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mercredi, 17 février 2010

Le problème Jean-Jacques Rousseau

On aime ou l’on n’aime pas Rousseau, c’est une affaire entendue. Depuis quelques années, depuis que les grandes voix qui parlèrent de lui se sont tues, il semble que ses ennemis jubilent derrière l’épaisse grimace de leur sourire voltairien : de fait, après Le Contrat social et la Nouvelle Héloïse, Les Confessions paraissent à leur tour de moins en moins lues, étudiées avec enthousiasme en tout cas. Et tous les débats que Jean-Jacques suscita dans les années soixante-dix, et qui bien souvent aboutirent à des lectures à total contre-sens, paraissent à l’heure de la pensée globale d’une telle obsolescence à bon nombre d’esprits des plus spécieux en vérité, que c’en est pitié.

« Ce qui se découvre à nos yeux n’est pas une doctrine achevée ou bien arrêtée, il s’agit au contraire d’un mouvement de la pensée qui constamment se relance », disait Ernst Cassirer en 1932 (1). Et de fait, en affirmant que la pensée de Rousseau ne s’inscrivait jamais dans un système organique clôt, mais saisissait les grands principes de la civilisation dans leur mouvement même, Cassirer parvint fort intelligemment à restituer la vitalité de Jean-Jacques à ceux de sa génération. Starobinski (2) saisit la balle au bond, puis, avec ce souci d’analyse qui jamais ne se départit d’élégance, 740100_2873965.jpgexpliqua en quoi, pour l’auteur des Confessions, la transparence était un mythe d'autant plus nécessaire que l'obstacle était de taille, et que pour celui de l'Emile, l'innocence en était un tout autant, le seul qu'un bon pédagogue pouvait vraiment opposer à l'idée démente qu'on se faisait alors de l'enfance. Ce point là est capital pour qui doit réfuter les penseurs postmodernes de l’innocence naturelle de l’enfant qu’un pédagogisme aussi théorique que benêt a fait croître comme chiendent dans les milieux les plus influents des sciences de l’éducation au nom d'un rousseauisme non seulement mal compris, mais surtout profondément malhonnête.

 

L’innocence, un mythe, donc. Comme la transparence. Soit. Mais pas l’univers moral qui les revendique à chaque épreuve de son existence. C’est ce qui énerva tant la secte des Encyclopédistes et leur souci aussi constant que pragmatique d’œuvrer pour leur foutue Civilisation. Rousseau n’œuvrait, lui, que pour l’espace qu’on serait encore capable de réserver à l’homme dans cette civilisation en pré-révolution. Et cet homme, comme il le dit si bien, ce sera moi : entendez par là, moi-même en compagnie de chacun de mes lecteurs. Nous touchons là au cœur de ce qui rendra Rousseau aimable pour toujours, quels que soient par ailleurs les reproches qu’on peut adresser à sa pensée, dès qu’on la fige en un coin de notre mauvaise foi : c’est lui qui, dans La Nouvelle Héloïse, donna corps comme jamais, donna chair et pour tout dire incarnation à la société des Belles Ames. Un mythe encore, s’exclameront les voltairiens, qui ne croient qu’aux bienfaits du Parlement, à la beauté de la machine à vapeur et à la ferveur des lois du marché. Lorsque Saint-Preux dépeint à milord Edouard (3) les vertus de la société de Clarens, c’est un coup de poing dans le ventre que Jean-Jacques leur retourne, tant la paix sociale et l’économie domestique proposées y paraissent à mille lieux d’un projet politique défini. Si demeure chez Jean-Jacques une conscience aigue, jamais prise en défaut, et toujours soucieuse d'elle-même,  c’est celle que l’homme civilisé n’est jamais acquis, utopie dans laquelle vivent ceux qui vont partout déclarant  que, par le prodige de la Raison, ce vieux sauvage le serait pour jamais devenu. Voilà pourquoi on ne peut si facilement décider de le séparer de sa nature. Ni si facilement croire réglé Das Problem Jean Jacques Rousseau. Une belle âme n’est point un don du ciel, c’est le lent produit d’’une longue dialectique qui engagea l’espèce entière avant d’engager chacun d’entre nous, à un moment particulier du développement toujours imprévisible de cette espèce, et toujours imprévisible, de chacun de ses membres.

Il semble que ce soit cet aspect-là de Rousseau qui le rende aussi dérangeant auprès des responsables politiques actuels de tous bords, si ingénument convaincus d’agir en bons humanistes en retirant du champ commun tout ce qui, de près ou de loin, peut susciter en nous le sentiment d’une appartenance à l’humanité : pas seulement ce vaste marché contemporain de vivants interchangeables qu’ils font des peuples peu à peu, mais cet ensemble immuable et vaste qui comprend les vivants et les morts, et dont Jean-Jacques & nous, au plus haut titre bien sûr, faisons partie.

 

(1) Ernst Cassirer , « Le problème Jean-Jacques Rousseau », 1932

(2) Jean Starobinski , « La transparence et l’obstacle », 1976

(3) La Nouvelle Héloise, IV, lettre 10 et V, lettres 1 à 7

 

 

09:34 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : jean-jacques rousseau, littérature, ernst cassirer, jean starobinsky | | |

Commentaires

Tout à fait d'accord avec vous pour dire que chez Rousseau ce sont les hésitations, les tâtonnements qui font sens et que la clôture apparente d'un projet (je pense au "Contrat social) est d'une certaine manière démentie par les naufrages symboliques d'une écriture qui est comme un verre dépoli (et cette métaphore me fait penser à Spinoza, immanquablement). Il n'est donc pas possible de le "circonscrire", à l'inverse d'un Voltaire dont l'efficience rhétorique est à la mesure d'un projet jamais ouvertement affiché mais qui cadre bien avec les tenants et les aboutissants d'une philosophie "pratique", à l'anglaise, pour faire court. Rousseau cherche pendant que Voltaire écrit qu'il a trouvé. Le premier écrit des "Rêveries", l'autre un "Dictonnaire philosophique". Tout est dit.
Reste le cas pour moi le plus troublant : Diderot. Celui qui va jusqu'à mettre en scène/en jeu sa dualité : je suis le "Moi", je suis le Neveu. Celui qui ne peut s'empêcher de bâtir et d'essayer de faire tenir droite la raison, et qui ne peut s'empêcher, en même temps, d'explorer les échappatoires de la fiction dans ce qu'elle est un supplément irréductible à notre réalité.

Écrit par : nauher | mercredi, 17 février 2010

PRECIOUS

L'innocence est barbare
Aux yeux du crime organisé
Dont l'intention est évidence
Annihilée par le chaos
Héritage fondateur qui décivilise
Les flocons citoyens
Aux narines attendries
Par le fumet volage
Dont se repait le coq
Des villages charmants

Écrit par : gmc | mercredi, 17 février 2010

dans "L'Oeil Vivant" il dit "Mais l'imaginaire lui-même se détache d'un fond sans image. A plusieurs reprises, dans les Confessions, Rousseau parle d'un état premier du désir, qui est pur sentiment, et qui n'a ouvert les yeux ni sur le monde réel, ni sur les spectacles de la rêverie. C'est un tumulte obscur, une brûlure qui ne se connaît que confusément, ignorant encore d'avantage ce qui peut l'assouvir....J-J R. si nous l'en croyons, est resté longtemps captif d'un inquiétude aveugle, goûtant l'ivresse de se sentir exalté et troublé sans savoir pourquoi." p. 125 Gallimard "Le Chemin collection dirigée par Georges Lambrichs.
Merci de parler de ce prof...que j'ai vénéré.

Écrit par : Sylvaine V. | mercredi, 17 février 2010

@ Nauher : Ce sera un de mes projets restés à l'état de chimères : monter "le Neveu de Rameau" (si possible au Rond-Point des Champs-Elysées), avec dans le rôle de MOI la figure de la bien-pensance absolue, Bernard KOUCHNER et dans celui de LUI, le pitre contemporain Mickael YOUN
SI l'un des deux sus-nommés passe par là...

@ GMC :
Content de vous relire à l'occasion de ce billet sur Rousseau. Ce n'est pas tout à fait innocent, non ?

@ Sylvaine V : Vu et apprécié quelques-unes de vos superbes photos. Merci à vous. "Vénéré", le mot est fort, dites-moi!

Écrit par : solko | mercredi, 17 février 2010

Solko...Pas si fort que ça---il était intelligence, charme et volupté....entre 1962 et 1964...:-)

Écrit par : Sylvaine | jeudi, 18 février 2010

Vous me donnez envie de lire Rousseau, Solko. ce n'est d'ailleurs pas la première fois, s'il m'en souvient.

Écrit par : tanguy | jeudi, 18 février 2010

Les commentaires sont fermés.