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mercredi, 22 octobre 2008

Le monde sans Cézanne

Aujourd'hui, Pau100F%20Cezanne%20essai%20R1.jpgl Cézanne est mort depuis 102 ans (22 octobre 1906). 

En l'an 1996, le remplacement in extremis du billet de deux cent francs prévu à l'effigie des frères Lumière par celui à l'effigie de Gustave Eiffel a libéré soudainement la valeur faciale de cent francs, la plus populaire, qui est échu du coup à Paul Cézanne par décision de la Banque de France. Le dernier bifton de cent balles, ce fut donc lui. Cézanne, l'aixois. Le Claude Lantier de L'Oeuvre de Zola. Ci contre, un essai pour le billet que nous aurions dû avoir lors de la dernière série de francs. Un regard brun, ferme, un regard du sud. La barbe noire et drue, une calvitie naissante. Dans le filigrane, le peintre, plus replet, plus âge, plus rond. Les joueurs de cartes sous un platane, étrangement bleuacés, au centre du dessin. On remarque, parmi les gadgets de sécurité, une palette rouge en haut en gauche.

 

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Autre version des mêmes épreuves, avec un arbre dont les branches ne suivent plus les mêmes arabesques, le regard du peintre peut-être plus centré sur le hors-champ, de face. La palette rouge a disparu. Le filigrane est plus pâle. Les joueurs de cartes sont sensiblement différents, leurs tenues plus claires.

"Je vais étonner les Parisiens avec une pomme" avait déclaré le reclus la colline de Laugres : Le billet final à l'effigie de Paul Cézanne, qui sortit finalement en 1997, fut donc le dernier billet de cent francs de toute l'histoire du franc; sur une face entière, en effet, s'étalaient les fameuses pommes... Il y aurait, rien que sur cette valeur faciale, une histoire à faire, tant  cette valeur fut évidemment la plus familière, pour les ados (argent de poche), les retraités (pensions) comme pour chacun d'entre nous. Le vrai billet du quotidien. Je me souviens que, lors de la disparition du franc, j'avais écrit ceci, de triste, de rageur et d'impuissant, que je livre tel quel :

Ce soir, dans mon blême isoloir, moi qui n’ai presque rien conservé de tout ce qui s’écoule et de tout ce qu’on détruit, je contemple le front large de Cézanne que j’ai mis de côté sur ma table (1839-1906). C’était cent balles, quand même ! 1383238331.jpgCent balles ! Nez à nez. Impressionnant, ce front qu’on tâtera plus jamais du bout du doigt, ni dans sa poche ni dans son porte feuille. Ce front : Quel front ! Quel regard ! Sauvage, tout comme ses toiles. Venu du Sud et du dix-neuvième siècle, ce regard tout en fièvre contenue. Comment peut-on être aussi perçant ? Aussi franc ? Les deux petits joueurs de cartes tout verts, qu’on dirait des anesthésistes dans une clinique chirurgicale. Et les pommes ! Je les compte une à une, les pommes. Dix oranges et quatre jaunes. Rondes comme des boules.  La sentimentalité excessive nuit à l’évolution harmonieuse des sociétés, dirait je sais pas qui, en me voyant comme ça, ému sottement devant des bouts de papier;  Ce soir, je me sens comme Cézanne. Il a ce strap en pointillé devant le nez, un vrai mât de cocagne électronique, et le vise du regard comme pour le dégommer de sa seule suggestion mentale. Pauvre Cézanne, enrubanné !  Pauvre humanité qui disparaît. Pauvres gens du Sud, du Nord, de l'est, de l'Ouest, pauvres, les pauvres, et tous les peuples qui, toujours, se feront avoir... Je me sens coincé, pire encore que Cézanne, moi, dans son rectangle aux abois. Pire ! Je me sens moi aussi scotché, strapé, parvenu à un degré d'anesthésie tel que nul ne sait plus où j'ai fourré la justesse de mon sentiment.

La seconde mort de Cézanne, loin de la Sainte-Victoire, c'est là, sur ma table comme sur une table d'autopsie, autour de laquelle on ne joue pas, ce soir, aux cartes.  Un truc, voilà,  qu’on avait en poches et en commun, toutes et tous,  depuis un sacré bail, nous autres. Et pas rien que nous autres : Tous les Francs, aussi, les Anciens, les Morts, à présent logés au crématoire ou au tombeau, les anciens qui en avaient drôlement trimballé, pendant leurs existences entières de Francs, des francs, sonnants et trébuchants. Démonétisés du même coup, tous les Anciens ! Tous ces trimbalements, toutes ces négociations, tous ces calculs de francs en francs, au fil des siècles et des générations, ça en avait pondu, du verbe et du boucan, de la rente et de la chanson ! Sacrée littérature, hein : Et quel boucan ! De la langue, quoi, elle aussi sonnante et trébuchante, durant des siècles ! A présent trébuchée : Oui, et bien comme il faut ! Ces mots-là, cette parole-là, qu’en fera-t-on, au fond des bouches, des gosiers, des gorges ? En faire des collections, comme avec les billets  ? En faire du patrimoine classé, du qu’on montrerait aux petits enfants, les petits enfants des écoles ? La dictionnariser ? Que faire à présent des patates et des galettes, de l’oseille et du pognon, de la flèche et de la thune, comment, surtout, convertirait-on les cent balles de Cézanne au nouvel ordre hyper-monétarisé ? Trop neuf, trop sage, trop lisse, l’euro, qui rime trop avec égaux, avec trop d’égos, qui rime avec troupeaux, tous pareillement bien grillés au franc soleil du billet mondialisé. Trop commun, cet euro,  pour enfanter d’un bel argot. Faites gaffe, je dis moi, aux légions de convertis que je croise : après la monnaie viendra la langue. C’est la langue qui y passera à son tour. Evidemment.

 Quelle langue parlera-t-on, dans un monde sans Cézanne ?

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06:16 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : cézanne, peinture, francs, anciens francs, société, culture, numismatique | | |

Commentaires

Vous aviez écrit cela en 97? Bon sang!
(les chansons à propos des francs... ça me fait penser à cette chanson grivoise -?- "...à cent francs l'kilog c'est du bon boulot pour nourrir les gosses...". Bon. Justement j'y pars gagner de quoi nourrir les gosses! Bonne journée à vous. Merci pour ce Cézanne, pour tout.)

Écrit par : Sophie L.L | mercredi, 22 octobre 2008

" Quelle langue parlera t-on dans un monde sans Cézanne ?"
Celle de Shakespeare mais bâtardisée, yankee.. nisée. Certes pas l'esperanto en tous cas car toutes les voies de sortie sont bouchées. Bien évidemment, on ne nous a pas demandé notre avis préalable " car chez ces gens là Monsieur " on impose.

Écrit par : simone | mercredi, 22 octobre 2008

@ Simone : L'esperanto était de toute façon une langue savante, une vue de l'esprit, quelque chose qui n'aurait jamais pu prendre racine. Une langue que n'aurait jamais, non plus, parlé Cézanne. Vous ne croyez pas ?

Écrit par : solko | jeudi, 23 octobre 2008

C'est en 2001 ou 2002, je ne sais plus, que le franc a disparu, remplacé par cette saloperie d'euro ?
ça fait un choc de revoir ce billet de 100 francs, " le vrai billet du quotidien ", comme vous dites.
C'est précieux, tout ce que l'on découvre, ce qu'on apprend par vos textes, sur ces billets qui ont accompagné nos vies d'hommes.

Écrit par : michèle pambrun | dimanche, 19 avril 2009

"Je vais étonner les parisiens avec une pomme" :

http://off-shore.hautetfort.com/archive/2010/04/28/cezanne-le-toucher-et-le-gout.html

Écrit par : Michèle | dimanche, 02 mai 2010

Cher Solko, je viens de lire votre texte sur Cézanne (grâce à Michèle qui avait fait le lien. Merci encore) avec un grand bonheur parce que même par l'intermédiaire d'un œuvre fiduciaire l'originalité de l'artiste demeure. Ce billet est réussi. Mais il est étrange que je n'en gardais aucun souvenir, à l'inverse de celui de 50 francs. Est-ce de ne pas en avoir eu beaucoup dans les mains ? Peut-être. À l'ère de la carte de paiement, l'oubli des billets ne peut que s'accélérer.

Écrit par : nauher | dimanche, 02 mai 2010

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