lundi, 26 septembre 2011
La monomane de l'envie
La brève existence de Géricault, dont quelques amateurs enchantés fêtent aujourd’hui l’anniversaire de naissance, est si éloignée de nos références et de nos soucis quotidiens qu’on a l’impression en parcourant des yeux les étapes de sa vie d’un personnage aux contours aussi intransigeants qu’irréels, comme l’Empire et ses prodigieuses batailles en produisirent dans quelques grands romans avant que le pays ne perdît à jamais tout sens et tout goût de sa grandeur. Songer qu’il est mort à 32 ans après avoir laissé je n’ose dire des tableaux mais bien plutôt des images, comme Le chasseur de la Garde ou encore Le Radeau de la méduse- des images au sens propre monumentales au même titre que l’Arc de Triomphe ou la Madeleine, mort à 32 ans après avoir été mousquetaire de Louis XVIII (il y a là quelque chose de déjà comiquement anachronique) - des conséquences d’une chute de cheval doublée d’une ruine financière, comme si la Terre brusquement n’avait plus voulu de lui, songer à Géricault, à ces trois syllabes aux accents inévitablement bibliques telle cette route sinueuse qui, de Jérusalem à Jéricho dévale les monts de Judée et sur laquelle le Christ rencontra le bon samaritain, ces trois voyelles si claironnantes et si fermées, si passionnées, si colorées aussi.
Le musée de Lyon possède l’un des cinq portraits de folles peints par le jeune Théodore pour le médecin chef de la Salpêtrière, le docteur Georget, qui était aussi son ami. Même si ce sont probablement des œuvres de commande, se découvre quelque chose de très moderne dans l’intérêt de Géricault pour ces folles anonymes, qui contraste avec ses tableaux historiques à la Vigny. Une sorte de face à face troublant avec les coulisses de la gloire. La monomane de l’envie, (dite aussi La Hyène de la Salpêtrière) m’a toujours fait penser au personnage de la cousine Bette, l’ouvrière en passementerie « énergique à la manière des montagnards », l’héroïne d’un des romans de Balzac les plus à mon goût. Balzac et Géricault ne reposent pas très loin l'un de l'autre, au Père-Lachaise. C’est ce rapport étroit entre folie et pauvreté, cette peinture du manque comme de la peur de manquer et finalement son dépassement dans la folie de l'envie qui, je crois, fascine en cette peau terne, ces sourcils froncés, cet œil vif, ces lèvres effilées, tout comme dans le portrait de Lisbeth Fischer, l'héroine balzacienne :
« Cet esprit rétif, capricieux, indépendant, l’inexplicable sauvagerie de cette fille, à qui le baron avait par quatre fois trouvé des partis (un employé de son administration, un major, un entrepreneur des vivres, un capitaine en retraite), et qui s’était refusée à un passementier, devenu riche depuis, lui méritait le surnom de Chèvre que le baron lui donnait en riant. Mais ce surnom ne répondait qu’aux bizarreries de la surface, à ces variations que nous nous offrons tous les uns aux autres en état de société. Cette fille, qui, bien observée, eût présenté le côté féroce de la classe paysanne, était toujours l’enfant qui voulait arracher le nez de sa cousine, et qui peut-être, si elle n’était devenue raisonnable, l’aurait tuée en un paroxysme de jalousie ».
(Balzac, La cousine Bettte, ch. 4)
La Monomane de l’envie, Musée des Beaux-Arts, Lyon
Géricault comme Balzac sont deux mythes français tels que le pays n'en produira jamais plus, car nous avons définitivement changé d'échelle, de monde et de culture. Mourir comme Balzac, aujourd'hui, mourir à 51 ans, c'est mourir jeune. Que dire de mourir à 32 ans, comme Théodore Géricault ? Pourtant, aucun de ceux qui meurent aujourd'hui à 32 ou 51 ans d'un accident ou d'une maladie n'ont produit Le Radeau de la Méduse ou la Comédie Humaine. Cela ne se peut plus, l'époque s'y refuse, n'en fournit plus la nécessité ni les moyens et l'on ressent comme un vertige à se sentir à la fois si proches et si éloignés de ces artistes, dont seulement pourtant quelques générations nous séparent.
05:43 Publié dans Des inconnus illustres, Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : géricault, balzac, la cousine bette, la monomane de l'envie, musée des beaux-arts, littérature |
Commentaires
Et comme une suprême ironie, "Le Radeau de la Méduse" est promis à la disparition, à un "noircissement" inexorable, en raison des matières employées par le peintre, comme si un goudron venu des profondeurs envahissait progressivement la toile. Nul doute que vous y verrez là, cher Solko, une "prémonition"... (ou un acte manqué de la part de Géricault).
Écrit par : nauher | lundi, 26 septembre 2011
Les orangés de Van Gogh sont aussi menacés de se métamorphoser en un vilain jaune moutarde. Sans compter le papier du XIXème qui risque de finir tôt en poussière...
Écrit par : solko | lundi, 26 septembre 2011
"Cela ne se peut plus, l'époque s'y refuse, n'en fournit plus la nécessité ni les moyens..."
faux, là, c'est uniquement la mauvaise foi qui parle; pour donner juste un exemple, je connais des mômes de 17 ans capables d'écrire comme rimbaud, peu importe s'ils ne publient pas, celui qui doit les rencontrer sera amené à le faire, n'oublions pas rené char "le poète doit laisser des traces, pas des preuves", encore faut-il les chercher^^, ceux-là ou d'autres; par exemple, un truc connu - que j'aurais aimé avoir écrit^^-, écrit par un gars de 25 ans en 1989:
"Moi, j'ai pas allumé la mèche
C'est Lautréamont qui me presse
Dans les déserts, là où il prêche
Où, devant rien, on donne la messe"
etc (il y en a bien d'autres)
et juste un détail, il y a deux siècles, on mourrait en moyenne à 40 ans (après être devenu adulte vers 12-15 ans); donc 32 ans du 19ème s. ne sont pas 32 ans du 21ème s. (où l'on entre dans l'âge adulte vers la trentaine), il est vain de comparer ces deux états.
Écrit par : gmc | lundi, 26 septembre 2011
J'aime bien vous provoquer sur le terrain de la modernité, car vous êtes toujours très réactif. Cela dit, je n'évoquais pas la disparition du talent en général, mais celle de grandes œuvres centrées sur une nécessité nationale capable de les élever en mythes, comme La Comédie Humaine ou le Radeau de la méduse vis à vis de la Restauration. Rimbaud et la Commune, à la rigueur, Char et la Résistance, c'est certain. Quel que soit le talent d'un môme de 17 ans, je ne vois rien dans l'époque actuelle susceptible de la porter de la même façon.
Écrit par : solko | lundi, 26 septembre 2011
je ne prend pas partie dans une confrontation anciens/modernes mais, par principe, toutes les époques se valent donc, le choix de son parfum revient à chacun^^
la divine comédie n'a pas besoin nécessairement de support politique ou de mythes nationaux, char et rimbaud se tiennent debout sans la résistance ou la commune, ce ne sont pas ces éléments de décor qui font leur charme^^
Écrit par : gmc | lundi, 26 septembre 2011
Quelle touche dans ce portrait, quand même... Une vivacité suggestive mêlée à une précision incroyable.
Écrit par : Sophie K. | lundi, 26 septembre 2011
Je relève la grande exactitude de la citation de Char citée par gmc, "le poète doit laisser des traces, pas des preuves".
Et nous voyons tout ça avec l'erreur de parallaxe du temps. L'époque a souvent des artistes qu'elle ne mérite pas, la nôtre comme les autres.
Souvenez-vous du médiocre succès de Madame Bovary et de son procès, des Fleurs du mal traîné en justice et de Lautréamont complètement méconnu.
Et pensez-vous que le jeune Rimbaud ait interéssé grand monde, à part les gens de sa postérité ?
Écrit par : Bertrand | mardi, 27 septembre 2011
ce n'est pas important, bertrand, dans le sens où la poésie (mais l'art dans son ensemble aussi) ne répond pas aux critères du domaine marchand, dont le succès par exemple.
Écrit par : gmc | mardi, 27 septembre 2011
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