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mardi, 23 juin 2009

Stasiuk & les zlotys de son enfance

Andrzej Stasiuk est le premier auteur publié que je connaisse à développer un chapitre entier  (C’est dans Fado, j’y reviendrai) sur les billets (de banque) disparus au profit de l'euro. Il s'agit des zlotys polonais.

Cela ne peut que susciter chez moi un intérêt très vif puisque, juste avant le passage à l’euro, j’ai couru les numismates pour récupérer le plus grand nombre de séries possibles de billets en francs ou anciens francs. Non pas par esprit de spéculation, ni de collection, mais vraiment par esprit de conservation. Distingo !  Je les ai ensuite classés dans un bel album. Il m’a vite semblé, en feuilletant ensuite cet album, voir défiler plusieurs pages de l’histoire de France du XXème siècle. Comme une sorte de bande dessinée. Belle Epoque, guerre de Quatorze, Années Folles, Seconde guerre Mondiale, Trente Glorieuses, Années Quatre-vingts… Et pour la première fois, ces images m’ont ému. Je me suis mis à songer à tous ces gens qui les avaient trimballées dans leurs poches, tous ces « francs » aussi morts que« ces francs » étaient démonétisés. A tous ces morts, ces disparus, ces anonymes. Un peu comme si ces vieilles images qu’ils avaient eues en poches, métonymiquement, les ramenaient jusqu’à moi. Expérience de l’imaginaire, bien sûr, fort troublante : le chiffre qui cessait d’être chiffre pour se muer en lettre, la valeur qui changeait de registre et, d'économique, devenait poétique.  Par comparaison, ce jeune euro tiré au laser…

Cela a donné naissance a plusieurs textes ou nouvelles, dont quelques-uns figurent sur ce blog (voir colonne de droite, Nouvelles & les Anciens Francs), d'autres dans mes cartons.

Je suis content de voir que Andrzej Stasiuk ne dit rien de différent. Comme un camarade ou un frère. Cela régale toujours une partie de soi de sentir qu’on n’est pas le seul à ressentir ce qu’on ressent. Je suppose que cela n’a pas échappé à la discrète et malicieuse amie qui m’a offert ce livre, véritable hymne à la mémoire par ailleurs (j’y reviendrai)

Mais pour l’heure, je tiens juste à parler de ce chapitre sur les billets de banque (le dix-septième), envisagés, et c’est très rare (à ma connaissance, il n’y a que Béraud qui le fit durant ses reportages d’entre-deux guerres), comme un signe poétique.

Je regrette de ne pouvoir lire le texte en polonais, car je sens que la traduction fait perdre beaucoup de cette correspondance entre la lettre et le billet que le texte tisse, si j’ose dire. Stasiuk décrit d’abord le billet rouge de cent zlotys, l’architecture industrielle qui en constitue l’arrière plan. « comme si toute la scène se déroulait dans un au-delà prolétarien »C’est, dit-il, « le billet dont je me souviens le mieux parce que mon père travaillait à l’usine ». Voilà. Quelque chose d’essentiel et de très bref est dit là. « Mon esprit d’enfant s’imaginait que l’usine rémunérait son travail avec des images d’elle-même »

Puis il passe aux autres valeurs des séries de son enfance : cinquante, vingt, cinq-cents, mille… Et fort justement, Stasiuk déchiffre à partir des alphabets de ses zlotys ce que j’ai déchiffré à partir de ceux de mes francs : une relation de sens, créée quotidiennement entre l’homme qui figure sur le billet (vieux rois et leurs couronnes, héros nationaux,, écrivains…) et celui qui le trimballe dans sa poche quotidiennement. Entre vivants et morts. Entre récitants et recités. La présence presque impalpable du quotidien et de l’histoire à travers ces billets, à la puissance évocatrice soudain libérée :  « Dans mon pays, dit-il, quand les temps sont incertains, on a l’habitude de se référer à la culture, domaine où les défaites ne sont pas si évidentes qu’en économie ou en politique ».

 

zloty-pologne-09.jpg

 

Stasiuk jette un œil désabusé sur les euros. Il a raison. Comment faire autrement ? Il écrit ceci : « Je regarde les euros et je me demande quelle histoire ces billets permettront de raconter. Je me demande quelle histoire y liront les habitants de mon village, par exemple. Ce que leur diront ces fenêtres et ces ponts dans le temps et l’espace, tout ce gothique, cette renaissance, ce baroque et cet art nouveau en nuances floues et pastel. Il n’y a pas de visage sur ces billets, pas d’objets, rien qui rappelle la vie quotidienne… »

Je ne sais plus qui a dit la même chose, de manière plus prosaïque, certes, et plus définitive : L’euro ne sera jamais qu’une monnaie de consommation. Triste sort… « Ces billets à la beauté pâle et universelle feront que l’argent deviendra une valeur abstraite détachée de la réalité, de l’aspect concret du travail, de l’échange de marchandises et de services réels. » Et Stasiuk de prophétiser : « nous recevrons de l’argent fantomatique pour ne pas produire des choses dont personne ne veut »

 

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08:39 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : andrzej stasiuk, fado, litterature, zlotys, billets, politique, europe, pologne, numismatique | | |

Commentaires

LE SALAIRE DE LA PEUR

Chacun reçoit
La monnaie de sa pièce
Dont le titre est sans importance
Doux billets de barbelés
Pour les comptables
Valeurs dépréciées
Sur le lac des cygnes
Ou la route de Combray
Parfums d'univers
En technicolor de fortune

Écrit par : gmc | mardi, 23 juin 2009

Quel plaisir de trouver Stasiuk, sous votre plume, Solko !
Je n'ai pas encore ce livre.
Mais je connais l'écrivain, par trois de ses livres, je veux dire, quoiqu'il ne soit pas très éloigné de moi géographiquement. Un grand, un superbe écrivain...Et les citations que vous donnez là sont éloquentes, très représentatives aussi de son intelligence et de sa sensibilité
Je ne suis, hélas, pas encore capable de le lire dans le texte.
http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1737

Écrit par : Bertrand | mardi, 23 juin 2009

ARGENT CONTANT

Autel de la monnaie
S'impriment les vierges
Drapées dans du papier de soie
Que l'Arménie consume

Aux telles de la monnaie
Raconte le shopping
Des belles sur le bitume
Des nuits sans lune

Haut tale de la monnaie
Un sou pour un sou
L'histoire d'un coupe-chou
Pour têtes couronnées

Écrit par : gmc | mardi, 23 juin 2009

Vous avez publié ici, le 30 novembre 2008, un texte intitulé "La poésie et la monnaie"

[ Entre le poète et le marchand il y a bien un point de rencontre : tous deux dépendent de l'utilisation de signes fondamentaux placés au coeur de la relation humaine : la lettre et la monnaie. C'est ainsi. ] etc.

En commentaire, Bertrand évoquait "des billets polonais d'avant la dévaluation, fin du communisme, avec six ou sept zéros à la clef, vus chez un brocanteur".
En écho à ce commentaire, je signalais ce chapitre de "Fado" sur les billets de banque (billet rouge de cent zlotys, billet bleu acier de vingt zlotys...).

Heureuse que vous parliez de cela. Ce chapitre du "Fado" de Stasiuk, était écrit pour vous.

Écrit par : Michèle | mardi, 23 juin 2009

@ Michèle : D'autres chapitres sont aussi très émouvants dans ce livre.
En cette période de multiples surveillances, ce livre me fut d'une compagnie appréciable et appréciée. Et ce n'est pas fini.

Écrit par : solko | mardi, 23 juin 2009

@ Bertrand : Drôle de moeurs, dites donc, chez les bourgois...

Écrit par : solko | mardi, 23 juin 2009

Oui, Solko, vous avez-vu ça ?
Drôles de mœurs à défaut de mœurs drôles...
Dommage qu'on ne puisse glisser un "e" entre le "g" et le "o"....

Écrit par : Bertrand | mercredi, 24 juin 2009

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