vendredi, 26 décembre 2014
Capitale
André Blanchard naquit en 1906 et mourut à en 1975. Son passage par Polytechnique n’altéra pas son goût pour la poésie, bien au contraire. Ingénieur, il survit désormais pour ses travaux sur les baroques du XVIe siècle (dont Chassignet) dans son Trésor de la poésie baroque et précieuse publiée par Seghers en 1969. Il laissa surtout une œuvre poétique éparse. Son premier poème fut publié dans la revue Méditerranée, lui-même demeura un fidèle des cahiers Points et contrepoints de Maurice Bousquet et fonda plusieurs revues poétiques, dont Correspondance et Bételgeuse.
Il vécut en cette époque intermédiaire entre la poésie versifiée attachée à la mélodie et l’ère du textuel fasciné par la structure. Attiré sans doute par ce dernier, il demeura fidèle à la première et composa son œuvre en vers encore réguliers bien que le plus souvent non rimés. Parfois, sa plume s’oriente vers la prose poétique, comme dans Capitale, un recueil dédié au Paris libéré que publia Seghers en 1945, et dont voici les dernières lignes
Tes ennemis te croyaient facile, tes amis frivole, et je te connus facile pour l’héroïsme, frivole au point de sourire à la mort, tendre et modeste fiancée du sublime. Il y avait des roses plein les tonnelles et les portiques, du soleil plein les chaussées : tes enfants, Capitale, ont aimé ces jours resplendissants, ils les ont aimés parce que la vie aime la vie et qu’ils voulaient vivre de vie, et c’est pour cet amour impollué qu’ils ont , si facilement, si frivolement, si simplement pris les armes, de pauvres armes, des armes de rien : ils les ont prises pour toi et tu leur a donné l’aide occulte de tes complicités, de toutes celles qui te lient à la Victoire. Enfin contre le barbare ennemi c’est Lutèce qui regimbe, Non ! ce n’est pas Grenelle ou Montmartre, ni Passy ni Belleville, ni Saint-Paul, ni Saint-Germain, pas même la montagne Sainte-Geneviève ni l’ardent Faubourg Saint-Antoine, c’est le petit coin de terre qu’enclot jalousement la Seine, c’est le peu d’espace compris entre la Cathédrale et le Palais, c’est le lieu sacré borné par la Beauté, la Foi et la Justice qui jette ce cri de délivrance et change les destins. L’âme éternellement soumise aux lieux qu’elle a choisis ne connaît donc point de force qui prévale entre elle et les siècles, leurs révolutions comme leurs oublis, les hommes, générations après générations n’en troublent donc point les vertus ! Ici tu naquis, tu renais ici, Capitale, et le sang de tes nouveaux fondateurs se mêle au sang des héros qui te conçurent. Ainsi survivant à la chair, l’esprit par delà les nuits desséchées renouvelle ses promesse de grandeur et de pérennité
Je vous parle d’André Blanchard parce que le hasard d’un rangement m’a fait tomber sur un dossier dans un carton acquis en salle des ventes (précieuse salle des ventes) dans lequel se trouvent, parmi quelques-uns de ses livres, quelques pages manuscrites de lui, dont certains poèmes publiés en revues, d’autres inédits. Il n’y en a pas assez pour constituer un recueil, alors je me dis que peut-être je pourrais les publier ici au fil des jours qui viennent, pour les amateurs de cette poésie en clair obscur, entre tradition retrouvée et décomposition annoncée, si caractéristique de ce que furent les années cinquante / soixante;
15:14 Publié dans Des Auteurs, Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : capitale, paris, littérature, poésie, seghers, andré blanchard, chassignet, libération, baroque, france |
mardi, 06 décembre 2011
Le plus beau billet du monde (5)
V
Je peux l'imaginer, Sébastien, démobilisé, ne connaissant dans Paris que peu de gens vraiment, seul dans la chambre meublée qu’il louait pour un billet de cinq mille, en train de n’espérer qu’en une pauvre image toute neuve, qu’il décidait de conserver précieusement chaque journée proche de son cœur jusqu’à ce qu’il trouvât celle qui lui ressemblait.
1945. La date exacte… L’échange ordonné par le Général se faisait par séries de lettres, et comme Sébastien passait dans les dernières, son tour dut être vers le mercredi 13 juin. Dans la France ruinée de l’époque, y’avait queue rue Croix-des-Petits-Champs, queue de gens ordinaires tous en file avec leur pognon à la main, de gens fatigués de tout, de la guerre, des queues, des aboiements politiciens de tous bords, à attendre, à s’entreregarder, à siffloter Fleur de Paris. Certains avaient même apporté des pliants. Au milieu d’eux, il se sentait très seul.
Le moment qui compte fut celui-ci. Lorsqu’il tendit ses coupures démonétisées au guichet de la Banque de France et qu’une caissière en échange lui offrit à nouveau sa gueule, une fois encore, sa propre gueule sur un billet à masque de Mercure, un Mercure cette fois-ci de profil sur un bifton de trois cent balles. Aurait-il donc un sosie, un sosie qui posait pour les graveurs de la Banque de France ?
Ce qui dut le frapper ce jour-là, Sébastien, tandis que plein de monde attendait derrière lui qu’il ait fini de compter ses billets, c’est que cette grâce juvénile qui n’avait pas abandonné les traits de Mercure commençait à laisser tomber les siens. Ce cou puissant, ce nez droit, cette ligne grecque, cette peau sans ride, ce regard sans amertume, ce crâne ailé, sa jeunesse : voilà que le trois cents francs de remplacement la lui balançait d’un coup en pleine gueule lui qui pour toute avenir se voyait foncer à présent vers les temps les plus noirs du monde. Il eut un moment d’hésitation, forcément, et puis, il retourna le billet.
Alors là, c’est la première fois, et c’est pour de bon, que Sébastien tomba amoureux, niaisement, sans crier gare, comme dans les chansons de coin de rues. Là, pile, quand il découvrit le visage de la Cérès du trois cents francs Serveau, rue Croix-des-Petits-Champs, ce jour de juin 45, quand la France entière échangeait ses billets.
Pas un portrait à l’identique trafiqué, cette fois-ci. Pas comme sur le billet des années trente.
Non, pas une espèce de sosie, qu’un dessinateur économe aurait cloné à son image.
Mais un vrai visage, un visage autre, qui lui convenait. Un beau visage ovale et doux. Sur les petits rectangles blancs tout neufs qu’on lui distribue, son double. Pas son sosie. Son double. Son double féminin, authentifié exact par les signatures conjointes d’un caissier général et d’un secrétaire général. Sa promise. Comme s’il avait fallu toutes ces années pour qu’elle apparût enfin, non pas rafistolée à partir d’une des côtes de Mercure, mais libre, authentique, singulière, étrangère, mystérieuse, autre, pleinement. Cérès.
Quelle était cette inconnue ?
Il se retourna, sur le point de demander à un concierge de la rue Croix-des-Petits-Champs le nom du modèle qui aurait posé sur ce billet. Peut-être se trouvait-elle là, parmi cette file immense de gens qui, malgré leur fatigue, portaient tous sans le dire la même impression étrange d’avoir survécu au pire, la même joie d’être rescapé. C’était d’abord cette joie et cette joie seule, la joie de la victoire et celle de la Libération.
Peut-être cette femme était-elle encore parmi eux. Fébrile, il observait chaque trait, chaque visage. Peut-être aussi n'avait-elle pas survécu.
A suivre
16:35 Publié dans Des nouvelles et des romans, Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : échange des billets 1945, clément serveau, libération, littérature, billets français, anciens francs |
mercredi, 16 décembre 2009
Jeune Paysan
« Ils quittent un à un le pays, pour s'en aller gagner leur vie,
Loin de la terre où ils sont nés. Depuis longtemps qu'ils en rêvaient,
De la ville et de ses secrets, du formica et du ciné… »
Jeune paysan, 1964 : Lorsque Jean Ferrat créait La Montagne, cela faisait déjà dix ans que sa coupure était retirée de la circulation. Celui qu’on voit sur la vignette fut donc un ultime résistant avant le progressif démantèlement de l'agriculture du pays. La « date de création » de la coupure, comme il est d’usage de le dire, fut le 7 novembre 1945. Quelques trois mois plus tôt (le 6 août et le 9 août), le bon Truman avait largué ses bombes atomiques sur Hiroshima puis sur Nagasaki. Dans les mémoires de Truman, je relève au passage cette phrase assez succulente : « Le 24 juillet à Potsdam, je signalai en passant à Staline que nous possédions une nouvelle arme dont la puissance de destruction était exceptionnelle mais le chef soviétique ne parut pas s’intéresser vraiment à cette nouvelle. Il se contenta de dire qu’il était heureux de l’apprendre et espérait que nous en ferions « bon usage contre les japonais. »
Le pays se trouve alors en plein Gouvernement Provisoire de la République Française, lequel dure depuis un an ( juin 44) et en durera encore un autre (jusqu’en janvier 46). Période que dans ses Mémoires de Guerre, De Gaulle nomma celle du Salut. Et dans le Salut le chapitre Discordances. Sous l’égide de René Pleven le ministre des finances, on venait de procéder entre le 4 et le 15 juin, à l’échange des billets dans plus de 34 000 guichets (banques, bureaux de poste, caisses d’épargne, perceptions) : « L’opération visait écrit De Gaulle, à révéler l’avoir de chaque français. Déjà l’administration connaissait la valeur des fortunes en biens immobiliers, rentes, actions, obligations nominatives. Il lui restait à savoir comment était répartie la masse des titres au porteur : billets et bons à court terme. Les propriétaires avaient à présenter et par là même, à déclarer leurs titres. On les leur remplacerait franc pour franc, par des nouvelles vignettes. Du coup devenaient caduques les coupures qui n’étaient pas remises aux guichets publics, celles notamment, que les Allemands avaient emportées chez eux, celles aussi que leurs possesseurs préféraient perdre plutôt que d’en avouer le total (…) Cette photographie de la matière imposable allait permettre au gouvernement d’établir sur une base solide la contribution qu’il méditait de lever.»
Pour remplacer au plus vite les coupons anglais et américains qui avaient été distribués en masse (voir video ICI ), et dont les contrefaçons se multipliaient, on confia donc à Robert Pougheon (1886-1951) , ancien directeur de l’Académie de France à Rome, la création d’une série homogène : le 500 francs Chateaubriand, le 50 francs Le Verrier, et ce Cent francs jeune paysan.
Le dessin de Poughéon symbolise d’une part le monde agricole, avec ce jeune héros aux blondes boucles et aux joues roses, précédant une paire de bœufs, et d’autre part l’univers de la mer représenté au verso par une famille de marins dans le décor cinématographique d’un port. L’homme assis, coiffé d’une casquette et en tricot de corps, rêve au large, là où sont les mats des cargos. La femme en jupe et en fichu, accoudée à une amarre, regarde dans la direction opposée vers les terres en tendant un crabe à l'un de ses trois enfants nus qui jouent entre eux. Entre eux, précisément, ça n'a pas l'air d'aller très fort. Les regards des personnages ouvrent le billet en tous sens. On dirait bien que ce vieux pays, "cet antique pays que vous ne comprenez pas", disait De Gaulle à Truman, veut quitter une terre et des frontières dont, à tort ou à raison, il est las.
La dernière émission de ce billet de cent francs qui fut, parait-il, l’un des plus populaires de cette valeur faciale, date du 1er avril 1954. Il ne valait alors quasiment plus rien et fut remplacé par une simple pièce après son retrait.
La Banque de France ne réédita à nouveau cette valeur faciale de cent francs que le 5 mars 1959, lorsque le 10 000 AF Bonaparte fut changé en 100 NF. Pour une quarantaine d’années, le franc allait se donner l’illusion de vivre encore.
12:47 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : jeune paysan, billets français, libération, de gaulle, pléven |
mercredi, 28 janvier 2009
Soufflot, on se l'arrache
Le dôme de l'Hôtel-Dieu est un repère si installé dans le paysage qu'il est l'un des préférés des Lyonnais. A l'origine de sa construction, au milieu du XVIIIème siècle, la nécessité d'évacuer l'air trop vicié des salles où reposaient les malades du vieil hôpital, dont Soufflot vient de restaurer la façade : "L'air est si infect dans les nouveaux bâtiments que, malgré toutes les précautions prises pour le purifier, beaucoup de malades y ont trouvé la mort; les gens de l'art jugent unanimement que l'élévation du dôme projeté peut seule rendre l'air salubre. L'humanité ne permet donc pas de différer ce moyen; mais les finances de l'Hôtel-Dieu ont été épuisées par les dernières constructions." (Dagier, Mémoires de 1754).
Les recteurs de l'Institution vénérable obtiennent des prévôts et des échevins, par acte consulaire, le versement de 5000 livres par an pendant dix ans à l'Hôtel-Dieu, "à charge pour les recteurs de faire commencer les travaux et de ne pas les suspendre". Ils reçoivent en outre la promesse de 100 000 livres à titre d'encouragement. Le duc de Villeroy, gouverneur du Lyonnais, accorde également son aide en 1761, en réaffirmant son attachement pour les pauvres. Mais Soufflot, nommé par le marquis de Marigny contrôleur des bâtiments pour Paris, supervise les travaux du Louvre depuis le début de février 1755. Louis XV a approuvé par ailleurs son projet pour la montagne Sainte-Geneviève. On se l'arrache, dirait-on aujourd'hui…
Aux réclamations des recteurs de Lyon, Marigny répond en février 1756 qu'il n'est pas dans son intention de priver la ville de Lyon des services de l'architecte, mais qu'il ne peut non plus lui permettre de s'y rendre. Il y a, dans le début de la Cantatrice Chauve de Ionesco, une réplique de M.Smith dans ce goût-là : « Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu’elle est belle. Elle est trop grande et trop forte. Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant, on peut dire qu’elle est très belle. Elle est un peu trop petite et trop maigre. »
Soufflot se rend à Lyon malgré tout pour l'inauguration de son théâtre, le 30 août 1756, et accepte de s'occuper du dôme par personnes interposées. Les architectes Melchior Munet et Toussaint Loyer, désignés par lui, travailleront sur ses plans, chacun des deux architectes recevant la moitié des honoraires prévus pour Soufflot. Dès 1756, tailleurs de pierres et appareilleurs s'étaient déjà mis au travail. En 1758, le charpentier passe prix-fait pour la charpente qui sera achevée en 1761.Les sculpteurs G.Allegrain et P Mouchy sont chargés de l'éxécution de quatre statues (La Charité, La Douceur, et les fondateurs du premiers Hôtel-Dieu, le roi Childebert et la reine Ultrogothe). Cl. Jayet sculpte, lui, la figure qui représente la Religion sur la face du Dôme, tandis que Chabry s'occupe des anges en plomb portant le globe qui doit recevoir la croix chrétienne du Dôme. Le bâtiment est enfin inauguré le 16 decembre 1764. Les frais de construction du dôme lui-même se sont élevés à 555 556 livres de l'époque : l'ensemble a bien plus l'air, comme l'avait souhaité Soufflot, « du palais d'un prince que d'une maison des pauvres »
Le 4 septembre 1944, le dôme est incendié accidentellement, lors d'une fusillade liée à la Libération de la ville. L'embrasement est soudain et spectaculaire, détruisant totalement la charpente de 1761 ainsi que la large cheminée d'aération qui avait été à l'origine de son édification. Cette cheminée n'a pas été rétablie lors de la restauration (1956-1969), lorsqu'on a remplacé la charpente par du béton.
13:07 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : lyon, hôtel dieu, seconde guerre mondiale, libération, dôme, soufflot, histoire |
jeudi, 18 octobre 2007
Le jour où LIBERATION a définitivement perdu son âme.
Je sarkozisme, tu sarkozismes, nous sarkozismons, ils sarkozisment... Le 18 octobre 2007, grève des cheminots et divorce élizéen entrent en collusion dans l'événementiel du jour. En trois actes, Laurent Jaffrin et son équipe de bronzés à cols ouverts choisissent de faire la une sur le couple déchiré. A l'intérieur, Antoine Guiral s'en donne à cœur joie dans le cliché people et le lieu commun larmoyant. De l'apogée à la liberté en passant par la dégringolade. On dirait, nom de Dieu, du Yasmina Reza !
Première page atroce : Cecilia en desperate housewife. De dos, Nicolas peut jubiler. Il a définitivement gagné. Dans l'opposition, il ne rencontre plus d'opposition. Ou du moins, plus que cette opposition people et frelatée que pratique l'ex-journal de Sartre devenu journal de Rothschild depuis des mois déjà. Nicolas peut se réjouir : L'annonce de son divorce à venir, dont tout le monde se fout en réalité, est jugée plus essentielle qu'un traitement sérieux de la grève des cheminots. Comble de l'ironie, en attendant d'improbables bus, RER ou métro, le français moyen aura eu tout le loisir en ce triste jour de s'informer en long, large et travers sur tous les déboires de ce couple, au fond quelconque par les temps sordides que nous vivons : un opportuniste véreux et une courtisane de luxe.
Séparation des Sarkozy: «Il est temps de refermer la page de l’américanisation de la vie publique»
Il serait temps de refermer aussi l'américanisation de Libération, ainsi que la peopolisation de la presse dite de gauche en général, d'ailleurs. Libé était devenu depuis longtemps un torchon, c’est désormais une serpillère. Car sinon, le sarkozysme aura, de fait, gagné, et pour longtemps, son droit de cité : Je sarkozisme, tu sarkozismes, nous sarkozismons, ils sarkozisment... Quand l'opposition à Sarkozy n'a plus qu'une fonction, à la fois sociale et médiatique, celle de légitimer son sacre, elle devient la face cachée de ce dernier. Entre Libé et n'importe quel gratuit, il n'y a désormais plus qu'une différence : son prix. Qu'il ne s'étonne pas si son chiffre d'affaires continue de s'effondrer.
16:30 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : libé, libération |