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samedi, 19 juillet 2008

La victoire, en chantant...

La taille-douce est une technique d’impression permettant, grâce à une gravure en creux réalisée dans le métal, de déposer une faible épaisseur d’encre en surimpression. Le relief obtenu est perceptible au toucher et l’image acquiert une plus grande netteté. Dès l'année 1852, les techniciens de la Banque s'étaient préoccupés des garanties que pouvaient apporter aux valeurs fiduciaires l'emploi de la gravure en taille-douce et avaient étudié les fines et artistques gravures des billets des banques américaines. En 1883, ces études reprirent d'une façon suivie, cette gravure ayant été déjà adoptée par les Russes et les Autrichiens. La Banque de France innovait cependant avec son procédé de taille douce à sec, ce qui permettait d'éviter le jeu du papier, et lui laissait la possibilité d'ajuster ses filigranes sur un papier très fin.

Le bil3a55c1fcbce06947fbe064593fd567a8.jpglet de 5 000 F type 1934, oeuvre peinte par Sébastien Laurent, puis gravée par Rita Dreyfus et Piel, est donc le premier en France à bénéficier de cette technique, censée décourager les entreprises de plus en plus habiles et perfectionnées des faux-monnayeurs. Outre cette caractéristique, ce billet se signale par ses qualités esthétiques. Il représente une effigie féminine symbolisant la France, drappée d'une toge, coiffée d’une couronne d’olivier et placée dans un cadre de feuilles de laurier. Saisie de profil, et reproduite parfaitement à l'identique sur chaque face, elle tient à la main une Victoire ailée, symbole heureux dont l’origine remonte au monnayage grec. La figure de cette Victoire Debout ayant quatre couleurs, les textes, les numérotages et les signatures en nécessitant huit, la coupure exige au total douze impressions. Un tour de force, pour l'époque.

Si la pose hellénique, la couronne d’oliviers, la chevelure lissée, le teint pâle, le sourcil épilé, l’épaule et la joue ronde de cette Victoire Debout lui conférent, à la bien observer, l’air nettement académique et quelque peu figé d’une star du cinéma muet, n'est-ce pas afin que ce mutisme (à jamais garantie par de fines lèvres rouges en forme de cœur) tînt confidentielle la comédie rusée des petits films qui se tournaient dans les alcôves et les palais de ces années mille neuf cent-trente, et sût taire à jamais la tragédie sans paroles des multiples faillites, la pantomime des récurrentes élections, les drames des captations d'héritages des grands-pères replets de notre modernité ?

Dans l’engrais de ces comédies, dans le terreau de ces héritages, dans le fumier de ces faillites, grâce à l'imposture d'une agitation politique qui allait faire asta.jpgtourner la planche à billets de plus en plus vite et  de plus en plus fort, un monstre nouveau, en effet, enfant conçu sur un air de piano en ces alcôves, vagissait. Il s’apprêtait à tordre le cou au monde des essences valéryennes comme à celui des déréglements rimbaldiens de tous les sens, et à saisir de sa poigne internationale les affaires du pays : l’homme du ciment, l’homme des produits chimiques, l’homme de la banque et l’homme de l’automobile, le mâle économique pour qui le franc Germinal venait d’être converti en franc Poincaré et qu'ébranlait de loin en loin une affaire Stavisky ou autre, voyait, en fumant des cigarettes odorantes, s'élever des dictateurs qu'il pensait d'opérette de pays en pays. L'Europe, la vieille Europe de Byron, de Goethe et de Chateaubriand, l'Europe des diplomates cultivés et celle des capitales en fêtes se métamorphosait lentement pour devenir dans les manchettees de ses journaux l'Europe des foules qui marchent en silence dans des rues couvertes d'affiches, l'Europe de la propagande, de Rome à Berlin et de Vienne à Moscou. Tournez, rotatives ! Et tournez, planches à billets !

Et pourtant, la toute-puissante et rageuse esthétique de la modernité, comme le vieil univers de l’épargne, découvrirent pour un temps, en cette Victoire Debout, leur bien commune égérie & leur fort précieuse muse : "N'avions-nous pas gagné la dernière guerre, disaient-ils en la bichonnant, et vaille que vaille rétabli peu à peu l'ordre ainsi que la prospérité ?"  Avec quelle prudence, quelle ingénuité, quel culot peut-être-même, cette Victoire Debout tient-elle en mains son trophée surestimé, prête à le glisser dans le gras porte-feuilles des seuls privilégiés ! Prostituée, comme une vraie fille des banques, mais sans en avoir l'air ! Insouciante, telle une star du cinema muet : Cinq mille francs ! Or dans cette coupure, la symétrie n’était qu’apparente : elle ne faisait que mettre en scène hypocritement un moment d’équilibre plus feint que réel ; durant la durée de circulation de ce billet à la taille belle et douce, de 1934 à 1944, son apparence d'équilibre n’allait cesser de se rompre, précipitant artisans et banquiers, industriels et commerçants, politiques et militaires, diplomates et ouvriers, artistes et paysans, prostituées et mendiants dans un mouvement continu d'exil hors de toute victoire, et de tout redressement, jusqu'aux fracas irrémédiables (et à cette heure-là inimaginables) que furent Auschwitz et Hiroshima.

 

09:30 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, littérature, anciens francs, billets français, victoire debout | | |

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