samedi, 15 mars 2008
Le petit misérable
C'était le temps des numéros de téléphone à quatre chiffres : Balzac 02-04 / Danton 67-78 / Odéon 87-19 ...
Au verso, le front haut ceint de la couronne blanche, le regard droit, la barbe enneigée de Père éternel, l'homme de la Place Royale (actuellement place des Vosges ) et des promenades nocturnes et consignées dans les Choses Vues. Deux jours après son élection à l'Académie Française ( Toto académicien ! s'était écriée Juliette...) au fauteuil de Népomucène Lemercier, le 9 janvier 1841...
IL relate en parlant de soi à la troisième personne (comme plus tard le fera A.D.) la querelle, dont IL est le témoin, entre un jeune bourgeois et une non moins jeune prostituée. Débarquent alors un essaim de sergents de ville : « Ils empoignèrent la fille et ne touchèrent pas à l'homme : - Tu en as pour six mois ». Le récit se poursuit : IL ( V.H., pas A.D.) vit la pauvre femme se traîner de désespoir par terre, s'arracher les cheveux; la compassion le gagna, IL se mit à réfléchir. Et voilà V.H, magnanimement travaillé par la Conscience, en train de signer une déposition contredisant les dires des vils sergents de ville. A ce prix-là (un autographe d'une telle patte, bigre!), la fille est relâchée, bien sûr.
IL, l'Académicien, devient à peu de frais le shérif de la Conscience Pure, le Robin des bois de la Veuve et de l'Orphelin, le douanier intransigeant de la Bonté morale en passe de devenir républicaine. Bref, une légende. « Ces malheureuses femmes ne sont pas seulement étonnées et reconnaissantes quand on est compatissant envers elles, elles ne le sont pas moins quand on est juste. » Le maître-mot hugolien est lâché. Ah, Victor ! On le retrouvera, ce même mot, vingt-et-un ans plus tard dans le premier livre des Misérables lors de la scène entre Fantine, M. Madeleine et Javert : « Allons marche ! Tu as tes six mois. Le Père éternel en personne n'y pourrait rien » : Même au cours de ses passages les plus pathétiques, Barbe Blanche savait manier l'humour.
Au recto, l'homme du Panthéon. Trajectoire normal : l’académicien est entre temps devenu la légende républicaine. Poète millionnaire dans un cercueil de pauvre. « J'étais élevé, témoigne Léon Daudet dans Fantômes et Vivants, dans la vénération de Hugo. Mes grands parents maternels, tous deux poètes, tous deux romantiques, tous deux républicains, savaient par coeur Les Châtiments, La Légende des Siècles, Les Misérables... »
Léon Daudet retrace sa première rencontre avec "l'oracle trapu aux yeux bleus, à la barbe blanche" que le billet de la BdF à présent reproduit devant le Panthéon : "Il articule distinctement ces mots : La terre m'appelle, qui ne pouvaient avoir qu'une grande portée, un sens mystérieux..." Dans ses Souvenirs sans fin, André Salmon brosse le tableau du même fétichisme ridicule autour du vieil Hugo en racontant comment Pierre Quillard ne quitta "le très riche et très encombré appartement de la rue d'Eylau" qu'après avoir recueilli avec des ciseaux "une touffe des poils du chat du maître". L'entrée du cadavre de ce dernier au Panthéon fut le prétexte à des fêtes mémorables, ponctuées par une marche de Chopin et un hymne de Saint-Saëns, jusqu'à cette crypte froide où, narre Daudet, "la torche symbolique qui sort de la tombe de Rousseau a l'air d'une macabre plaisanterie, comme si l'auteur des Confessions ne parvenait pas à donner du feu à l'auteur des Misérables."
Dès son émission en 1954, le billet à l'effigie d'Hugo (qui remplaça le projet initial d'un Louis XIV, jugé trop équivoque pour une république) fut surnommé le petit misérable. Tristounet, jugea le populo, peut-être parce qu’on ne pouvait pas se payer grand-chose avec. . Tristounet ! Plutôt que cet académicien austère et soucieux dans son complet bleu, prenant la pose au-devant de bâ.timents officiels à la silhouette aussi empesée que les alexandrins de La Fin de Satan, le populo aurait probablement préféré un Victor beaucoup plus jeune, plus chevelu et plus fougueux, un véritable Toto, quoi, à la façon du temps des batailles romantiques, un mage véritable comme l'aurait prononcé en chaire le professeur Paul Bénichou ! C'est, au passage, l'occasion de rendre hommage à Jacques Seebacher pour qui « l'image de l'écho trop sonore du moulin à antithèses, du mélimélo dramaturge démagogue, du satyre torrentiel, du politique ridicule, bref, de l'exagéré en tous sens » n'a jamais correspondu à la réalité.
Au vrai, n'était-ce pas, au temps des numéros de téléphone à quatre chiffres, le billet de Monsieur Pinay, celui de Mendes France et d'Edgar Faure ? Entre une nouvelle Citroën, un steak frite et un match de catch, on regrette que le sémillant sémiologue du Quartier Latin n'ait pas, tel quel, consacré à ce billet d'instituteurs l'une de ses Mythologies. Le billet de cinq cents ! Celui dont, chaque hiver, on se mit à remplir les boites en fer des croisades de l'Abbé Pierre ! Et ne devint-il pas, en changeant de valeur, celui de De Gaulle et de ses Nouveaux Francs ? Pinay, De Gaulle, des politiques moins rigolos que le petit Nicolas, certes, et qui n'étaient pas connus pour leur fantaisie... Le populo n'appréciait guère le petit misérable : et pourtant, devenu billet de 5 NF, il ne fut retiré qu'en 1965 du commerce des Français. Il traîna donc quinze années dans leurs poches et dans leurs portefeuilles.
Le plus modeste des billets, le plus quotidien, pour ne pas dire, puisque le Peuple porte en lui la Sagesse de Dieu, le plus misérable...
08:10 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : hugo, billets français, société, seebacher, littérature |