lundi, 05 décembre 2011
Le plus beau billet du monde (4)
IV
Le billet, ça m’est facile de le montrer à Polo, pourquoi n’ai-je pu à Rita ? Rita, c’est comme un jeu dont je n’ai pas la règle, une société dont je ne sais la langue. Le marché, le produit. Les salons internationaux. Les profits. C’est tout ça, Rita, si attirante de l’autre côté du fossé.
Je n’ai pas pu la première fois, je n’ai pas voulu la seconde, quand elle m’a entretenu de son Américain à la brasserie du Maine. Elle ne zyeutait plus mes manches douteuses, mais tout de go, dans le tintinnabulement joyeux de la fin du service, voilà qu’elle m’appelle son ami : « pas question de m’engager à votre place autrement qu’en promettant à mon contact de lui transmettre vos coordonnées dans le cas d’un accord pour une rencontre durant son escale avant Maastricht… Le plus beau billet, pouffe Rita, il ne sait même pas duquel il s’agit, une épreuve ou un fauté, tout juste qu’il est français… Mon ami, notre prix sera le sien… »
Il va de soi que l’Américain a de quoi payer au-delà de ce que des gens de ma trempe imaginent. Je me rembrunis imperceptiblement lorsque les lèvres de Rita susurrent de telles sommes. Je me rembrunis autant que ça paraît l’égayer. Elle a dû faire des études de commerce, elle exerce un métier. Le petit marc nous monte à la tête. Sûr qu’elle pense me rendre service en m’offrant l’opportunité de m’en débarrasser à de tels prix. Mais tout cela est trop irréel. Et je ne suis pas sûr qu’elle ait bien tout pigé de mon cas personnel.
Tu ferais mieux, me dit Polo d’en tirer le meilleur parti. Rita a le regard brûlant, les doigts fins, la peau qu’on sent tiède, et les courbes nourries capiteuses, comme tu les aimes. Le plus chouette billet, c’est elle, mon salaud. Hilare sous son galurin.
Rien n’est plus mélancolique que des reliefs de fruits de mer sur un plateau cabossé. La nacre effritée des huitres, la glace en train de fondre, les veines blanches, grises et noires du marbre de la table. Autour de cette nature morte, la brasserie se vidait sérieux et les garçons en veste blanche, comme de grandes cigognes, semblaient pressés de rentrer au nid. Qu’avais-je eu besoin d’évoquer ce billet, au bout du compte ?
Lorsque les tables furent vides autour de nous, je lui chuchotai à l’oreille :
« La naissance du trois cents francs Clément Serveau n’est-elle pas à elle seule un roman ? Dessiné l’année d’Hitler en 33, émis celle de Munich en 38, et puis placé en réserve durant toute une guerre mondiale, comme le bon pinard en fût. La Banque de France n’autorisa sa circulation que la paix revenue, lors de l’échange de billets voulu par de Gaulle.»
Lorsque je rajoutai ; un spécimen neuf et surchargé, Rita cessa de faire la moue. Elle aurait voulu l’expertiser. Je dus lui avouer que je ne l’avais pas sur moi.
- Il faut monter chez vous pour toucher le billet, c’est ça ?
Je me suis à nouveau dégonflé, j’ai dit : je vous le porterai lundi à l’agence.
Je suis rentré seul. «Ce billet, faudra que tu le lâches un jour, m’engueula Polo. Il pèse trop sur tes épaules. C’est trop de lierre qui t’assombrit... ».
A suivre
05:48 Publié dans Des nouvelles et des romans, Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, billets français, anciens francs |
Commentaires
Je ne suis pas encore allée regarder l'allure qu'il a, le "Trois cents francs Clément Serveau" ; son nom seul ressortit au mythe.
Il a bien raison, l'ami de Polo, de le soustraire aux regards débordant de convoitise. Et à moins de s'assurer un avenir très confortable, il aurait bien tort de se défaire du "plus beau billet du monde". Je vous le dis :)
Écrit par : Michèle | lundi, 05 décembre 2011
"Et je ne suis pas sûr qu’elle ait bien tout pigé de mon cas personnel."
J'adore !
Écrit par : Michèle | lundi, 05 décembre 2011
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