jeudi, 18 février 2010
Un billet pour les bretons
«C’est là la meilleure école où doivent aller les jeunes gens. Là est le défi de la mer à l’homme, la lutte où les forts deviendront très forts ». En diagonale de la vignette, le bras aux veines saillantes de ce pêcheur faisant corps avec sa corde ne démentira pas la phrase de Michelet, que je suis allé pécher dans La Mer. Ce billet de 20 francs fut la plus importante des trois coupures populaires éditées sous l’Occupation, après le 5 francs Berger et le 10 francs Mineur. Son premier alphabet est sorti des presses le 12 février 1942. Lucien Jonas cette fois-ci transporte son pinceau à Concarneau, dont on distingue au loin le beffroi, à l’entrée de la Ville-Close. Il met à l’honneur le monde de la pêche avec cet anonyme en suroît rouge et au regard bleu. Le cartouche est fait d’un agencement subtil de cordages et de filets dans lesquels s’emmêlent, dans les deux coins du bas, un poisson aux allures de corne d’abondance. En son verso, le billet célèbre le pays bigouden avec ce groupe de bretonnes traditionnelles, une église basse et son calvaire inspirés de ceux, battus par les vents là où finissent les terres, de Tronoën à la pointe de Penmarc’h.
Un fin connaisseur de la Bretagne écrit ceci dans son recueil de souvenirs : « Quand on visite à pied le pays, une chose frappe au premier coup d’œil. Les églises paroissiales, où se fait le culte du dimanche, ne diffèrent pas essentiellement des celles des autres pays. Que si l’on parcourt la campagne, au contraire, on rencontre souvent dans une seule paroisse jusqu’à dix et quinze chapelles, petites maisonnettes n’ayant le plus souvent qu’une porte et une fenêtre, et dédiées à un saint dont on n’a jamais entendu parler dans le reste de la chrétienté. » La symbolique de ces paniers d'osier emplis de couleurs qu’on voit au premier plan va de pair, bien sûr, avec celle du calvaire, celle des poissons, et celle de ces visages aux joues rondes et joyeuses, aux lèvres rouges comme ces pommes, ces tomates et ces potirons sur lesquels des mains aux doigts gourmands et fins se replient : il s’agit de rappeler au pays sa foi millénaire, alors qu’il traverse une épreuve à laquelle ne se peut comparer que celle qu'il subit du temps de Jeanne d’Arc : « Il me semble souvent que j’ai au fond du cœur une ville d’Is qui sonne encore des cloches obstinées à convoquer aux offices sacrés des fidèles qui n’entendent plus » notait, toujours au début de ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, et alors qu’il confessait hardiment ses premiers pas hors de Saint-Sulpice et de la foi de ses aïeux, un certain penseur athée, scientiste et rationaliste, qui ne pouvait s’empêcher, malgré tout, de demeurer breton.
11:47 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : beffroi de concarneau, bretagne, billets français, lucien jonas, littérature |
Commentaires
La France, la mère patrie, donc, regorge de richesses inépuisables pour nourrir ses enfants. Il suffit d’un peu de courage pour aller puiser dans les fonds marins ces poissons riches en protéines. La terre, elle, semble offrir d’elle-même tous les légumes que les femmes bretonnes transportent dans leur panier. L’abondance est de mise et on en oublierait les cartes de ravitaillement qui, sans doute, ne concernent que les habitants des villes. On est ici dans la France profonde, la vraie, celle du peuple plusieurs fois millénaire et donc éternel. L’occupant allemand ne représente qu’un épisode provisoire. Là-bas, loin de l’Alsace et de la Lorraine, la France, par sa province de Bretagne, touche à l’océan dans lequel elle va puiser ses forces vives. Loin d’être abattu, le pêcheur incarne la force et le combat, tandis que les femmes semblent déjà profiter des lendemains radieux symbolisés par l’abondance des récoltes.
Écrit par : Feuilly | jeudi, 18 février 2010
1942...un frisson m'emporte, février, une ride s'ajoute, Bretagne c'est Quiberon et sa côte sauvage où à 15 ans je commençais à lécher les babines des crêpes et me faire saisir par les baïnes...je crois que l'on ne peut pas oublier la Bretagne et les bretons et je donnerais tout "L'or" de Blaise Cendrars pour y retourner. Et ce billet pêché (et non évadé) a force et beauté d'une identité qui a su se préserver. magnifique hommage. La plus belle interprétation de Jeanne d'Arc me semble être celle d'Ingrid Bergman et j'ai trouvé ce torchon de l'inquisition ! où l'osier sent vraiment le brulé.
http://www.youtube.com/watch?v=6eN3TvxkuMA
Écrit par : Sylvaine | jeudi, 18 février 2010
Très beau ce billet.
Écrit par : voyageuse | jeudi, 18 février 2010
J'aime beaucoup ces billets finalement très incarnés.
Écrit par : Marie-Hélène | jeudi, 18 février 2010
Voici donc les trois coupures populaires éditées sous l'Occupation, le 5F Berger, le 10F Mineur & le 20F Pêcheur, qui entrent dans le grand livre des Anciens Francs dont la structure avait commencé de se constituer en août à Sète, avec "Les écrivains et la Banque de France", et s'est poursuivie en septembre et octobre avec "Les savants de la Banque de France", "Les artistes de la Banque de France", "Les politiques de la Banque de France". En prologue "La poésie et la monnaie" ; en échos "Billets rêvés" & "Le monde sans Cézanne".
On a le livre, non ?
Écrit par : Michèle | jeudi, 18 février 2010
A moins qu'il n'y ait encore "quelques valeurs faciales en rade" comme vous le disiez à Pivoine dans ce billet :
http://solko.hautetfort.com/archive/2008/01/06/20-francs-1870-1874.html
Écrit par : Michèle | vendredi, 19 février 2010
@ Feuilly : Pour le coup, je vous embauche ! Sérieusement ce que vous dites des trois billets est très cohérent avec la "propagande" d'époque. Et nous touchons, avec ce mélange de propagande qui varie au fil de l'histoire, de naïveté dans l'imagerie d'Epinal, d'esthétique de plus en plus travaillé afin de tromper les faux-monnayeurs, à ce qui fait le charme assez inédit des billets de banque...
Écrit par : solko | vendredi, 19 février 2010
@ Sylvaine : Mise en scène et interprétation (de même que ce noir et blanc) sont d'un symbolisme très efficace. On avait encore affaire à un cinéma de représentation, et non pas de démonstration (voire de monstration). Je ne vais quasiment plus jamais au cinéma.
Quant à ce que vous dites de la Bretagne, vous parlez à un convaincu.
Écrit par : solko | vendredi, 19 février 2010
@ Voyageuse : Merci
Écrit par : voyageur | vendredi, 19 février 2010
@ Marie Hélène : Mis bout à bout, les billets du vingtième siècle constituent la plus belle des bandes dessinées pour raconter l'histoire du pays
Écrit par : solko | vendredi, 19 février 2010
@ Michèle : Il en reste encore quelques-unes, en effet. Mais, vous l'avez compris, le "livre" est presque fait.
Écrit par : solko | vendredi, 19 février 2010
Comme toujours, vous touchez juste. Et il est bon, salvateur, dirais-je, que vous participiez à ce travail de démystification d'une époque aussi sombre de notre Histoire. L'argent, ce n'est pas simplement un moyen ; c'est aussi une symbolique puisque, comme vous le montrez, il est, dans sa matérialité fiduciaire, le passeur quotidien d'une certaine idéologie.
Cette Bretagne qui n'est même pas de carte postale puisqu'elle est monétarisée et politique n'est pas celle de mon cœur. Vous comprendrez que je lui préfère celle de Chateaubriand qui, dans ses "Mémoires", évoquant les alentours de Saint-Malo et ses habitantes écrit :
"tous les matins, au printemps, ces filles du Nord, descendant de leurs barques, comme si elles venaient encore envahir la contrée, apportent au marché des fruits dans des corbeilles, et des caillebottes dans des coquilles : lorsqu'elles soutiennent d'une main sur leur tête des vases noirs remplis de lait ou de fleurs, que les barbes de leurs cornettes blanches accompagnent leurs yeux bleus, leur visage rose, leurs cheveux blonds emperlés de rosée, ls Valkyries de l'dda dont la plus jeune est l'"Avenir", ou les Canéphores d'Athènes n'avaient rien d'aussi gracieux".
Je vous concède, cher Solko, qu'il n'y a pas plus de "réalité" dans ce tableau que dans la mythologie pétainiste mais la langue et l'imaginaire du Vicomte, plus lointains dans le temps, sont un acte de transfiguration toujours actuel quand ces billets sont un procès de réification effectivement caricaturale.
Écrit par : nauher | vendredi, 19 février 2010
Vous m'embauchez? Et je serai payé en anciens francs, en nouveaux ou bien en euros? A moins que vous ne préfériez de ma part un geste gratuit, ce qui, par les temps qui courent, est devenu si rare que mon bénévolat mériterait d'être souligné.
Mais il ne reste plus beaucoup de billets à commenter, cela ne vaut plus la peine.
Par contre vous pourriez nous faire une chronique non plus sur les billets ou sur Lyon, mais sur le Rhône, cela ne manquerait pas d'intérêt. L'Antiquité, la Tarasque, les écluses, le rapport des hommes au fleuve...
Écrit par : Feuilly | vendredi, 19 février 2010
@ Nauher : Rien ne se compare à la prose du Vicomte, pas même celle de Renan. Cela dit votre citation est d'un à-propos avec le verso du dessin de Lucien Jonas assez étonnant.
Il faudrait se pencher de plus près sur la corrélation entre les vignettes choisies par ces messieurs de la banque et les dirigeants politiques. On a parfois de grosses surprises, avec des écarts très importants (Un billet dit "le Flameng" a été édité plusieurs décennies après sa composition. Le billet sur Clemenceau, qui n'est finalement jamais sorti pour cause d'Europe en est un autre exemple). Tout ça pour dire que même si ces trois billets ont un rapport avec l'Occupation, il n'est pas certain qu'ils soient des œuvres de pure commande. C'est la différence avec l'affiche, qui est clairement, elle, une œuvre de propagande et du coup m'intéresse moins. Les billets ne font que "baigner" dans l'idéologie, là où l'affiche la revendique. Et puis le fait qu'ils aient circulé, aient eu une valeur et une histoire pour des millions de gens incarnés, je ne sais pourquoi, me touche.
Écrit par : solko | vendredi, 19 février 2010
@ Feuilly : Alors c'est donc vous qui m'embauchez !
Il faudrait pour les chroniques sur le Rhône interroger un homme comme Bernard Clavel qui a travaillé le sujet à la perfection. Le Rhône, je me suis quant à moi beaucoup trop contenté de le regarder filer vers le sud, d'y jeter souvent des pensées (souvent les plus noires)...
Il les a, à chaque fois d'ailleurs, généreusement emportées au loin.
Mais c'est la deuxième fois que nous nous retrouvons ainsi à parler de fleuve...
Écrit par : solko | vendredi, 19 février 2010
Tout à fait d'accord avec vous quant à la distinction du billet et de l'affiche, et sur l'intérêt que vous portez alors sur les billets, parce que nous sommes alors, sans tomber dans le verbiage jungien, dans l'ordre de l'inconscient collectif.
Il est certain que ce serait une erreur d'analyse historique que de "réduire" ces oeuvres à leur seul cadre pétainiste. Ce serait oublié que cet accomplissement dans le temps où règne le Maréchal ne relève pas d'une parenthèse sortie de nulle part. Il me paraît clair que l'imaginaire que vous mettez en lumière ne peut se circonscrire à cette seule période. Cette mythologie païenne de la terre procède d'une tradition plus ancienne, notamment maurassienne (quand bien Mauras sera une figure reléguée de la période). En circulant, grâce aux billets, elle acquiert une "naturalité" contre laquelle il est bien plus difficile de lutter que lorsqu'il s'agit d'affiches de propagande explicite. Faire croire aux gens que leur imaginaire naît de leur propre désir est le meilleur moyen de les faire adhérer à un mouvement.
Écrit par : nauher | samedi, 20 février 2010
J'arrive en retard et j'ai failli laisser passer ce billet magnifique!
Foin de considérations politiques, ces billets de banque ornés de bigoudènes faut vraiment les dénicher! Solko le magicien.
Tronoën et son calvaire est un site encore protégé et son environnement reste sauvage. C'est l'un des plus anciens calvaire de Bretagne.
http://images.google.fr/imgres?imgurl=http://cdn.fotocommunity.com/Architecture/Architecture-religieuse/St-Jean-de-Tronoen-le-calvaire-a19029003.jpg&imgrefurl=http://www.fotocommunity.fr/pc/pc/display/19029003&usg=__VPlsuLhr4tb1QHcpb8Z6dvvWRMw=&h=797&w=1000&sz=233&hl=fr&start=17&itbs=1&tbnid=zVbKr-5SDmPmyM:&tbnh=119&tbnw=149&prev=/images%3Fq%3Dcalvaire%2Bde%2Btronoen%26hl%3Dfr%26gbv%3D2%26tbs%3Disch:1
Je passe le lien de ce billet à quelques bigoudens!
(les galettes de Tronoën sont délicieuses)
Merci Solko.
Écrit par : Ambre | lundi, 22 février 2010
"des mains aux doigts gourmands"
On ne saurait mieux dire, ceux que l'on voit enserrer le potiron m'en rappellent d'autres à qui ce qualificatifs sied merveilleusement!!!
Écrit par : tanguy | jeudi, 04 mars 2010
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