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vendredi, 07 novembre 2008

Cinq cents francs pour deux

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Au premier plan, Maria Sklodowska, née un 7 novembre 1867. A l'arrière Pierre Curie, né au 15 mai 1859. 

C'est le seul couple d'humains que la Banque de France a "encarté" : Ce n'est ni Tristan et Iseult, ni Romeo et Juliette, ni Tite et Bérénice : Ils se marient à Sceaux le 26 juillet 1895. La même année, Pierre est devenu docteur ès-sciences physiques (thèse sur les propriétés magnétiques des corps à diverses températures, pressions et intensités de champ magnétique). L'année suivante, elle est reçue première à l'agrégation de physique le 6 mars, 1896. Chez les Curie, ça ne plaisante pas : ça bosse. Le 18 juillet, Pierre et Marie annoncent la découverte d'un nouvel élément radioactif, le polonium. Le 26 décembre, en collaboration avec Gustave Bémont, ils annoncent la découverte du radium. Le 10 décembre, Pierre et Marie Curie, associés à Henri Becquerel, obtiennent le prix Nobel de physique, pour la découverte de la radioactivité naturelle. On connait la suite. En avril 1906, Pierre Curie est renversé par un cheval. Le 4 juillet, 1934, Marie Curie meurt des suites d'une leucémie au sanatorium de Sancellemoz (Haute-Savoie). Les cendres de Pierre et Marie Curie sont transférées au Panthéon, le 20 avril 1995. Depuis un an, les Français d'alors ont dans leurs poches ce billet verdâtre, dernier de la série des 500 francs, qui n'est pas le plus beau, mais qui reste célèbre parce qu'il est le premier où figure une femme.

Une femme, une vraie personne, cette fois-ci, pas une allégorie mythologique comme CérèsPerséphone. La seule femme admise au Panthéon de la Banque de France fut donc une scientifique : après le scientifique inconnu en blouse blanche, après François Debat, Le Verrier, Pasteur, Marie Curie. Et ce fut une femme mariée. Pour accueillir le sexe on peut remarquer que l'Institution avait placé la barre très haut. Pourquoi pas une femme de Lettres, et pourquoi pas une célibataire ?   (Allez, au hasard, pourquoi pas George Sand )? J'aurais bien vu, sur fond de mare au Diable d'un côté, de loge aux Italiens de l'autre, les cartouches de George... Mais non! George n'aura donc pas eu son billet en francs. Alfred non plus, me direz-vous, et pas davantage Alphonse, Honoré ou Henri (y) ? On ne va pas dresser la liste des absents, mais tout de même, vous ne trouvez pas qu'il auraient mieux représenter la passion à la française, Sand et Musset, couple romantique, tumultueux, à la fois fugace et, d'une certaine façon, éternel, que ce duo un peu livide et très besogneux de Pierre et Marie ? Cela aurait pu aussi être un solo de Louise Michel : Imaginons ensemble, cinq minutes, la Banque de France concevant un billet à l'effigie de Louise Michel, militante anarchiste, elle aussi femme de lettres (on l'oublie trop souvent) morte d'une pneumonie en 1905 à Marseille au service de la cause ( pas scientifique, révolutionnaire) . Ou bien un billet à Olympe de Gouges...  

Mais non, La Banque de France, comme elle l'a fait avec Hugo ou Bonaparte, préfère consacrer l'icone Marie Curie : épouse et mère de famille, deux fois nobélisée (en physique et en chimie) et martyr irradiée de sa propre découverte : « La maladie qui l'a emportée est une anémie pernicieuse aplasique à marche rapide, fébrile. La moelle osseuse n'a pas réagi, probablement parce qu'elle était altérée par une longue accumulation de rayonnements » a écrit le Dr Tobé, responsable du sanatorium de Sancellemoz, en Haute-Savoie, où elle avait été transportée, quelques jours auparavant. C'est ainsi que la scénographie du billet représente sur une face Marie en compagnie de son mari, sur l'autre, une salle de l'Institut du radium vide, comme après leur mort à tous deux. Je ne sais si les Français, à l'époque où déjà la monnaie numérique était bien implantée dans le pays, et l'usage de la carte bleue systématisée pour les fortes sommes, eurent le temps de se familiariser autant avec ce billet qu'avec les coupures de moindre importance. La "grosse coupure" de la dernière série des francs rendait l'âme sans fracas lors du passage à l'euro, comme les autres. Laissant, sur les billets qui sont les nôtres aujourd'hui, un espace absolument vide d'hommes et de femmes, comme après la déflagration, l'explosion ...

 

17:18 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : anciens francs, pierre et marie curie, société, uranium | | |

lundi, 03 novembre 2008

20 francs & les faux-monnayeurs

Le cartouche de ce billet, dessiné par Chazal, avait d'abord servi pour une coupure de 25 francs, dont l'impression ne dura que quelques mois, du 16 aout au 5 décembre 1870. A l'occasion de sa sortie, la Banque de France inaugura son imprimerie de Clermont Ferrand, où la moitié du stock postérieur vit le jour. On trouve au recto une allégorie très classique de l'industrie. 

Muse  adulée d'un dix-neuvième siècle septuagénaire, elle trône, assise au centre un cadre de feuillages. Ronde de visage, lar60294ddd40a23cb53582fc6590ae2859.jpgge de hanches, dans le genre de Lisa Macquart, la charcutière du Ventre de Paris dont la chair se confond avec l'étal. Comme tous les billets dits bleus de ces temps-là, cette coupure fait la fête à l'article 139 du code pénal, qu'elle reproduit quatre fois (deux fois par face) dans des cercles bleu foncé : Depuis le 12 août 1870, on punit des travaux forcés à perpétuité tous ceux qui se risqueraient à contrefaire, falsifier ou introduire à l'intérieur du  territoire français de faux-billets. Ce billet de vingt francs, bicolore sur fond pâle, reste d'une imitation facile pour bon nombre de professionnels le 25 septembre 1873, le nombre de contrefaçons atteint 48, 21 faussaires sont condamnés par les tribunaux. Trois ans plus tard, un rapport de la Banque de France signale que 15.769 billets de 20 francs faux sont en circulation. La plupart proviennent d'ateliers installés en Espagne, à Pampelune et Barcelone (1). Il fallut donc, pour déjouer de nouvelles contrefaçons, changer de billet, et améliorer ce qu'on appellerait à présent « le design »

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Sur papier filigrané en provenance d'Angleterre le recto représente, dans un encadrement bleu cobalt et un fond bistre, Mercure et Cérès assis chacun en un coin, le regard détourné l'un de l'autre, comme s'ils venaient de se disputer. Le dieu des voleurs et la déesse de la moisson sont les deux allégories préférées de la Banque de France : un aveu ? Comme on peut le voir ci-dessus, leur posture est moins figée que celle de l'allégorie de l'Industrie du billet précédent. La somme de vingt francs (il n'existe pas encore de billet de 10 et la seule coupure inférieure est le billet de 5) s'y trouve reproduite 3 fois en gros caractères. Une série de médaillons représentant des visages ornent le fond bistre, de façon à compliquer la tache des falsificateurs. 10 050 000 billets sont imprimés en 1874 et 1875. En 1904, l'impression est reprise avec 724 autres alphabets de 25 000 unités.  Ce billet, qui fut retiré au début de la Première Guerre Mondiale pour laisser la place au 20 francs Bayard a marqué la transition entre les billets monochromes et ceux polychromes de la fin du XIX° siècle.

Lui en poche, vous pouviez inviter dix personnes à déguster des bouquets de crevettes fraîches à la terrasse du fameux restaurant Marquery sur le boulevard Bonne Nouvelle. Dans ce même lieu très couru à la Belle Epoque, il fallait en aligner deux pour les régaler de dix portions de homard à l'Américaine. Dans un caboulot plus populaire, il donnait droit à dix repas complet. Le tarif des fiacres pris en gare étant, à l'époque, de 2 francs par heure, il permettait donc 10 heures de promenade dans Paris. Au théâtre Antoine (prix des places 5 francs), on pouvait à quatre se payer une représentation pur jus naturaliste. Avec la chance, peut-être, de rencontrer le maître. C'était aussi, en gros, le prix d'un livre broché. Un numéro de l'Assiette au beurre coûtait alors 50 centimes. Avec le vingt francs de l'époque, on pouvait donc s'offrir une jolie collection. Encore fallait-il avoir le temps de lire... (2)

 

(1) Henri Guitard, Vos billets de banque, Ed. France Empire

(2) Source : Le Crapouillot n° 29, spécial Belle Epoque.

 

10:06 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : billets français, littérature, crapouillot, belle époque | | |

jeudi, 23 octobre 2008

Clio, Descartes et les moissons

Le 15 mai 1942, la Banque de France lance l'impression d'un premier alphabet de cette très belle coupure en hommage au philosophe René Descartes (1596-1650). Le choix d'un grand homme pour figurer sur un billet, à tel ou tel moment de l'Histoire, a toujours quelque chose d'étonnant. Pourquoi Descartes, en 1942 ? A quelle raison le pays occupé, grignoté par le doute, avait-il alors besoin de se rendre ? La réponse, en tous cas, est assez belle à regarder. Le vert est la couleur dominante du billet; un vert tendre, presque printanier : on dit que c'est la couleur de l'espoir. Grave et un peu souriant, l'auteur du Discours de la Méthode siège au tout premier plan. Derrière lui la muse Clio maintient de son bras dodu et rose un volume relié, celui sur lequel doit s'écrire à l'insu de chacun d'entre nous le cours des événements. Volume sur lequel elle s'appuie. Dans un bel effet de symétrie, tous deux, le philosophe et la muse nous contemplent. Solennel et inattendu duo. La composition de Lucien Jonas joue sur une très belle harmonie entre ce vert tendre des frondaisons, du drapé de Clio & la couleur pourpre du pourpoint plissé. Sur le côté gauche, le rond crémeux du filigrane, formé en partie par le bras courbé  de la muse, en partie par le feuillage qui se découpe, profile un espace vierge, une échappée pour les esprits que pressent les angoisses du moment présent. Ce qui sépare les deux personnages, c'est, posé entre eux, la silhouette toute débonnaire d'un sablier.  Entre ce que les classiques appelaient nature et culture, un équilibre est ainsi suggéré, dont 1942, comme 2008, avait sans doute particulièrement besoin.

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« Vous pouvez douter avec raison de toutes les choses dont la connaissance ne vous vient que par l'office des sens. Mais pouvez-vous douter de votre doute et rester incertain si vous doutez ou non ? ... Vous qui doutez, vous êtes, et cela est si vrai que vous ne pouvez en douter davantage. »...  Dédié au père du Cogito ergo sum (qu'avec raison, Hannah Arendt le rappelle dans Condition de l'homme moderne, on devrait nommer Dubito ergo sum), ce billet parait donc avoir été imprimé pour que la France, alors en pleine débâcle, renoue avec l'une de ses plus fières traditions : la maîtrise du doute.

Le billet ne circula réellement que du 19 juillet 1944 au 4 juin 1945. Et pourtant, il me semble, oui, bel et bien l'avoir eu en poche, un jour. A l'heure où le doute a cessé d'être universel pour se borner à  n'être que planétaire, a cessé d'être philosophique pour devenir platement existentiel -. allez donc savoir pourquoi me trouble tant cette Victoire Ailée du verso de ce Cent Francs Descartes, une Victoire aux plis de bronze, toute occupée à inscrire sur le revers de son bouclier le mot PAX, un peu comme nous le faisions sur l'ardoise que nous tendions au maître d'école de notre enfance. PAX.

 Tandis qu'au loin, le long d'un sentier boueux, tiré par quatre chevaux, une charrette de foin se dirige vers la maison, la moisson faite. La présence de l'allégorie ne dérange personne, dans cette France rurale : la charrette passe, poussée par de lourds animaux, aux pas lents. Les deux univers, celui de l'épargne et celui de l'agriculture, semblent se côtoyer harmonieusement. Et donc, malgré le doute, l'ordre règne.

 

 

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Le billet fut retiré de la circulation le 4 juin 1945, sur les ordres du Gouvernement. Il s'agissait de faire perdre toute leur valeur aux nombreuses coupures qu'avaient saisies les Allemands et dérobées les auteurs d'un hold-up à la Michel Audiard, non loin des  portes de l'imprimerie à Clermont-Ferrand. Le Cent francs Descartes fut alors remplacé par le Cent francs Jeune Paysan & je ne saurai jamais pourquoi il me demeure encore si familier. Ainsi prirent fin, en ces années particulièrement agitées de l'Histoire de France, les tribulations monétaires d'un philosophe qui avait, certes, imaginé les pires cauchemars (de l'absence de toute réalité véritable à l'existence d'un dieu trompeur omnipotent), mais pas celui de naviguer de poche en poche au travers d'une Guerre Mondiale, le visage scotché sur un billet de cent francs. Comme quoi tout peut arriver, le pire comme le meilleur, le meilleur comme le pire, ainsi en a décidé l'Histoire : fous que nous sommes, et trop bardés de certitudes, nous devrions n'en jamais douter.

 

07:03 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : monnaie, billets français, descartes, clio, littérature, crise, philosophie | | |

mercredi, 22 octobre 2008

Le monde sans Cézanne

Aujourd'hui, Pau100F%20Cezanne%20essai%20R1.jpgl Cézanne est mort depuis 102 ans (22 octobre 1906). 

En l'an 1996, le remplacement in extremis du billet de deux cent francs prévu à l'effigie des frères Lumière par celui à l'effigie de Gustave Eiffel a libéré soudainement la valeur faciale de cent francs, la plus populaire, qui est échu du coup à Paul Cézanne par décision de la Banque de France. Le dernier bifton de cent balles, ce fut donc lui. Cézanne, l'aixois. Le Claude Lantier de L'Oeuvre de Zola. Ci contre, un essai pour le billet que nous aurions dû avoir lors de la dernière série de francs. Un regard brun, ferme, un regard du sud. La barbe noire et drue, une calvitie naissante. Dans le filigrane, le peintre, plus replet, plus âge, plus rond. Les joueurs de cartes sous un platane, étrangement bleuacés, au centre du dessin. On remarque, parmi les gadgets de sécurité, une palette rouge en haut en gauche.

 

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Autre version des mêmes épreuves, avec un arbre dont les branches ne suivent plus les mêmes arabesques, le regard du peintre peut-être plus centré sur le hors-champ, de face. La palette rouge a disparu. Le filigrane est plus pâle. Les joueurs de cartes sont sensiblement différents, leurs tenues plus claires.

"Je vais étonner les Parisiens avec une pomme" avait déclaré le reclus la colline de Laugres : Le billet final à l'effigie de Paul Cézanne, qui sortit finalement en 1997, fut donc le dernier billet de cent francs de toute l'histoire du franc; sur une face entière, en effet, s'étalaient les fameuses pommes... Il y aurait, rien que sur cette valeur faciale, une histoire à faire, tant  cette valeur fut évidemment la plus familière, pour les ados (argent de poche), les retraités (pensions) comme pour chacun d'entre nous. Le vrai billet du quotidien. Je me souviens que, lors de la disparition du franc, j'avais écrit ceci, de triste, de rageur et d'impuissant, que je livre tel quel :

Ce soir, dans mon blême isoloir, moi qui n’ai presque rien conservé de tout ce qui s’écoule et de tout ce qu’on détruit, je contemple le front large de Cézanne que j’ai mis de côté sur ma table (1839-1906). C’était cent balles, quand même ! 1383238331.jpgCent balles ! Nez à nez. Impressionnant, ce front qu’on tâtera plus jamais du bout du doigt, ni dans sa poche ni dans son porte feuille. Ce front : Quel front ! Quel regard ! Sauvage, tout comme ses toiles. Venu du Sud et du dix-neuvième siècle, ce regard tout en fièvre contenue. Comment peut-on être aussi perçant ? Aussi franc ? Les deux petits joueurs de cartes tout verts, qu’on dirait des anesthésistes dans une clinique chirurgicale. Et les pommes ! Je les compte une à une, les pommes. Dix oranges et quatre jaunes. Rondes comme des boules.  La sentimentalité excessive nuit à l’évolution harmonieuse des sociétés, dirait je sais pas qui, en me voyant comme ça, ému sottement devant des bouts de papier;  Ce soir, je me sens comme Cézanne. Il a ce strap en pointillé devant le nez, un vrai mât de cocagne électronique, et le vise du regard comme pour le dégommer de sa seule suggestion mentale. Pauvre Cézanne, enrubanné !  Pauvre humanité qui disparaît. Pauvres gens du Sud, du Nord, de l'est, de l'Ouest, pauvres, les pauvres, et tous les peuples qui, toujours, se feront avoir... Je me sens coincé, pire encore que Cézanne, moi, dans son rectangle aux abois. Pire ! Je me sens moi aussi scotché, strapé, parvenu à un degré d'anesthésie tel que nul ne sait plus où j'ai fourré la justesse de mon sentiment.

La seconde mort de Cézanne, loin de la Sainte-Victoire, c'est là, sur ma table comme sur une table d'autopsie, autour de laquelle on ne joue pas, ce soir, aux cartes.  Un truc, voilà,  qu’on avait en poches et en commun, toutes et tous,  depuis un sacré bail, nous autres. Et pas rien que nous autres : Tous les Francs, aussi, les Anciens, les Morts, à présent logés au crématoire ou au tombeau, les anciens qui en avaient drôlement trimballé, pendant leurs existences entières de Francs, des francs, sonnants et trébuchants. Démonétisés du même coup, tous les Anciens ! Tous ces trimbalements, toutes ces négociations, tous ces calculs de francs en francs, au fil des siècles et des générations, ça en avait pondu, du verbe et du boucan, de la rente et de la chanson ! Sacrée littérature, hein : Et quel boucan ! De la langue, quoi, elle aussi sonnante et trébuchante, durant des siècles ! A présent trébuchée : Oui, et bien comme il faut ! Ces mots-là, cette parole-là, qu’en fera-t-on, au fond des bouches, des gosiers, des gorges ? En faire des collections, comme avec les billets  ? En faire du patrimoine classé, du qu’on montrerait aux petits enfants, les petits enfants des écoles ? La dictionnariser ? Que faire à présent des patates et des galettes, de l’oseille et du pognon, de la flèche et de la thune, comment, surtout, convertirait-on les cent balles de Cézanne au nouvel ordre hyper-monétarisé ? Trop neuf, trop sage, trop lisse, l’euro, qui rime trop avec égaux, avec trop d’égos, qui rime avec troupeaux, tous pareillement bien grillés au franc soleil du billet mondialisé. Trop commun, cet euro,  pour enfanter d’un bel argot. Faites gaffe, je dis moi, aux légions de convertis que je croise : après la monnaie viendra la langue. C’est la langue qui y passera à son tour. Evidemment.

 Quelle langue parlera-t-on, dans un monde sans Cézanne ?

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06:16 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : cézanne, peinture, francs, anciens francs, société, culture, numismatique | | |

mardi, 21 octobre 2008

Eh ! Si on changeait de monnaie ?

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Moment de trouble, moment bien bizarre, hier matin, hein, à l'heure que le jour point. Place de la Croix-Rousse, dont chaque coin est bardé de sa banque (ah, pauvres de nous!), distributeurs silencieux où des ombres anonymes comme moi, petits petits pas, retirent un peu de liquide avant de se faufiler pour faire la monnaie à côté, d'un journal ou d'un petit pain au chocolat, puis de s'engouffrer dans des bus ou du métro. Journée, semaine qui commence, bref. Moi, pour tout dire, ça fait un moment que j'ai laissé tomber le journal et me suis rabattu sur le petit pain au chocolat, qui demeure encore, lui, eh oui, vaguement comestible.   

Petit carré doré, jaune lumineux : la boulangerie. J'entre, c'est empli de petits carrés jaunes et dorés, de petits carrés au regard de chocolat, larmoyant comme deux yeux de cocker, bien croustillants à vue d'œil : petits pains au chocolat, la vendeuse m'en tend un, puis me rend sur 20 euros la monnaie ( un pain au chocolat = 0,85 centimes) Et là je me dis : c'est combien au juste le smic horaire ? J'oscille entre 8,5 et 9 euros de l'heure  (un couper /coller sympa et hop ! Avec le bon Gogol le tour est toujours joué. J'étais pas bien loin, dites :

Smic au 1er juillet 2008

Source : ministère de l’Emploi de la cohésion sociale et du logement
décret n°2008-617 du 27 juin 2008 (JO du 28 juin 2008)

Smic horaire brut

8,71€

Smic horaire net

6,84 €

Minimum garanti

3,31 €

Smic mensuel brut (base 35 heures)

1 321,02 €

Smic mensuel net

1 037,53 €

Cotisations sociales au 1er juillet 2008 (13,74 % du Smic brut)

181,51 €

C.S.G. + C.R.D.S. au 1er juillet 2008 (8 % de 97 % du SMIC brut) :

102,51 €

Bon ben, 6, 84 net, ça fait que si la monnaie était aujourd'hui le pain au chocolat, pour une heure de boulot, un smicard en ramènerait très exactement huit, pas un de plus  à la maison. Tout à coup j'ai la nausée, le vertige. En a-t-il toujours été ainsi ? J'essaie de me souvenir... Heuuu

Vous allez m'aider.

En janvier 1968 (toujours dixit Gogol), le SMIG horaire (on dit le smigueu, à l'époque) étant de 2,22 francs, combien valait le pain au chocolat ? 2,22 divisé par 8, ça nous ferait un cours du pain au chocolat à 0,2775 francs. C'est là, me semble-t-il, que le bât blesse... Je fais donc un appel à tous ceux qui sauraient me dire combien coûtait un pain au chocolat en janvier 1968, en centimes de franc -il me semble que c'était moins que 0,27. Mais j'étais plutôt chtiot à l'époque. Dans ce cas-là nous aurions à présent un pouvoir d'achat moindre qu'en janvier 1968.

Pour se remettre un peu dans l'ambiance, une chansonnette de l'autre Joe, il chantait ça en 1968, c'était Joe, Joe... Joe... Comment déjà ? Si vous parvenez à mater la piécette qu'il glisse dans la main de la jolie blonde, ça arrangerait bien nos affaires... 


06:30 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : petit pain au chocolat, joe dassin | | |

vendredi, 10 octobre 2008

Un billet pour la Paix

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 Il y a dans ce billet de 500 francs que la Banque de France commanda à Sébastien Laurent, le 23 décembre 1938, quelque chose d'extrêmement touchant. Cela tient au fait que le peintre prit ses propres enfants pour modèles : le billet représente une femme en buste, blonde, tenant un rameau de laurier, drapée de bleu et, au verso, les profils superposés d'un jeune travailleur et d'une jeune fille. Rita Dreyfus n'eut que le temps de la graver, le premier alphabet de sortir des presses, le 4 janvier 1940 :  Juin 40, la débâcle survenait. Il fut, curieusement, baptisé La Paix, ce billet à l'image de la jeunesse, de l'espérance, qui circula durant les années sombres de l'Occupation, de février 41 jusqu'au 4 juin 1945, date à laquelle il fut retiré.

Cette jeunesse, donc, qui se tient de profil, à l'esthétique quelque peu soviétique, tournée vers l'avenir, cette jeunesse qui fut celle de France aux années douloureuses, s'apprêtait sans le savoir à rencontrer l'Histoire. La Paix : l'histoire des billets, c'est celle du pays, elle en est indissociable, ce qui donne à ces images toute leur valeur à la fois symbolique et affective. Je songe, en regardant le profil de cette jeune fille, à Madame Denise Domenach-Lallich qui écrivit un très joli petit livre sur cette jeunesse-là durant ces années là, Demain il fera beau, aux éditions Permezel. « Journal, dit le sous-titre, d'une adolescente de novembre 1939 à septembre 1944 ».  Avec beaucoup de justesse, de tact, elle raconte quel fut le choix qui s'imposa à sa génération, alors qu'elle-même venait de passe son bachot. A propos de son engagement progressif dans la Résistance, voilà ce qu'elle dit :

« J'ai cherché loyalement de quel côté était le salut de la France; j'ai essayé de me dégager de toute sentimentalité, de tout préjugé. J'ai vraiment cherché loyalement. Et depuis que j'ai trouvé, je crois avoir trouvé le seul chemin sur lequel la France puisse s'engager sans faillir à sa dignité, sans trahir sa mission, c'est-à-dire avec l'espoir du salut au bout du dur chemin. J'essaye de faire comprendre aux autres, avec prudence, bien sûr, leur devoir. C'est difficile, dangereux surtout. Papa me l'a bien fait remarquer, mais je suis persuadée que nous n'obtiendrons pas le salut de la France sans mettre en péril notre tranquillité, et il le sait bien. »

Le billet est imprimé en quatre couleurs, sur papier de ramie. Le dernier alphabet imprimé de cette coupure date du 8 juin 1944.

 

21:13 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : billets français, domenach-lallich, sébastien laurent | | |

jeudi, 02 octobre 2008

La Tour : non, pas Georges, Quentin ...

Retirez lui son chapeau, vous trouvez pas qu'il est très tendance avec son crâne lisse ? Et d'ailleurs même avec le chapeau, je suis certain qu'il passerait inaperçu dans beaucoup de lieux mode... Si Rousseau n'eut jamais l'honneur de figurer sur un billet - ce qui est tout de même terrible, quand on songe que Voltaire fut jugé digne d'avoir le sien, si Louis XV et Madame de Pompadour non plus, leur portraitiste, Quentin de La Tour (1704 - 1788), si !  Un petit effort, rappelez-vous, combien de fois l'avez-vous l'avez baladé, plié en quatre dans une poche ou tout recroquevillé dans un porte feuilles, le brave Quentin ?

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Il fut un temps où, en échange d'un de ces Quentin, on dégustait un menu complet bien arrosé d'un quart de vin et assorti d'un café. A cette époque, Quentin était l'ami de tous les ados de France puisqu'il signifiait pour la plupart l'argent de poche hebdomadaire : La Banque de France confia à Lucien Fontanarosa la conception de ce billet qu'elle émit en 1976, en remplacement d'un magnifique Racine, qui se faisait, osons le mot, un peu vieux. Aujourd'hui, pour cinquante francs, (7,7 euros), vous repasserez pour le menu complet arrosé et assorti et tout et tout (ou alors, s'il vous plait, laissez moi l'adresse en commentaire) ! L'équivalent du billet de cinquante, en termes de pouvoir d'achat, ce serait plutôt le billet bleu de 20 euros.

 

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Quentin de la Tour avait un don précieux : saisir en quelques secondes une physionomie et croquer sur l'instant sa victime. On ne le confondra pas, bien sûr, avec Georges de La Tour, peintre de l'ombre et de la lumière, du cachot et de la clarté vive, de la Madeleine qui veillait, du Prisonnier, d'un magnifique Jean-Baptiste,Georges de La Tour, l'un des « alliés substantiels » de prédilection de René Char. Pour tout vous dire, si l'on me laissait le choix (on peut rêver, non ?) entre une toile de l'un et un pastel de l'autre, entre Georges et Quentin, je crois que choisirai Georges. Mais enfin c'est Quentin qu'a élu la Banque de France... Alors comme un mauvais Balzac tartinant sa copie, il me faut bien, après cette digression qui vous aura occupé un § entier, revenir au portraitiste des Lumières, comme on disait à l'époque.

Ce qui est bien, quand on est peintre, de surcroît peintre de génie, c'est qu'on peut s'encadrer soi-même. Ce que Quentin fit de façon franchement magistrale (voir ci-dessus). Les dégradés de gris, blanc, bleu sont superbes : rajoutez cet art d'épouser sans en avoir l'air la diagonale, comme si on se relaxait dessus. Ondoyant, le Quentin, et très charmeur. Quelle légèreté !

Je ne sais pas pourquoi, il me fait penser à une sorte d'Yves Saint-Laurent de l'époque. Il parait qu'en février 2009, Christie vendra la collection de la star-couturier décédée à l'encan. Il parait qu'il y aurait  entre autres un Vélasquez, plusieurs Picasso, plusieurs Ingres : ça ne m'étonnerait pas s'il s'y était glissé un Quentin. Mais bon...  J'ai beau en avoir gardé deux / trois en papier, ça ne suffira pas pour suivre les enchères sur un coup comme ça... Avec tous les parachutes dorés qui auront sans doute besoin de placer sur le marché de l'art leurs fraîches liquidités. On peut quand même saliver un peu ...

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mardi, 09 septembre 2008

Le cardinal et le billet de mille.

Aujourd'hui, 9 septembre, c'est l'anniversaire de Richelieu. Naquit-il à Paris ? Naquit-il à Richelieu ? Les historiens, qui sont gens sérieux mais divisés, s'étripent sur la question.

Quelques quatre cents ans et plus après ce 9 septembre 1585 où Armand Jean du Plessis de Richelieu, quatrième enfant d'une noble famille française, duc et pair de France, futur cardinal et ministre de Louis XIII, il serait quand même temps de trancher. 

Cardinal_Richelieu_%2528Champaigne%2529.jpgCe que l’on sait avec certitude, c’est qu’il Richelieu naquit l'année même où Montaigne quittait la mairie de Bordeaux ; qu’il fut de huit mois le cadet de Vaugelas, lequel occupa le fauteuil 32 de l'Académie Française, dont il avait été à partir de 1635 le fondateur et le protecteur.

On doit à Richelieu la devise "A l'Immortalité", qui figure sur le sceau de l'Académie, d'où les "Immortels" (Valéry Giscard d'Estaing & Max Gallo compris), tiennent leur surnom.

Figure kaléidoscopique et hautaine, car Richelieu ne fut pas seulement un cardinal d'Académie. Richelieu, c’est également un point de dentelle, des verres à pieds, une sauce ma foi fort bonne au palais, un pâté en croute tout aussi délicieux…  sans compter qu’il donna son nom également par tout le pays à un nombre incalculable de deux, trois et quatre étoiles pour représentants de commerce, couples adultères et séminaristes en goguettes. A quoi il convient également de rajouter la Bibliothèque Nationale, d'avant l'ère mégalo-mittérandienne, ce qui n'est pas rien, et une rivière, sinueuse, assez sale, grâce à laquelle Champlain (le lac) se rend à Saint-Laurent (le fleuve).

 

Ci-dessus, le portrait en pied de celui qui fut (comme on le dirait aujourd'hui) l'une des plus grosses fortunes de son temps (estimée à 20 millions de livre). Portrait en pied par Philippe de Champaigne, auteur également du triple portrait (profils et trois-quarts, ci-contre), dont s'inspira Clement Serveau lorsqu'on (la Banque de France) lui passa commande du billet.

richelieu6.jpgUn homme de Dieu... Un homme d'Eglise... Sur un billet de banque !

L'homme d'Etat, il est vrai, en avait connu d'autres…

Le premier alphabet date du 2 avril 1953; le dernier du 4 janvier 1963; dix ans, c'est un bel exemple de longévité. Le franc, entre temps, par la magie d'Antoine Pinay, était mort et ressuscité : "A nouvelle République, franc nouveau" (La formule, de Marcel Dassault, se trouve dans Paris Presse du 30 décembre 1958.) Deux jours auparavant, dans l'une des allocutions radiotélévisées dont il avait le secret, DeGaulle s'était exclamé : « Quant au vieux franc français, si souvent mutilé à mesure de nos vicissitudes, nous voulons qu'il reprenne une substance conforme au respect qui lui est dû ».

Et c'est ainsi que le matin du 1er Janvier 1960, le cardinal qui valait mille anciens francs n'en valut plus que dix nouveaux. (sur la photo ci-dessous, une coupure de mille surchargée 10 NF) .Divisé par cent, comme ses compagnons de l'époque (Victor Hugo, Henri IV, Bonaparte), mais, rassurait la communication gouvernementale, cela ne changerait rien puisqu'on diviserait aussi bien les dépenses que les recettes. « En terme de prix des marchandises, proclamait Pinay, on retrouverait d'ailleurs les échelles de 1927 ». C'était une référence forte à l'Age d'Or du franc Poincaré, à un souci affiché de redressement économique, à la solidité monétaire du franc lourd d'avant 14 dont la France (qui cesserait bientôt d'être un Empire) rêvait encore. L'effigie conservée de Richelieu, dans cette affaire, assurait une sorte de continuité de l'identité française, d'un ancien régime aussi romantique qu'un roman de Dumas, à un nouveau aux prises avec le monde moderne : pour comprendre les Trente Glorieuses, il faut aussi regarder yeux dans les yeux  les grands hommes de ses billets. 

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 Sur celui de mille comme sur le nouveau billet de dix, le cardinal se détache devant une estampe rappelant les façades rectilignes du Palais-Cardinal (Palais-Royal), tel qu'il fut peu après sa construction en 1622. Sur les beaux toits gris de Paris, « ville jolie », s'attarde un ciel onctueux, lisse, crémeux, comme  si la capitale s'était tout entière repliée dans les pans rosés du jupon cardinalesque. Le regard suave et la barbichette affutée, ce dernier veille, conforte, rassure.

Au verso, même prestance, même allure : la figure de l'homme d'Etat en pleine force tranquille, non loin de sa gentilhommière provinciale, devant les remparts du bourg de Richelieu, sourcil hautain et lèvres pincés, sous ce même ciel rose fané.

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Si ce billet fut l'un des plus populaires qui sortit des presses de la BdF, c'est aussi parce qu'il fut l'un des plus abouti : dans sa composition se résume une certaine conception du Pouvoir dit gaullien, propre à la fois à l'Ancien Régime et au Nouveau, à la Province comme à Paris, à l'Esthétique comme à l'Idéologie. Avec la crise, le passage à l’euro, la mythification médiatique des années soixante et la nostalgie des Trente Glorieuses, il se peut bien que cette effigie fasse encore rêver…

 

 

 

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mardi, 02 septembre 2008

Solitudes de Saint-Exupéry

Depuis quelques années, l'aéroport de Lyon-Satolas est devenu Lyon-Saint-Exupéry. Sur la place Bellecour, l'écrivain est reprstatue-petit-prince.jpgésenté, assis sur un socle, en tenue d'aviateur. Son personnage fétiche se tient debout derrière lui, une main posée sur l'épaule, comme pour le consoler d'on ne sait quel accablement structurel. Tous deux ont les mains glissées dans les poches. Ces deux silhouettes ont l'air de planer sur la pollution insupportable de l'endroit, et en même temps d'être comme figées dans une lourdeur de bronze ou de plomb. D'attendre on ne sait qui. On dirait un père divorcé et son fiston, attendant sur un quai de TGV l'improbable retour de maman. Le double hommage de la ville de Lyon à cet auteur à la renommée internationale a quelque chose de poignant : s'agissait-il de transformer en « auteur lyonnais » l'écrivain de Terre des hommes qui n'a jamais célébré outre mesure sa ville natale ? On ne s'étendra pas ici sur la question.

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 De fait, le malheureux Saint-Ex demeure à présent indissociable de son étrange clone à l'écharpe flottante. J'en veux pour preuve la maquette du premier billet de cinquante francs dressé à son effigie, maquette  dans laquelle tous deux figurent à nouveau cote à cote. Non seulement cote à cote, mais le regard tourné dans la même direction, comme si c'était décidément la seule façon de s'aimer. Sur cette première ébauche, Tonio fait une drôle de gueule, et le fond mauve confère a son teint quelque chose de maladif, tandis que le petit prince, en son rouge pantalon, fait songer à un zouave égaré dans l'espace. La solitude du petit prince double ainsi celle de son créateur, dans un troublant effet de redondance. Autour de Saint-Exupéry s'est cristallisé un mythe, plus médiatique qu'autre chose, qui fait qu'en surface, on ne peut qu'aimer niaisement le créateur du Petit Prince ou bien le rejeter en bloc : C'est dommage... Tout le monde a priori est sommé d'aimer ou de détester ce petit prince, lequel fit de Saint Exupéry, et ce en pleine guerre, le Français le plus apprécié des Américains, plus célèbre même que De Gaulle ! Dans un bref  Journal qu'il tint en décembre 1943, et qu'il appelle Nuit dans la tête et froid dans le cœur, Saint Exupéry donne pourtant à lire une face cachée du petit personnage fort intéressante, parce que beaucoup moins lisse que celle vendue dans les supermarchés de l'enfance ; une face, qu'il crayonne enfermée dans un cachot sombre où galope une araignée hystérique, cloitré seul et la tête dans les mains, devant un verre de vin vide. Extrait : "Cette incommunicabilité de l'époque me touche plus que tout au monde. J'ai tellement envie, déjà, de les quitter tous, ces imbéciles. Qu'ai-je à faire ici sur cette planète ? On ne veut pas de moi. Comme ça tombe bien ! Je ne voulais pas d'eux ! Je ne parviens pas à en trouver un qui ait quelque chose à me dire qui m'intéresse. Ils me haïssent ? C'est surtout fatigant. Je voudrais bien me reposer. Je voudrais être jardinier parmi des légumes. Ou être mort.". C'est dommage.  Cela nous rappelle à quel point fut grande et complexe la solitude de Saint-Exupéry :

Solitude politique, résumée par Raymond Aron dans la courte mais belle préface de ses Ecrits de Guerre  (1) : "Les gaullistes lui en voulaient d'autant plus que son apport à la cause (la Résistance) eût été plus grand.  Ils l'accusèrent de sympathie pour Vichy : puisqu'il n'était pas gaulliste, il devait être vichyste. Dans l'univers manichéen, il n'y avait pas de place pour lui."

Solitude morale : Je suis triste pour ma génération, qui est vidée de toute substance humaine. Qui, n'ayant connu que le bar, les mathématiques et la Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd'hui entassée dans une action strictement grégaire, qui n'a plus aucune couleur." Un peu plus loin : "Tout lyrisme sonne ridicule. Les hommes refusent d'être réveillés à une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine : Nous acceptons ce job ingrat. Et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec désespoir." (2)

Solitude affective : "Et puis, la poignante méditation des heures de vol au-dessus de la France, si proche à la fois et si lointaine ! On en est séparé comme par des siècles. Toutes les tendresses, tous les souvenirs, toutes les raisons de vivre sont là, bien étalés à trente-cinq mille pieds sous les yeux, bien éclairés par le soleil, et cependant, plus inaccessibles que les trésors des pharaons sous la vitrine d''un musée" (3)

Solitude historique : "Nous sommes étonnamment bien châtrés. Ainsi, sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissé libre de marcher. Je hais cette époque où l'homme devient sous un totalitarisme universel bétail doux, poli et tranquille." ( 4) 

Solitude spirituelle : "Nos buts de guerre ? Ils sont de défendre notre substance même. Plus que nos lois, plus que nos pierres, plus que les Fables de La Fontaine, qui reviennent périodiquement dans la bonne propagande patriotique. Nous nous battons pour qu'on n'ait point le droit de lire nos lettres au public, pour n'être point soumis à la masse. Pour prier quand il nous plait si nous sommes religieux. Pour écrire comme il nous plait si nous sommes poètes. Nous nous battons pour gagner une guerre qui se situe exactement à la frontière de l'empire intérieur." (5)

 

Le Bréguet 14, survole le désert dans un ciel de neige et d'encre. Autant que la littérature, c'est ainsi l'épopée de l'aérospatiale que le graphisme très planétaire du billet tient à célébrer. Sur le recto, le visage d'après photo d'Antoine de Saint Exupéry. Au fond, une mappemonde sur laquelle se profilent les contours de l'Europe et ceux de l'Afrique. On distingue le tracé de deux parcours effectués par l'aviateur.  Au sommet gauche du billet, la silhouette ombrée d'une autre légende de l'aviation, le Latécoère 25, silhouette saisie de face et en plein vol. Dessous, toujours, l'indécrottable Petit Prince. Comme si, non content d'enfermer l'aviateur dans sa cartouche, la BdF emprisonnait l'écrivain aussi dans un seul de ses livres. Appartenant à la dernière série, le 50 francs St-Ex fut l'un des billet les plus sécurisés de la BdF. Le trop fameux éléphant digéré par le boa, le non moins trop célèbre mouton apparaissent dans une vilaine couleur vert fluo. Ces motifs qui, avec le strap de sécurité, sont censés protéger le billet des contrefaçons, se sont promenés un peu partout sur sa surface au fil des ratés des diverses impressions, si bien que les collectionneurs recensent in fine plus de six variétés de cette coupure.

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Sur la dernière coupure de cinquante francs que nous avons tous eue en poche, l'enfant aux cheveux d'or devenu icône de ce qui est invisible pour les yeux trône, évidemment seul sur son astre, une étoile posée non loin du crâne en guise d'auréole. Derrière lui, un bi-places, l'un des mythiques

 Le mythe du petit prince s'est ainsi forgé à la croisée de plusieurs autres : En premier lieu, celui de l'Aéropostale, dont on n'imagine pas aujourd'hui la force et la vivacité : "Mon travail ne valait rien si, en même temps qu'il me nourrissait matériellement, il ne me faisait pas être de quelque chose. S'il ne me faisait point pilote d'une ligne, jardinier d'un jardin, architecte  d'une cathédrale, soldat d'une France. Si nos créations de ligne nous enrichissaient le coeur, c'est à cause des dons qu'elles exigeaient de nous. La ligne naissait de nos dons. Une fois née, elle nous faisait naître. Si aujourd'hui, je retrouve un camarade, je puis lui dire : Te souviens-tu? C'était une époque merveilleuse, puisque noués par les mêmes dons, nous nous aimions les uns les autres." (6)  La Résistance fut le deuxième ingrédient qui a permis au mythe de se cristalliser. Une Résistance d'autant plus vive qu'elle se fondait sur le non-compromis (ni avec de Gaulle, ni avec les communistes); non-compromis où se déclinent l'élégance, le courage, mais aussi l'aveuglement du solitaire invétéré; Enfin le troisième élément est celui de l'écrivain engagé dns l'action, celui d'une littérature moderne placée à mi-chemin entre le roman et le reportage : Saint-Exupéry, de ce point de vue, fut une sorte d'Albert Londres des nuées - tout comme ce dernier mort tragiquement- une sorte d'Albert Londres avec ses titres qui sonnent comme des manchettes de journaux dont on distinguerait les gros caractères dans la lumière crémeuse de l'aube : Vol de Nuit, Terre des Hommes, Courrier Sud...  A ces trois ingrédients, l'Aéropostale, la Résistance et la Littérature de reportage, s'est rajoutée la disparition énigmatique du héros : ce fameux 31 juillet 1944, jour où Icare, à point nommé, a brisé ses ailes à bord du Lightning P 38.  Avec le "monstre léger", il venait pourtant de retrouver "un cœur de vingt ans" : "On pilote ce monstre léger qu'est le Lightning P 38 à bord duquel on a l'impression non de se déplacer, mais de se découvrir présent partout à la fois sur un continent." (7).

Plus de 80 millions d'exemplaires vendus dans le monde, Le Petit Prince affiche une réussite commerciale sidérante. Il est traduit dans quelque 160 langues et dialectes, dont l'amazigh (berbère) et compte entre 400 et 500 éditions différentes, une aubaine pour les Éditions Gallimard. Un an avant sa mort, le 8 juin 1943, Saint-Ex écrivait d'Oudjda une lettre à Curtice Hitchkock : "Curtice, je ne sais rien du Petit Prince. Je ne sais même pas s'il a paru ! Je ne sais rien de rien. Ecrivez-moi." (8) Six mois plus tard (janvier 44), dans un billet à Georges Pélissier posté d'Alger, St-Ex se plaint d'avoir perdu son unique exemplaire du Petit Prince alors qu'il est en contact avec un intermédiaire londonien pour le tournage d'un film : "Que vous ne vouliez pas me dire ce qu'il en est, que vous n'ayez ps une seconde pour ce qui est pour moi vital et de l'ordre de 50 000 dollars m'est incompréhensible. Ceci n'est pas inamical. Seigneur. Mais si je perds 50 000 dollars en 5 minutes, ça vaut peut-être 30 secondes de conversation : Où est mon livre ?" 

Qu'a-t-il manqué, dès lors, à la légende dorée d'Antoine de Saint-Exupéry, le presque canonisé ? Un album d'Hergé, peut-être... Album dans lequel Tintin, le célèbre grand frère du Petit Prince, tout aussi naïf mais un peu plus dégourdi que lui, aurait mené l'enquête dans une Europe de l'Après-guerre coupée en deux par de méchants soviets et arrosée de bons dollars américains. Un album qui se serait intitulé  "l'affaire de la gourmette disparue" ou bien "l'épave mystérieuse".  

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1. Ecrits de guerre, edition Folio 2573, préface de Raymon Aron.
2. "Vers les temps les plus noirs du monde", p. 277
3. "J'ai un coeur de vingt ans", p. 401
4. "Vers les temps les plus noirs du monde", p. 283
5. "La morale de la pente", p.463
6. "Maintenant, les Américains sont engagés", p.178
7."J'ai un coeur de vingt ans", p. 401
8. Lettre à Curtice Hithckck, p. 273

 

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