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jeudi, 23 octobre 2008

Clio, Descartes et les moissons

Le 15 mai 1942, la Banque de France lance l'impression d'un premier alphabet de cette très belle coupure en hommage au philosophe René Descartes (1596-1650). Le choix d'un grand homme pour figurer sur un billet, à tel ou tel moment de l'Histoire, a toujours quelque chose d'étonnant. Pourquoi Descartes, en 1942 ? A quelle raison le pays occupé, grignoté par le doute, avait-il alors besoin de se rendre ? La réponse, en tous cas, est assez belle à regarder. Le vert est la couleur dominante du billet; un vert tendre, presque printanier : on dit que c'est la couleur de l'espoir. Grave et un peu souriant, l'auteur du Discours de la Méthode siège au tout premier plan. Derrière lui la muse Clio maintient de son bras dodu et rose un volume relié, celui sur lequel doit s'écrire à l'insu de chacun d'entre nous le cours des événements. Volume sur lequel elle s'appuie. Dans un bel effet de symétrie, tous deux, le philosophe et la muse nous contemplent. Solennel et inattendu duo. La composition de Lucien Jonas joue sur une très belle harmonie entre ce vert tendre des frondaisons, du drapé de Clio & la couleur pourpre du pourpoint plissé. Sur le côté gauche, le rond crémeux du filigrane, formé en partie par le bras courbé  de la muse, en partie par le feuillage qui se découpe, profile un espace vierge, une échappée pour les esprits que pressent les angoisses du moment présent. Ce qui sépare les deux personnages, c'est, posé entre eux, la silhouette toute débonnaire d'un sablier.  Entre ce que les classiques appelaient nature et culture, un équilibre est ainsi suggéré, dont 1942, comme 2008, avait sans doute particulièrement besoin.

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« Vous pouvez douter avec raison de toutes les choses dont la connaissance ne vous vient que par l'office des sens. Mais pouvez-vous douter de votre doute et rester incertain si vous doutez ou non ? ... Vous qui doutez, vous êtes, et cela est si vrai que vous ne pouvez en douter davantage. »...  Dédié au père du Cogito ergo sum (qu'avec raison, Hannah Arendt le rappelle dans Condition de l'homme moderne, on devrait nommer Dubito ergo sum), ce billet parait donc avoir été imprimé pour que la France, alors en pleine débâcle, renoue avec l'une de ses plus fières traditions : la maîtrise du doute.

Le billet ne circula réellement que du 19 juillet 1944 au 4 juin 1945. Et pourtant, il me semble, oui, bel et bien l'avoir eu en poche, un jour. A l'heure où le doute a cessé d'être universel pour se borner à  n'être que planétaire, a cessé d'être philosophique pour devenir platement existentiel -. allez donc savoir pourquoi me trouble tant cette Victoire Ailée du verso de ce Cent Francs Descartes, une Victoire aux plis de bronze, toute occupée à inscrire sur le revers de son bouclier le mot PAX, un peu comme nous le faisions sur l'ardoise que nous tendions au maître d'école de notre enfance. PAX.

 Tandis qu'au loin, le long d'un sentier boueux, tiré par quatre chevaux, une charrette de foin se dirige vers la maison, la moisson faite. La présence de l'allégorie ne dérange personne, dans cette France rurale : la charrette passe, poussée par de lourds animaux, aux pas lents. Les deux univers, celui de l'épargne et celui de l'agriculture, semblent se côtoyer harmonieusement. Et donc, malgré le doute, l'ordre règne.

 

 

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Le billet fut retiré de la circulation le 4 juin 1945, sur les ordres du Gouvernement. Il s'agissait de faire perdre toute leur valeur aux nombreuses coupures qu'avaient saisies les Allemands et dérobées les auteurs d'un hold-up à la Michel Audiard, non loin des  portes de l'imprimerie à Clermont-Ferrand. Le Cent francs Descartes fut alors remplacé par le Cent francs Jeune Paysan & je ne saurai jamais pourquoi il me demeure encore si familier. Ainsi prirent fin, en ces années particulièrement agitées de l'Histoire de France, les tribulations monétaires d'un philosophe qui avait, certes, imaginé les pires cauchemars (de l'absence de toute réalité véritable à l'existence d'un dieu trompeur omnipotent), mais pas celui de naviguer de poche en poche au travers d'une Guerre Mondiale, le visage scotché sur un billet de cent francs. Comme quoi tout peut arriver, le pire comme le meilleur, le meilleur comme le pire, ainsi en a décidé l'Histoire : fous que nous sommes, et trop bardés de certitudes, nous devrions n'en jamais douter.

 

07:03 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : monnaie, billets français, descartes, clio, littérature, crise, philosophie | | |

Commentaires

100 francs dans les années 40 ... j'imagine que la somme était conséquente ! Sans nul doute le " plus gros " billet en circulation alors ?
J'ai l'impression que la valeur symbolique d'un billet était à l'époque plus importante que maintenant. Nos ancètres économisaient " sou à sou " et surtout, le crédit généralisé n'existait pas. Quand on voulait alors jeter le discrédit sur quelqu'un il suffisait de dire " il a des dettes " ... les temps ont bien changé.

Écrit par : simone | jeudi, 23 octobre 2008

@ simone : La plus grosse coupure, à l'époque (c'était celle des anciens francs) était une valeur de 5000 francs (le superbe Flameng). Il y a même eu, dans les années cinquante, une coupure de 10.000. Il est certain, ne serait-ce quà cause du mot lui-même (Franc/France) que la valeur symbolique de ces billets était plus forte pour nos ancêtres que pour nous. Nous aurons été la génération crédit, chèque, CB, consommation tous azimuts. Je me demande quelle impression ça faisait, de toucher sa paye en "liquide", comme on disait...

Écrit par : solko | jeudi, 23 octobre 2008

Je viens d'exhumer d'une petite boite en laque dans laquelle dorment de vieilles photos, 3 billets (petites coupures en comparaison) un de 5 francs daté de 1947 et deux autres de 5 et 10 émis par le Trésor Français, Territoires occupés. (...)
Je vais essayer de trouver le temps aujourd'hui de les scanner afin de les mettre en ligne. Quant à leur signification graphique et l'historique qui leur est lié, je serais bien incapable de le fournir. Vous venez de réussir l'exploit de me faire rêver sur ce genre de papier !!!
Au fait, je viens de découvrir le lien (merci) je vais essayer de ne pas démériter.

Écrit par : simone | jeudi, 23 octobre 2008

Elle est passionnante, l'histoire des billets. Vous êtes certaine que votre 5 francs date de 1947 ? Cela parait curieux. C'est sans doute un billet du Trésor, car à cette date, la plus petite coupure de la Bdf est un 50 francs (le 5 francs "berger" ne doit plus avoir cours alors) En tous cas, je suis content d'avoir attiré votre attention sur ces petits trésors d'un quotidien enfoui. A bientôt.

Écrit par : solko | jeudi, 23 octobre 2008

C'est apparemment annexe, mais repérer et nommer la confusion contemporaine entre universel et planétaire me semble une grande chose.

Écrit par : Pascal Adam | jeudi, 23 octobre 2008

@ Pascal Adam.
Merci de le dire. Vous aviez remarqué aussi ?

Écrit par : solko | jeudi, 23 octobre 2008

Voilà, c'est fait : mon pactole est à votre disposition sur Eclats-de-Dire. Pas de quoi renflouer les banques belges et françaises !

Écrit par : simone | jeudi, 23 octobre 2008

Il est bien votre billet sur Descartes, mais je passe à propos de Louis Guilloux pour déposer un nouveau lien :
http://dofru.blogspot.com/2005/12/louis-guilloux-crivain-du-20me-sicle.html

Écrit par : Marcel Rivière | jeudi, 23 octobre 2008

Quoi ? Descartes ? Encore lui ? que je retrouve aussi sur le blog "éclats-de-dire", Suffit il d'ouvrir une boîte en laque pour voir les billets se croiser, s'échanger, se reproduire à l'insu de notre plein gré ? C'est une épidémie, une persistance de l'être accroché au billet pensé et Dieu ? Même Dieu ne sait jusqu'où cela va se propager ... Attendons demain.
Descartes dans la boîte à Pandore ?
(eh oui , hélas ! je suis encore hors sujet ;-)

Écrit par : frasby | jeudi, 23 octobre 2008

Celui-ci, encore :
http://lerodeurdubitume.blogs.letelegramme.com/archive/2008/09/22/dans-le-bureau-de-l-ecrivain-louis-guilloux.html

Écrit par : Marcel Rivière | jeudi, 23 octobre 2008

@ Frasby : si ce n'est pas un coup du dieu absent, c'est un coup du dieu trompeur; attendons demain la suite, vous avez raison...

Écrit par : solko | jeudi, 23 octobre 2008

@ Marcel : Vous avez décidé de centraliser ici tous les sites consacrés à Guilloux ? Vous avez raison, peut-être. Cela fait quand même un peu banque centrale, non ? Quartier Général, siège social, je ne sais trop comment nommer cela, mais bon. Comme dirait Orwell, "à votre guise"...

Écrit par : solko | jeudi, 23 octobre 2008

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