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vendredi, 09 décembre 2011

Le plus beau billet du monde (7)

Voilà, finit par murmurer Polo, c’est ce matin là  que je l’ai vu la dernière fois. J’ai trouvé son message le lendemain, dans lequel il me confiait son billet sans autre explication. Très souvent, il m’avait dit que le plus difficile n’était pas de vivre ou de mourir, mais bien proprement, de disparaître. Ils ont la manie du recensement, mais avec les disparus, ils sont bien emmerdés : c’est le nombre le plus difficile à établir, disait-il. Celui des disparus.

«J’ai attendu toutes ces années pour vous porter le porter, son billet, parce que je savais pas trop si on pouvait compter sur vous. Comment dire ? Un trois cents francs Clément Serveau dans cet état de conservation, vous comprenez,  je sais combien ça coûte, même un peu gribouillé. »

A présent, le conserver intact, ça devenait difficile. Trop durs, les temps, pour un vieux pauvre comme lui. Et on risquait de pas en voir la fin. A travers la vitre fumée du bureau, les yeux baissés, Polo contemplait les jolis escarpins de Rita, qu’elle croisait comme sur une affiche. «On risque bien de pas en voir la fin, répéta-t-il d’une voix plus sourde.

 «Il faudrait ne jamais le vendre, vous comprenez. On ne sait jamais ce qui peut arriver par la suite. Je veux dire : il n’est pas mort, il est simplement disparu. Il faudrait pouvoir conserver ce billet, quoi qu’il arrive.  »

Rita contemple ce vieil homme à la bille ronde, aux yeux plissés, au  galurin cabossé sur la tête. Quand il lui a demandé si elle se souvenait de Patrick, et du plus beau billet du monde, elle n’a hésité que peu de temps. Bien sûr, bien sûr. Ce Patrick un peu romanesque. Elle se souvenait l’avoir attendu longtemps un matin à l’agence. Il lui avait promis de passer, en effet. En effet.

 

Man with beer. 1899.jpg

Du temps encore a filé, depuis. Du temps. Chaque soir en rentrant chez elle, Rita passe devant les vitres propres de la brasserie d’Alésia. Beaucoup sont attablés seuls, leur portable à portée de main.  Elle ne peut s’empêcher d’y jeter un œil, si jamais quelqu'un... En quelques décennies, les gens ont-ils tellement changé ?

 Depuis peu, cependant, elle évite. On gagne correctement sa vie, c’est sûr, dans la numismatique. Pour cette raison, elle n’a pas encore eu besoin de s’en séparer, du joli cadre en verre qui trône sur une étagère, dans la cuisine du petit appartement de Montparnasse, dont elle aura fini de payer les traites dans dix-sept ans. Elle se le dit souvent, pour s’empêcher de croire qu’elle le conserve par superstition. En même temps, depuis peu, le secteur aussi connait la crise. Putain de Maastricht. Putain de pognon. Putain d’époque. Ridicule, la superstition. Mais c’est une vraie question : Que vaut Montparnasse, sans Mercure et Cérès ?

Elle non plus n’avait plus jamais eu la moindre nouvelle de Patrick. Est-il même encore de ce monde ? Et depuis, aucune de Polo. Drôles de gars, ces deux là. Et leur plus beau billet du monde, auquel elle a fini, elle aussi, par s’attacher. Un spécimen, disait-il, oui, maintenant, elle comprenait.  Surchargé, ça c’est un comble ! Elle comprenait, à force d’y lire chaque matin, tandis qu’elle vidait son café au lait en grignotant du muesli, écureuil tragique et post-moderne, ces trois mots là rédigés à l’encre bleue : je vous aime.

Fin

samedi, 03 décembre 2011

Le plus beau billet du monde (2)

II

Tout ça a débuté par ce fax que reçut la petite Rita un matin encore tiède de septembre. R.W., lui disait-on, un type de la Silicon Valley depuis peu plein aux as, collectionnait entre autres raretés (art primitif, manuscrits d’auteurs, instruments de musique médiévaux, bijoux antiques, esquisses de maîtres) des billets de banque européens. Pas des nouveaux, des anciens. De chaque nation.

R.W ? Rita avait haussé la pointe d’un sourcil : Son immense fortune ne couchait-elle pas à ses pieds tous les financiers, tous les politiciens, toutes les femmes, tous les artistes et tous les érudits ?

L’auteur du fax prétendait que le multimilliardaire aurait par hasard entendu raconter dans un congrès de numismates qu’elle connaitrait un homme qui se serait vanté de posséder, oui, le plus beau billet du monde : cela faisait beaucoup de conditionnels, et Rita avait balancé le bout de papier à la corbeille. Par qui aurait-il entendu dire cela ? Et de quel homme pouvait-il être question ? Et puis elle s’était baissée pour le ramasser, ce bout de papier en boule, se souvenant, me dira-t-elle plus tard, du sentiment de plénitude qui avait traversé mon visage la première fois qu’on s’était rencontré brasserie du Maine, se souvenant de moi, rien de moins et de notre conversation ce midi-là, exalté j’étais, pour sûr, et même un peu cuit : « Un billet si beau,  qu’il constitue à lui seul toute une collection, je lui avais dit au téléphone : Toute une collection ! »

En réalité, j’avais surtout besoin de liquidités actuelles, comme ils disent tous en ce milieu, de coupures fraîches. Je lui avais touché trois mots de mon spécimen, un authentique. Rare, plus que, surtout dans l’état que je lui décrivais. Suffisamment pour éveiller en elle plus que de l’attention, de l’intérêt. Plus même : de la convoitise. 

Son regard avait traîné sur le col ouvert et les manches froissées de ma chemise : un mec qui possède le plus beau billet du monde serait-il fringué comme ça ? Mais au bout de deux ou trois colles, j’avais marqué des points, très vite : elle avait bien vu que j’en savais long sur l’histoire de cette coupure. Peut-être même bien plus long qu’elle. La passion du papier passé, ça trompe personne, dans ce milieu peuplé d’extravagants. A la fin, j’avais gagné sa confiance.

Mais quand elle me demanda de le toucher, « vous ne croyez tout de même pas que je me promène avec lui dans mon porte feuille». 

Alors elle m’avait tendu sa carte : « Le plus beau billet du monde, vous savez, on m’a déjà souvent fait le coup. Le jour où vous serez vraiment décidé à le vendre, apportez le à la boutique ».

J’étais resté un moment silencieux, le regard un peu embué. Le hic, c’était ça. Une coupure unique à laquelle on tient comme à la prunelle de ses yeux, on croit facile de s’en débarrasser et puis au moment de passer à l’acte...

-  C’est un original, avais-je fait, comme pour m’excuser.

-  On verra bien.

        Elle s’était levée tout net. En échange de sa carte, j’avais griffonné mon numéro sur un ticket de métro.

      Et voilà qu'elle se souvenait très bien à présent de mon visage, dans sa boutique de la rue Saint-Jacques, et puis aussi de cette conversation qu’elle avait tenue plus tard avec ce collectionneur à Maastricht, « j’ai rencontré un type à Paris qui dit en posséder un, oui, mais je le crois un peu fou ». Et l’autre : «mais s’il ne ment pas, c’est vraiment le plus beau billet du monde… ». A présent, Rita remontait doucement le fil, de la brasserie au salon, du salon à ce fax et de ce fax à moi. Elle ouvrit un tiroir et commença à farfouiller dans les boites de cigarillos entassées dedans dont elle se servait de vide-poches, flairant le parfum familier du bon coup.

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A suivre

mercredi, 21 octobre 2009

A coeur vaillant, rien d'impossible

13 juin 1940, la Banque de France lance la première impression du premier de ces billets de guerre dont le petit format permet, sur une unique feuille de papier, de tirer le plus grand nombre possible d'échantillons. C'est une coupure de 50 francs. Elle est dédiée à la mémoire de Jacques Cœur. Insolite retour du Moyen Age, en plein cœur du vingtième siècle et alors que se noue le deuxième conflit mondial du monde industriel : Au quinzième siècle, dans le Conseil de Charles VII, (le roi de la petite Jeanne) Jacques Cœur, incarne à la fois le roturier et le grand argentier. Personnage à la trouble légende, parti faire fortune sur les pistes de Syrie et du Liban, dont Michelet a dit :

« Ici il fait son fils unique archevêque de Bourges, là-bas, il marie ses nièces aux patrons des galères »

Ce Jacques Cœur devint très vite une légende, à en croire le bon clerc de François Villon, qui parle de lui dans son pauvre Testament :

 

« Le cœur dit à Villon

Ne te chagrine pas, homme

Et ne demeure pas en douleur

Si tu n'as tant eu que Jacques Cœur

Mieux vaut vivre sous tissu de bure

Pauvre, qu'avoir été seigneur

Et pourrir sous riche tombeau ».

Etrange, oui, ce personnage aux contours flous et presque anachroniques qui, en sa maison de Bourges, collectionnait des bas-reliefs représentant, en lieu et place de saints et de saintes,  tantôt une fileuse (cf verso du billet), tantôt une balayeuse, tantôt un vigneron, et dont on murmura qu'il fut sans aucun doute à l'origine de l'empoisonnement de la belle Agnès Sorel. Romanesque, oh combien ! Son cœur, précisément, Lucien Jonas l'a placé en filigrane, telle une fenêtre ouvrant de part et d'autre de la demeure, sur des boiseries chaudes ou sur un ciel laiteux. Bergère, filez votre quenouille et gardez vos blancs moutons : Le billet de juin 40 met à l'honneur le Berry, ses humbles et lointaines aïeules des héroïnes de George Sand,

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Le curieux personnage, marchand, courtisan, aventurier, n'a jamais cessé, de son vivant, de balancer entre deux devises : Le billet reproduit la première dans le rectangle rouge du recto, qui sert de reposoir à son bras :

« A vaillans (cuers) riens impossible ».

On imagine qu'en juin 1940, alors que triomphait la chanson de Lucienne Delyle ("Mon Ange, mon ange qui veillez sur moi / Mon ange, mon ange, ayez pitié d emoi..."), la formule pouvait être d'un certain réconfort, en effet...

L'autre devise reste moins célèbre sans doute. Elle résume cependant tout ce que ce quatorzième siècle fascinant et déjà bourgeois, qui paracheva l'invention du Purgatoire, contient de neuve sagesse :

« Bouche close. Neutre. Entendre dire. Faire. Taire. »

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L' opulente demeure de Jacques Cœur se profile derrière son effigie. D'une main, il porte une plume qu'on devine destinée non pas à  consigner quelque pensée de philosophe, mais plutôt à tenir l'un de ces livres de compte qui furent les véritables ancêtres du journal intime. De l'autre, il soupèse son menton, dans un geste où peuvent se lire et la hardiesse et la défiance du véritable parvenu.  Devant lui, un coffre, et un petit encrier bleu. Quelque chose du roué politique se déchiffre aussi sous ce bonnet, et dans ce geste. Nul autre que lui, parmi tous les personnages dont la Banque de France honora (ou déshonora, c'est selon) la mémoire, nul autre que lui, qui définissait la sagesse ainsi, "prêter d'une main, se payer de l'autre", nul autre mieux que lui, finalement,  ne mérita de passer de main en main, de croupir dans des bourses, d'être joué, volé, échangé, comme une putain et comme un presque roi bref, de figurer sur un billet.

 

 

La coupure circula peu de temps, de janvier 41 à juin 45. Le temps d'une guerre moderne et de toutes ses atrocités. Une guerre qui fit oublier, il est vrai, tout ce que la Guerre de Cent Ans avait eu de modestie dans l'horreur et d'amateurisme dans la technicité. C'est que du quinzième siècle de Jacques Coeur au vingtième d'Einstein, les hommes avaient su prendre le temps de peaufiner aussi bien l'art de la planche à billets que celui (qui va de pair) de la destruction massive.

19:45 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, villon, numismatique, écriture, billets français, jacques coeur | | |

mardi, 23 juin 2009

Stasiuk & les zlotys de son enfance

Andrzej Stasiuk est le premier auteur publié que je connaisse à développer un chapitre entier  (C’est dans Fado, j’y reviendrai) sur les billets (de banque) disparus au profit de l'euro. Il s'agit des zlotys polonais.

Cela ne peut que susciter chez moi un intérêt très vif puisque, juste avant le passage à l’euro, j’ai couru les numismates pour récupérer le plus grand nombre de séries possibles de billets en francs ou anciens francs. Non pas par esprit de spéculation, ni de collection, mais vraiment par esprit de conservation. Distingo !  Je les ai ensuite classés dans un bel album. Il m’a vite semblé, en feuilletant ensuite cet album, voir défiler plusieurs pages de l’histoire de France du XXème siècle. Comme une sorte de bande dessinée. Belle Epoque, guerre de Quatorze, Années Folles, Seconde guerre Mondiale, Trente Glorieuses, Années Quatre-vingts… Et pour la première fois, ces images m’ont ému. Je me suis mis à songer à tous ces gens qui les avaient trimballées dans leurs poches, tous ces « francs » aussi morts que« ces francs » étaient démonétisés. A tous ces morts, ces disparus, ces anonymes. Un peu comme si ces vieilles images qu’ils avaient eues en poches, métonymiquement, les ramenaient jusqu’à moi. Expérience de l’imaginaire, bien sûr, fort troublante : le chiffre qui cessait d’être chiffre pour se muer en lettre, la valeur qui changeait de registre et, d'économique, devenait poétique.  Par comparaison, ce jeune euro tiré au laser…

Cela a donné naissance a plusieurs textes ou nouvelles, dont quelques-uns figurent sur ce blog (voir colonne de droite, Nouvelles & les Anciens Francs), d'autres dans mes cartons.

Je suis content de voir que Andrzej Stasiuk ne dit rien de différent. Comme un camarade ou un frère. Cela régale toujours une partie de soi de sentir qu’on n’est pas le seul à ressentir ce qu’on ressent. Je suppose que cela n’a pas échappé à la discrète et malicieuse amie qui m’a offert ce livre, véritable hymne à la mémoire par ailleurs (j’y reviendrai)

Mais pour l’heure, je tiens juste à parler de ce chapitre sur les billets de banque (le dix-septième), envisagés, et c’est très rare (à ma connaissance, il n’y a que Béraud qui le fit durant ses reportages d’entre-deux guerres), comme un signe poétique.

Je regrette de ne pouvoir lire le texte en polonais, car je sens que la traduction fait perdre beaucoup de cette correspondance entre la lettre et le billet que le texte tisse, si j’ose dire. Stasiuk décrit d’abord le billet rouge de cent zlotys, l’architecture industrielle qui en constitue l’arrière plan. « comme si toute la scène se déroulait dans un au-delà prolétarien »C’est, dit-il, « le billet dont je me souviens le mieux parce que mon père travaillait à l’usine ». Voilà. Quelque chose d’essentiel et de très bref est dit là. « Mon esprit d’enfant s’imaginait que l’usine rémunérait son travail avec des images d’elle-même »

Puis il passe aux autres valeurs des séries de son enfance : cinquante, vingt, cinq-cents, mille… Et fort justement, Stasiuk déchiffre à partir des alphabets de ses zlotys ce que j’ai déchiffré à partir de ceux de mes francs : une relation de sens, créée quotidiennement entre l’homme qui figure sur le billet (vieux rois et leurs couronnes, héros nationaux,, écrivains…) et celui qui le trimballe dans sa poche quotidiennement. Entre vivants et morts. Entre récitants et recités. La présence presque impalpable du quotidien et de l’histoire à travers ces billets, à la puissance évocatrice soudain libérée :  « Dans mon pays, dit-il, quand les temps sont incertains, on a l’habitude de se référer à la culture, domaine où les défaites ne sont pas si évidentes qu’en économie ou en politique ».

 

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Stasiuk jette un œil désabusé sur les euros. Il a raison. Comment faire autrement ? Il écrit ceci : « Je regarde les euros et je me demande quelle histoire ces billets permettront de raconter. Je me demande quelle histoire y liront les habitants de mon village, par exemple. Ce que leur diront ces fenêtres et ces ponts dans le temps et l’espace, tout ce gothique, cette renaissance, ce baroque et cet art nouveau en nuances floues et pastel. Il n’y a pas de visage sur ces billets, pas d’objets, rien qui rappelle la vie quotidienne… »

Je ne sais plus qui a dit la même chose, de manière plus prosaïque, certes, et plus définitive : L’euro ne sera jamais qu’une monnaie de consommation. Triste sort… « Ces billets à la beauté pâle et universelle feront que l’argent deviendra une valeur abstraite détachée de la réalité, de l’aspect concret du travail, de l’échange de marchandises et de services réels. » Et Stasiuk de prophétiser : « nous recevrons de l’argent fantomatique pour ne pas produire des choses dont personne ne veut »

 

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08:39 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : andrzej stasiuk, fado, litterature, zlotys, billets, politique, europe, pologne, numismatique | | |

mercredi, 22 octobre 2008

Le monde sans Cézanne

Aujourd'hui, Pau100F%20Cezanne%20essai%20R1.jpgl Cézanne est mort depuis 102 ans (22 octobre 1906). 

En l'an 1996, le remplacement in extremis du billet de deux cent francs prévu à l'effigie des frères Lumière par celui à l'effigie de Gustave Eiffel a libéré soudainement la valeur faciale de cent francs, la plus populaire, qui est échu du coup à Paul Cézanne par décision de la Banque de France. Le dernier bifton de cent balles, ce fut donc lui. Cézanne, l'aixois. Le Claude Lantier de L'Oeuvre de Zola. Ci contre, un essai pour le billet que nous aurions dû avoir lors de la dernière série de francs. Un regard brun, ferme, un regard du sud. La barbe noire et drue, une calvitie naissante. Dans le filigrane, le peintre, plus replet, plus âge, plus rond. Les joueurs de cartes sous un platane, étrangement bleuacés, au centre du dessin. On remarque, parmi les gadgets de sécurité, une palette rouge en haut en gauche.

 

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Autre version des mêmes épreuves, avec un arbre dont les branches ne suivent plus les mêmes arabesques, le regard du peintre peut-être plus centré sur le hors-champ, de face. La palette rouge a disparu. Le filigrane est plus pâle. Les joueurs de cartes sont sensiblement différents, leurs tenues plus claires.

"Je vais étonner les Parisiens avec une pomme" avait déclaré le reclus la colline de Laugres : Le billet final à l'effigie de Paul Cézanne, qui sortit finalement en 1997, fut donc le dernier billet de cent francs de toute l'histoire du franc; sur une face entière, en effet, s'étalaient les fameuses pommes... Il y aurait, rien que sur cette valeur faciale, une histoire à faire, tant  cette valeur fut évidemment la plus familière, pour les ados (argent de poche), les retraités (pensions) comme pour chacun d'entre nous. Le vrai billet du quotidien. Je me souviens que, lors de la disparition du franc, j'avais écrit ceci, de triste, de rageur et d'impuissant, que je livre tel quel :

Ce soir, dans mon blême isoloir, moi qui n’ai presque rien conservé de tout ce qui s’écoule et de tout ce qu’on détruit, je contemple le front large de Cézanne que j’ai mis de côté sur ma table (1839-1906). C’était cent balles, quand même ! 1383238331.jpgCent balles ! Nez à nez. Impressionnant, ce front qu’on tâtera plus jamais du bout du doigt, ni dans sa poche ni dans son porte feuille. Ce front : Quel front ! Quel regard ! Sauvage, tout comme ses toiles. Venu du Sud et du dix-neuvième siècle, ce regard tout en fièvre contenue. Comment peut-on être aussi perçant ? Aussi franc ? Les deux petits joueurs de cartes tout verts, qu’on dirait des anesthésistes dans une clinique chirurgicale. Et les pommes ! Je les compte une à une, les pommes. Dix oranges et quatre jaunes. Rondes comme des boules.  La sentimentalité excessive nuit à l’évolution harmonieuse des sociétés, dirait je sais pas qui, en me voyant comme ça, ému sottement devant des bouts de papier;  Ce soir, je me sens comme Cézanne. Il a ce strap en pointillé devant le nez, un vrai mât de cocagne électronique, et le vise du regard comme pour le dégommer de sa seule suggestion mentale. Pauvre Cézanne, enrubanné !  Pauvre humanité qui disparaît. Pauvres gens du Sud, du Nord, de l'est, de l'Ouest, pauvres, les pauvres, et tous les peuples qui, toujours, se feront avoir... Je me sens coincé, pire encore que Cézanne, moi, dans son rectangle aux abois. Pire ! Je me sens moi aussi scotché, strapé, parvenu à un degré d'anesthésie tel que nul ne sait plus où j'ai fourré la justesse de mon sentiment.

La seconde mort de Cézanne, loin de la Sainte-Victoire, c'est là, sur ma table comme sur une table d'autopsie, autour de laquelle on ne joue pas, ce soir, aux cartes.  Un truc, voilà,  qu’on avait en poches et en commun, toutes et tous,  depuis un sacré bail, nous autres. Et pas rien que nous autres : Tous les Francs, aussi, les Anciens, les Morts, à présent logés au crématoire ou au tombeau, les anciens qui en avaient drôlement trimballé, pendant leurs existences entières de Francs, des francs, sonnants et trébuchants. Démonétisés du même coup, tous les Anciens ! Tous ces trimbalements, toutes ces négociations, tous ces calculs de francs en francs, au fil des siècles et des générations, ça en avait pondu, du verbe et du boucan, de la rente et de la chanson ! Sacrée littérature, hein : Et quel boucan ! De la langue, quoi, elle aussi sonnante et trébuchante, durant des siècles ! A présent trébuchée : Oui, et bien comme il faut ! Ces mots-là, cette parole-là, qu’en fera-t-on, au fond des bouches, des gosiers, des gorges ? En faire des collections, comme avec les billets  ? En faire du patrimoine classé, du qu’on montrerait aux petits enfants, les petits enfants des écoles ? La dictionnariser ? Que faire à présent des patates et des galettes, de l’oseille et du pognon, de la flèche et de la thune, comment, surtout, convertirait-on les cent balles de Cézanne au nouvel ordre hyper-monétarisé ? Trop neuf, trop sage, trop lisse, l’euro, qui rime trop avec égaux, avec trop d’égos, qui rime avec troupeaux, tous pareillement bien grillés au franc soleil du billet mondialisé. Trop commun, cet euro,  pour enfanter d’un bel argot. Faites gaffe, je dis moi, aux légions de convertis que je croise : après la monnaie viendra la langue. C’est la langue qui y passera à son tour. Evidemment.

 Quelle langue parlera-t-on, dans un monde sans Cézanne ?

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06:16 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : cézanne, peinture, francs, anciens francs, société, culture, numismatique | | |

lundi, 21 juillet 2008

Luc Olivier Merson

Le premigiral05.jpger billet à quatre couleurs émis par la Banque de France est le billet de 100 francs type 1906,  sorti des caisses le 3 janvier 191O. On le doit au peintre Luc Olivier Merson (Nantes, mai 1846 - Paris, 13 novembre 1920), prix de Rome en 1869, auteur de la gigantesque et saisissante mosaïque du Sacré-Coeur de 475 m2, qui domine l'autel de la basilique montmartroise, ainsi que de plusieurs peintures murales dans l'Hôtel de-Ville de Paris, la Sorbonne, l'Opera-Comique. Touche-à-tout chanceux et boulimique, Luc Olivier Merson s'est également consacré à l'illustration littéraire : La Chevalerie de Léon Gautier, La chanson de Roland, Sainte Elisabeth de Hongrie de Montalembert, Notre Dame de Paris de Victor Hugo, Saint Julien l'hospitalier de Flaubert, Les Trophées de José Maria de Hérédia, La Jacquerie de Mérimée, Les Nuits de Musset etc.… Ci-contre, son portrait en belle gueule romantique, d'après Schommer.

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Ce billet de cent francs a fait date, en France comme à l'étranger, en raison des fesses dodues des angelots nus, qu'on découvrait sur la cartouche et qui jamais, ne se virent en aucun pays du monde sur aucune autre coupure : car l'argent, y compris sale, se doit d'avoir au moins l'air sérieux. Malgré de sévères critiques, il plut au public et connut l'une des plus belles carrières, de janvier 1910 jusqu'à l'échange des billets de 1945.   Au centre d’un décor rococo fabriqué de tout un fouillis de fleurs, de fruits et de branchages, se lisent les majestueuses majuscules de la Banque de France, toujours elles, gravées sur une stèle rectangulaire, au dessus de la somme de cent francs, payables en espèces, à vue, au porteur. Contre la stèle, accoudées, deux jeunes femmes. La paysanne, la citadine. Les deux Marianne, les deux France de ce temps-là, l'une portant fichu et ample robe telle Bécassine, l'autre voilures et boucles tressées. Un garçonnet rose, scandaleusement nu et grassouillet accompagne l’une et l’autre.

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Sur le verso plié en quatre du billet se tient un jeune forgeron flanqué d'un tablier de cuir, en manches de chemise, le galurin sur la tête. A sa droite une enclume sur laquelle, plus raide qu’un soldat de la garde nationale qu’on aurait passé en revue, le forgeron présente son marteau à la France entière, telle une décoration. Assis sur un banc de marbre, le torse droit et la main reposée à l’envers sur la cuisse, il se détache sur un fond doré telle la pauvre statue d’un simple commandé. Une jeune femme drapée, dans un voile rose qui laisse échapper son sein droit, lui présente en esquissant un pas de danse une corne d’abondance, et un autre garçonnet dévêtu (scandaleux!) lui tend un rameau d’oliviers et une couronne de lauriers.  Ces allégories, encadrées de chaque côté de la vignette par des frises et des moulures dorées, constituent au final une scène bien trop champêtre pour être académique, bien trop idéale pour être réaliste, bien trop composée pour être touchante, et bien trop mièvre pour être belle, si bien que la rêverie reste comme indécise devant leur énigme, qui est aussi celle de leur époque : Etranges allégories, qui tentent de modeler le moderne sur l'antique ou le contraire, on ne sait plus trop. Billets dont on devine la senteur épicée, à force d'avoir traîné dans ces porte-feuilles en cuir rapé du premier vingtième siècle.

Ce billet de cent francs, qui existe en deux versions (l'une signée Luc Olivier Merson, l'autre non) a connu une longévité exceptionnelle, puisque plus de soixante sept mille alphabets ont circulé tour à tour. Conçu pour des petits bourgeois aisés, il a finalement gagné peu à peu les poches des plus prolétaires ; sa longévité exceptionnelle, en effet, explique les fluctuations de sa valeur : de 1908 à 1945, véritable peau de chagrin suivant en cela la lente dévalorisation du franc lui-même, son pouvoir d’achat est passé de mille neuf cent trente quatre à  soixante trois francs. Extrait, pour conclure, d'une page de Gabriel Chevallier :  « Tout était facile en ce temps-là. Les villes n’étaient point surpeuplées, les appartements ne faisaient pas l’objet de folles surenchères. On voyait un peu partout des pancartes de locaux à louer, que des propriétaires, point dédaigneux du moindre revenu, louaient même à des mineurs. Le billet de cent francs valait cinq louis, qui tintaient clair et représentaient une immensité de plaisir. La pièce de cent sous, la thune, avait un pouvoir d’achat considérable. Avec une seule de ces pièces en poche, on pouvait emmener une mignonne plus loin que l’Ile-Barbe, et tout un jour, sur les bords de Saône, la régaler de campagne, de fleurs et d’horizons, de saucisson et de fritures, de promesses et de caresses, la gaver d’enchantements ».

 

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15:21 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, société, argent, numismatique, écriture, peinture | | |

lundi, 17 décembre 2007

Empire Français

En 1939, la Banque de France propose à Clément Serveau, sur le thème de l'Empire Français, la création d'une nouvelle coupure de 5000 francs : il s'agissait de représenter une allégorie de la France, autour de laquelle se grouperaient des types ethniques de ses principaux territoires étrangers.

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Sur le recto du billet, que découpe l'horizon rectiligne, l'artiste a déposé un savant dosage bleu et blanc. La Mère Patrie, vêtue aux couleurs de la Méditerranée la plus limpide, vous regarde avec une souveraine et presque christique solennité, entre un paysage de la côte basque et un panorama du port de Rabat. Au verso, sur un fond de fleurs françaises et exotiques, un enfant noir, d’épaisses lèvres rouges, des cheveux crépus, un nez aplati ; de même que, sur de plus anciennes vignettes, le prolétaire portait tous les stigmates de sa classe jusque dans le portefeuilles des nantis et des riches, ainsi sur celle-ci, l'indigène noir amène tous les stigmates de sa race dans celui des habitants de la métropole. Dépaysement garanti : Les "colonies", comme on disait alors ! 

 

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Côte à côte, non loin de lui, ses deux frères en provenance des autres versants de l'Empire. La mère Patrie veille sur eux-tous, puisque la République est alors un Empire, le second du monde ! On rappelait curieusement au citoyen de la Métropole occupée que l'espace colonial français s'étendait sur 12 347 000 km² terrestres, soit environ 8,6% des terres émergées. La rose, la jeune, la sobre, la sérieuse, la vaillante mère Patrie, devant un faisceau de drapeaux multicolores... Placée en équilibre au centre exact du billet (le nez juste à l'endroit où on le plie en deux), avec son col blanc croisé, son cou droit, sa sobre chevelure de jeune fille catholique devenue laïque mais toujours emplie des meilleurs sentiments à l'égard de ses prochains. La mère Patrie les embrasse tous, ses enfants de l'Union Française, autre nom donné à ce billet

 

Le repérage à l'identique de la figure centrale, sur l'une et l'autre face du billet est particulièrement réussi et valut à la Banque de France d'élogieuses appréciations des imprimeurs et instituts d'émission étrangers.  On commença l'impression de ce billet de Clément Serveau (1886-1972) à Paris, en mars 1942, en pleine Occupation. Il ne fut mis en circulation que le 5 juin 1945. Mais trois ans plus tard, le 29 janvier 1948, il fut brusquement retiré de la circulation sur décision de M. Schuman, président du Conseil, afin de mettre définitivement fin au marché noir. Chaque foyer dut rendre l3d2911bf7bd2ae8ae82275bd7593c538.gifes billets en sa possession, toute transaction de ce billet devenant brusquement passible de 6 mois à 5 ans d'emprisonnement ou de 100 à 100.000 d'amende. Sur la photo ci-contre, on voit la foule parisienne se pressant devant le siège parisien de la Banque de France afin de se mettre en règles sans tarder. Les plus pessimistes durent, ce jour-là, se souvenir de l'échange de tous les billets français de juin 45.

Un tableau, publié par Le Monde quelques semaines plus tard indique que les agriculteurs furent, bien avant les rentiers et les industriels, les principaux déposants. L'opération fut couteuse pour l'Etat  (estimée à 1 milliard et demi). Sans doute fut-elle une sorte de prélude symbolique à la décolonisation en cours, à laquelle la Quatrième République naissante n'allait pas résister : Est-ce un hasard ? A Delhi, le même jour, on tirait trois coups de revolver sur Gandhi, alors qu'il se rendait à la prière. L'histoire était en marche et le temps des empires en train de passer.

 

 

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