’imagine pas d’y installer campement, c’est chômeur que j’y suis depuis que j’ai quitté les études et la trentaine arrivée, ça me paraît tenir du destin.

Alors, je songe à lui, place Clichy, je songe au Sébastien. Il sort tout juste du métro, l’air encore niais des provinciaux frais débarqués. C’est le printemps, forcément. Cette scène-là, elle n’est possible qu’au printemps, dans le bleuté tièdard qui refile l’illusion aux vieux matous d’un possible recommencement à leurs turpitudes.

Mais lui a tout juste vingt ans et se dit qu’à Pigalle, ça pourrait forcément qu’aller mieux. Le Topol, Saint-Lago, Ménilmuche, la Courtille, comme dans les chansons de Fréhel, c’est plein d’occases dont il rêve, à pas cracher dessus, la coco, les cinoches américains, les Alfa Roméo milanaises, les milliardaires russes et les gerces aux yeux qui brillent sous le faux des projos, le tout comme dans un roman de Carco : c’est la toute fin des années folles et, même si  partout autour, comme on dit dans le Temps, le feu couve,  il les tient ses vingt ans, le Sébastien.

- Montre voir, aurait dit Polo à cet instant, si la bourrique ne ronflait pas à briser la verrière. Comme d’habitude, je le lui aurais tendu pour sûr.

Il m’aurait alors expliqué d’un ton doux, comme s’il causait à Sébastien lui-même : « Tu vois, là, la gonzesse, avec son petit châle mauve sur les épaules, en train faire le rade devant le parc de Versailles ? T’en as jamais tenu entre tes bras, hein, des gonzesses comme ça ? Ni vraiment froissé des liasses dans tes poches, des billets flambant neufs comme çui-ci, pas vrai ? »

J’opinerais à la place de Sébastien qui n’est plus là pour le faire. Mais en avril 1935, quelle tronche dut-il tirer quand il a découvert ce billet entre ses pognes, devant le visage de cette Cérès taillé à la serpe. Saisi, le Sébastien, forcément, et plus encore lorsqu’en le retournant, il est tombé sur Mercure, le Mercure de trois quarts et en tunique bleue. Un petit crème sur la place, sûr qu’il se prit ça, ce matin d’avril-là, pour l’observer tranquille, son fafiot. De tout près. 

cérès,mercure,reproduction à l'identique,littérature,carco,paris,argot,billets français,anciens francs

Bon c’était bien ça le chic du genre de l’époque, remarque, commenterait Polo l’ironique. Transformer les nanas en mecs et les mecs en nanas : le tout sur un patron de lithos grecques, trafiquées à la Cocteau dans un parfum de Chanel. Le résultat : cet androgyne à tête de cinquante francs. Comment t’appelles ça, toi le savant ? A l’identique. Ouais, ricanerait-il.

Reproduction à l’identique de façon à ce que le motif du verso  coïncide avec celui du recto : même motif, quand on regarde le papier par transparence : A l’identique, gonzes et gonzesses bouillant dans la même marmite, tous pareils et bien baisés au défilé des Temps Modernes. La parité dans le même jus de cuisson. Mais Polo ronfle encore et j’observe seul mon billet dans le rayon qui choit, tout oblique, du vasistas. 

 

cérès,mercure,reproduction à l'identique,littérature,carco,paris,argot,billets français,anciens francs

De toute façon, c’est pas la ressemblance entre la Cérès et le Mercure qui nous soucie, mais bien celle entre le Sébastien et le Mercure, et donc avec Cérès, par ricochets, ça qui a dû l’arrêter. Sa propre gueule sur un billet du pays, et en double exemplaire, ça peut que clouer, non ?

La seule photo que je possède de Sébastien, c’est pendant la guerre, autour de 42/43. En pantalon gris, chemise blanche, avec sept ou huit autres, il sourit pas plus que sur le billet. C’est vrai que ça impressionne, a toujours convenu Polo. Mercure tout craché, ton grand-père, ça impressionne.

Fais voir l’autre billet.

Je lui tendrais le plus beau billet du monde. S’il ne ronflait pas comme un damné sous cette verrière, il commencerait à chercher dedans on ne sait quelle vérité.

Moi, je fermerais les yeux un moment, le cœur qui cognerait, juste pour bien me ressaisir. 

A suivre

vendredi, 02 décembre 2011

Le plus beau billet du monde

I.

Cette merde, le fric, hein, vraie merde, tout ça ! Un monde qui n’espère plus qu’en ça, qu’a rien que ça ! Ça, putain ! Lorsqu’il a dit ça qu’il rumine sans cesse, toutes ses frusques volent et s’éparpillent comme d’habitude sur le plancher inégal de la pièce. Arrête Polo, tu viens de prononcer quatre fois le mot merde pour rien. Trois, corrige-t-il. Trois ! Et je sais pas combien de fois le mot putain. Il bondit sur le sommier mitoyen et j’entends le bruit des ressorts que ça fait toujours quand il dégringole, s’affaissant de tout son poids dessus, en lançant vers le haut ses bras, ses mains, ses jambes, ses pieds et en faisant le dos rond.

J’étais allongé depuis l’aube sur l’autre pucier tout pourri sous la verrière et je réfléchissais. Le jour est en train d’apparaître. A quoi bon, qu’il me fait ? Aujourd’hui comme toujours, Polo, il me regarde, sa bille ronde, les yeux plissés et son galurin encore rabattu sur la tête. Va-t-il le quitter pour roupiller ou l’oublier, encore l’oublier et le garder jusqu’à son réveil sur la tête, cette fois ci ?  Tu sais pas ?  Il me dit : Quoi donc ?

Je sors à nouveau les coupures de la poche de mon manteau. Je les lui tends. On campe bien plus qu’on n'habite ici, faut être honnête, dans les soutes de l’édifice dont ça cause tous les jours dans les journaux, leur saleté d’Europe. Il a toujours été bon Polo, c’est pour ça qu’il est resté pauvre. Y’en a qui sont pauvres parce qu’ils sont restés franc cons, d’autres parce qu’ils sont restés franc bons. Polo, c’est la deuxième catégorie. Allons, qu’il me dit, raconte 

Le premier de mes deux billets, cérémonieux comme un prêtre, je le lève alors dans la pâleur laiteuse d’une lumière aurorale tombée des vitres sales. Mon billet de cinquante francs ! Moucheté, usé, plissé. Un vrai chiffon, mais tant pis. Cérémonieux comme un officier de l’Etat-Civil je pointe du doigt l’effigie de cette femme mille et mille fois contemplée. Il connaît son portrait par cœur, Polo, qui me réciterait d’un ton mécanique, comme s’il servait la messe : Non, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, comme on l’a dit souvent, comme on le dit encore, ce n’est pas Cérès, la déesse de la moisson fertile. Celle que voilà n’est pas Cérès, non : elle est la France ! La France elle-même, en cette année 1935, celle enjouée de Mistinguett et de Chevallier, du feu dans les pattes et du soleil dans la voix, celle qui, cinq ans plus tard, rentrerait tout droit dans le mur, mais qui à cet instant se pare de feuilles et d’épis aux couleurs de l’automne, afin de ruser le monde qui la cerne en se donnant l’allure d’une Ancienne. Il pendouille bien un peu, son bonnet phrygien, c’est vrai, tout recouvert qu’il est de ces feuilles et de ces épis. C’est l’hellénique France, mon vieux, celle qui se réclame de ses humanités et rumine encore entre ses dents la passion du politique, celle de la race enracinée au sol, tenant son agriculture et sa Banque entre ses bras puissants comme la Grèce son Parthénon, Rome son Colysée, Marie son enfant !

 Je le regarde. En aura-t-il cette fois-ci marre de mon histoire ? Il a, ce matin, le regard éteint des jours qui vont pas bien. Il dit rien, cette fois-ci, rien... Une autre  journée commence. 

nouvelle,littérature,cérès,europe,billets français,anciens francs

A suivre

11:42 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : nouvelle, littérature, cérès, europe, billets français, anciens francs | | |

dimanche, 20 novembre 2011

Corneille de poche

On ne m’a pas élevé dans le culte forcené de l’enrichissement, mais dans le simple respect de l’argent. Tout billet gagné représentait un effort quotidien, dans ce temps-là de mon enfance. Je ne reverrai jamais, devant les colonnades du théâtre du Château de Versailles, le buste de Corneille, coiffé de sa mince calotte et nanti de sa fine impériale, siégeant au centre de trophées d’armes et de bouquets de fleurs blanches, bleues et roses, sans me représenter aussitôt le visage de ma grand-mère maternelle qui, lorsqu’elle m’en tendait un, prenait pour le toucher infiniment de précautions. Surtout s’il était neuf, et, tel une bûche dans l’âtre, s’il bruissait encore du secret sortilège de sa fabrication dans les imprimeries de la Banque de France. Le craquer, comme on disait à l’époque, ou mieux, le flamber, c’était vraiment détruire quelque chose. Il y avait bien comme cette superstition dans son regard bleu, derrière ses modestes lunettes. Elle me le tendait quand même, refusant de connaître l’usage que j’en ferai.

B65.jpg

Un cent francs Corneille, pourtant, ne figurait à cette époque qu’un cinquième de ce fameux Pascal, dont je ne me souviens guère avoir vu traîner chez moi l’effigie sur un coin de table. C'est qu'un Pascal représentait en pouvoir d'achat quelque chose comme quatre mille francs, et un Corneille sept cents, à cette époque-là. Le cent francs Corneille vit le jour en 1964 et fut retiré de la circulation en 1979, ce qui lui fit une durée de vie de quinze ans. Somptueux teen-ager, qui ne connut jamais la gauche au pouvoir, mais qui vibra avec tout un petit peuple dans les belles espérances de l'avant-Mitterand.

Dans la longue et belle dynastie des billets de cent francs, l'auteur de l'Illusion Comique se glisse entre un empereur (Bonaparte) et un peintre (Delacroix). Cela tombait bien, lui qui, d'Auguste à Néron,  peignit le caractère de tant d'empereurs sur la scène.  « Prends un siège Cinna... Rome, l'unique objet de mon ressentiment... cette obscure clarté qui tombe des étoiles... »

La présence du dramaturge dans le porte-monnaie de chacun, n'était-ce pas aussi la lumineuse trace de l'existence, dans l'esprit de chacun, et ce même sous la forme de ritournelles ressassées, des vieux hémistiches scolaires qui s'y étaient logés ? Le buste de Corneille sur un billet de cent francs rappelant mieux que n'importe quel sermon la primauté intellectuelle des Belles-Lettres et celle du théâtre sur le monde grossier de la finance, et la pérennité de la langue classique sur la misère de la nov'langue.

00:01 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature, corneille, billets français, anciens francs | | |

vendredi, 19 février 2010

Les anonymes de la Banque de France

C’est essentiellement en temps de guerre que la Banque de France, à l’image de la mère Patrie, eut recours dans son imagerie à des figures populaires anonymes. Encore que quelques inconnus, comme le Forgeron de Luc Olivier Merson & le Jeune Paysan de Robert Poughéon, purent à leur tour devenir les éléments d'une propagande d'Etat dont s'emplirent les poches des gens durant de longues décennies en temps de paix. Mais c’est plus  rare : à ces périodes moins turbulentes, la patrie reconnaissante préférait associer la figure des grands hommes.

La monnaie actuelle, du moins celle qui a cours dans la « zone (quelle appellation !) euro », ne présente même plus d’anonymes sur ses vignettes. Elle ignore les hommes et les femmes, qui ne comptent plus pour elle, et qui, de fait, le plus souvent, l'ignorent également : monnaie comme jetons. Les hommes sont désormais bien trop nombreux pour prétendre au moindre souvenir : hommes, comme jetons.  

C’est la monnaie de l’après-humanisme, celle des grands ensembles où l’on se méfie, des aéroports où l’on passe, des écrans pullulant partout pour enfoncer dans l’esprit de peuples acculturés, qui ne connaissent quasiment plus du passé de leurs pays respectifs que quelques événements et grands principes tronqués, les noms de stars et de starlettes aussi interchangeables qu’insipides, dont demain se hâtera de foutre le souvenir à la poubelle.

L’euro est une monnaie de consommation, laide, graphique et sécurisée. De mon point de vue, il faut être fou pour la collectionner. Cette monnaie n’aura jamais d’histoire véritable, comme en eurent les monnaies historiques : franc, lire, mark et pesetas.

Cela dit, il ya bien des gens pour collectionner des autographes de footballeurs et des capsules de sodas…

 

 

- Sur les quais

- Les jupons de Minerve

- Le faucheur sans peur et sans reproche

- Le forgeron et la fortune

- L'Oeil du Berger

- Gueule Noire

- Un billet pour les bretons

- Jeune Paysan

12:31 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : billets français, zone euro, littérature, anciens francs | | |