dimanche, 11 juillet 2010
Le billet de la Curée
Il est peu croyable aujourd’hui que l’émission d’un billet de 200 francs ait exigé quatre jours de séances de la Chambre. Ce fut pourtant le cas, du 13 au 16 avril 1847, à propos de ce superbe spécimen de 200 francs. De nombreux orateurs y prirent part, ainsi que les ministres des finances et de l’intérieur. A l’origine, le législateur avait voulu préserver le crédit du billet de la Banque de France, en ne le laissant pas descendre au-dessous d’un chiffre assez élevé. Celui de 500 francs paraissait une limite en deçà de laquelle on ne pouvait descendre sans perdre la face. Déjà en 1840, le Conseil général avait repoussé l’idée d’émettre une coupure de 250 francs que certains comptoirs étrangers avaient déjà mis en circulation. Il est indubitable que le souvenir des assignats hantait encore de nombreux esprits. Cependant, la Banque et les commerçants nouant des contacts de plus en plus étroits, l’idée de coupures à leur convenance faisait son chemin dans l’esprit des politiques. Alors que les premiers signes de la crise boursière et économique qui allait emporter le régime de Louis-Philippe commençaient à se faire sentir, le 22 janvier 1847 le projet d’une coupure de 200 francs, en attendant même une autre de 100 francs, fut déposée devant la Chambre des députés.
Pierre Joseph Lacave Laplagne, le ministre des finances du troisième gouvernement Soult développa l’idée que la mise en circulation d’un billet de 100 francs provoquerait « une prospérité analogue à celle que procurerait à un particulier l’échange du métal précieux de son argenterie contre un autre métal qui n’aurait pas l’apparence de l’argent. » Le projet d’émission d’une coupure fut adopté à la majorité de 243 voix sur 260 votants, et la loi fut promulguée le 10 juin 1847. L’émission de cette nouvelle coupure débuta le 2 octobre de la même année.
Ce sont des billets hâtivement fabriqués, au moyen de frises et de motifs déjà existants (ceux de la coupure de 1000 francs d’Andrieu et ceux de la coupure du 500 francs de Galle.) De 1847 à 1865, on en débita 1 175 000, toutes imprimées à l’identique sur papier de teinte chamois et portant sur ligne courbe les textes Banque de France, il sera payé en espèces à vue au porteur ainsi que la date (15 mai 1856 sur celui de la photo) et la somme en minuscules. En filigrane, 200 f en chiffres ombrés et Banque de France en clair. C’est ce billet-là que, dans le texte de Zola qui suit, Eugène, le politicien matois, offre à son frère Aristide tout juste débarqué de Plassans, en guise de bienvenue à Paris lorsque ce dernier, au lendemain du Coup d’Etat, s’abat sur Paris « avec ce flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille » : changer de sommes, changer de noms, changer de régimes, où l'on voit que cela ne revient qu'à changer d'illusions quand la nécessité s'en fait sentir. Toujours payables, en espèces, à vue au porteur, celles-ci ! Très contemporaine, la leçon.
« Et, se levant, mettant la nomination dans les mains d’Aristide :
— Prends, continua-t-il, tu me remercieras un jour. C’est moi qui ai choisi la place, je sais ce que tu peux en tirer… Tu n’auras qu’à regarder et à écouter. Si tu es intelligent, tu comprendras et tu agiras… Maintenant retiens bien ce qu’il me reste à te dire. Nous entrons dans un temps où toutes les fortunes sont possibles. Gagne beaucoup d’argent, je te le permets ; seulement pas de bêtise, pas de scandale trop bruyant, ou je te supprime.
Cette menace produisit l’effet que ses promesses n’avaient pu amener. Toute la fièvre d’Aristide se ralluma à la pensée de cette fortune dont son frère lui parlait. Il lui sembla qu’on le lâchait enfin dans la mêlée, en l’autorisant à égorger les gens, mais légalement, sans trop les faire crier. Eugène lui donna deux cents francs pour attendre la fin du mois.
Puis il resta songeur.
— Je compte changer de nom, dit-il enfin, tu devrais en faire autant. Nous nous gênerions moins.
— Comme tu voudras, répondit tranquillement Aristide.
— Tu n’auras à t’occuper de rien, je me charge des formalités… Veux-tu t’appeler Sicardot, du nom de ta femme ?
Aristide leva les yeux au plafond, répétant, écoutant la musique des syllabes :
— Sicardot…, Aristide Sicardot… Ma foi, non ; c’est ganache et ça sent la faillite.
— Cherche autre chose alors, dit Eugène.
— J’aimerais mieux Sicard tout court, reprit l'autre après un silence ; Aristide Sicard…, pas trop mal…, n’est-ce pas ? peut-être un peu gai…
Il rêva un instant encore, et, d’un air triomphant :
— J’y suis, j’ai trouvé, cria-t-il… Saccard, Aristide Saccard !… avec deux c… Hein ! il y a de l’argent dans ce nom-là ; on dirait que l’on compte des pièces de cent sous.
Zola, La Curée
17:14 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : zola, la curée, littérature, billets français, lacave laplagne, monnaie, monarchie de juillet, crise financière |
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