dimanche, 29 mars 2009
Un tigre en quarantaine
C'est en 1955 que la Banque de France commande à Jean Lefeuvre le projet d'un billet dédié à Georges Clemenceau (1841-1929). Le peintre dispose d'un an pour mettre au point les vignettes recto et verso. Le 5 avril 1956, il présente son projet, pour une valeur nominale de 50 000 francs : On y découvre un Clemenceau âgé dont le portrait, d'après photo, est reproduit à l'identique sur chaque face. Au recto, il siège au cœur de l'ambiance douce et feutré de son cabinet de travail, dans l'appartement qu'il avait loué en 1896 et où mourut le 24 novembre 1829 à 1h45 du matin, au 8 de la rue Franklin dans le 16ème arrondissement. L'appartement, précédemment occupé par Robert de Montesquiou, est à présent un musée. Sur le bureau, reproduction moderne d'un meuble réalisé au XVIIIème siècle pour l'abbé de l'église Sainte-Geneviève, un encrier, une loupe, des plumes d'oie, des documents épars, et trônant tout au fond devant la baie, une statuette du dieu Hanuman et un Bouddha en bois laqué. Sur la cheminée, des plâtres originaux de Rodinet et des moulages grecs. Au mur, plusieurs toiles, dont une huile de Daumier représentant Don Quichotte et Sancho Pancha. Le filigrane figure un rond de lumière inondant les lieux, par la baie fermée.
En vis à vis du personnage privé, le verso évoque la vie publique et parlementaire du Tigre, ses joutes oratoires légendaires dans l'hémicycle depuis sa première élection à la députation de Paris, le 8 février 1871.
Se reconnait derrière lui le perchoir de l'Assemblée Nationale, où son éloquence s'illustra maintes fois. A sa gauche, Athéna, telle qu'elle est représentée sur la stèle figurant en Vendée non loin de sa sépulture, au lieu-dit La Colombier, sur la commune de Mouchamps. La déesse grecque de la Sagesse et de la Guerre souligne l'attachement du personnage à la culture hellénique ainsi que son action comme président du Conseil et ministre de la guerre en 1917-1918.
A sa droite, des livres et un encrier en faïence blanche, qui témoignent la production littéraire de Clemenceau : Son roman, Les plus forts, entre autres, publié entre le 21 août et le 4 décembre 1897 dans L'Illustration, édité l'année suivante chez Fasquelle. Roman de plus de quatre cents pages, au style jugé ampoulé, empruntant au pire de Zola… Il fut un échec.
Sa carrière de journaliste, d'autre part, à La Dépêche du Midi, La Justice, Le Bloc, Le Temps, et L'Aurore où il trouva le titre du fameux « J'accuse » de Zola qui fit la une du 13 janvier 1898. Son expérience de biographe, enfin, avec le fameux Claude Monet, les nymphéas, publié un an avant sa mort, dans lequel il retrace la vie de son ami disparu.
Le projet de Lefeuvre est adopté par le Conseil général de la Banque de France, et placé en billet de réserve. C'est cependant le billet de Molière qui, au dernier moment, le supplantera, la gravure du Tigre n'ayant pas donné les résultats attendus.
En 1958, Lefeuvre refait sa maquette et Piel retouche la taille-douce du verso. Le billet doit alors compléter la future gamme de Corneille, Racine, Pasteur et Voltaire. Mais 27 décembre de la même année, le nouveau franc est adopté et, pour ne pas désorienter doublement le public, on décide de surcharger l'ancienne gamme : Clémenceau est à nouveau remisé. Le 9 novembre 1962, un décret du 9 novembre indique qu'à partir du 1er janvier 1963, "la dénomination de Franc, doit remplacer celle de Nouveau Franc" : la Banque de France émet successivement le 50 F Racine, le 10 F Voltaire, le 100 F Corneille, le 5 F Pasteur, mais pas de remplaçant pour le 500 NF Molière : Au mois d'août 62, De Gaulle, répondant à une invitation d'Adenauer, vient de faire un voyage triomphal qui se conclura par la signature, le 22 janvier 1963, d'un traité d'amitié franco-allemand. Le choix du Père La Victoire est jugé diplomatiquement inopportun en cette période de réconciliation médiatico-populaire. A la même époque, une vignette l'effigie de Foch est également mise en quarantaine. C'est sans doute pourquoi le 500 NF Molière, billet pourtant libellé en Nouveaux Francs, perdurera jusqu'en ... 1970 !
La Banque garde cependant son projet sous le coude et imprime de nouvelles épreuves de 500 francs. Pour aider les aveugles, on y adjoint deux points en taille-douce. Le billet est prêt à sortir quand la création du Système Monétaire Européen annihile toute possibilité de voir figurer sur un billet français le symbole d'une victoire militaire. Cette fois-ci, le Tigre est mis en cage pour de bon par un Giscard d'Estaing qui oppose un veto catégorique « pour ne pas froisser Helmut Schmidt ». Le fameux billet à l'effigie de Pascal est mis en circulation. De façon symbolique, un spécimen est offert le 23 juin 1989 au musée Clemenceau par le Gouverneur de la Banque de France.
Ce Clemenceau de réserve, inconnu du grand public et victime du déclin historique du nationalisme face à la construction européenne, demeure cependant, dans l'histoire fiduciaire aussi mouvementée que passionnante de ce pays, comme l'un des chefs d'œuvre de l'école française du billet, que les collectionneurs s’arrachent avec d’autant plus de fougue que, n’ayant finalement jamais été édité, il n’en existe que peu d’exemplaires.
12:30 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : billets français, georges clemenceau, histoire, politique, littérature, construction européenne, guerre de quatorze, banque de france, épreuve, palais-bourbon, rue franklin, j'accuse |
Commentaires
Ah voilà,c'est par vos écrits sur les billets que je suis arrivé sur votre blog.
Je ne connaissais pas ce billet, il est vrai que ma culture de la monnaie est très faible: rien que pour "m'enrichir" je vous garde dans ma barre personnelle.
Écrit par : La Zélie | dimanche, 29 mars 2009
C'est passionnant ! On pense évidemment à ce que Henri Béraud dit de la monnaie des pays, que "c'est l'histoire qui court les rues" (Ce que j'ai vu à Rome).
On oublie que c'est il y a 51 ans que le nouveau franc fut adopté et que ce nouveau franc s'est appelé le franc à partir du 1er janvier 1963, il y a 46 ans.
Et j'ai été remuée il y a quelques jours d'avoir à constater avec une personne de mes proches, comment c'était l'imprégnation des jeunes années qui était la plus forte.
La mère de mon compagnon, née en 1936 (elle avait 22 ans à l'arrivée du nouveau franc et 27 à l'appellation franc), nous disait l'autre jour au téléphone, à propos d'une soupière en (faïence de) Gien qu'une grand-tante nous lègue : "si, si, venez la chercher, elle vaut quand même un demi-million". Ma belle-mère est une femme intelligente, cultivée et ce demi-million dans sa bouche était un véritable anachronisme.
Un "demi-million" pour dire cinq mille francs ou huit cents euros. C'est donc ce qui avait cours avant ses 22 ans qui est remonté.
Béraud a raison. La monnaie d'un pays porte une sacrée histoire.
Écrit par : michèle pambrun | dimanche, 29 mars 2009
Je viens de relire "LE DERNIER FRANC", cette magnifique nouvelle que vous avez écrite, et que je ne puis faire remonter ici, puisque les commentaires y sont fermés.
J'avais eu un grand plaisir à la lire, la première fois. Les relectures en font éprouver toute la finesse et la savante documentation.
On la referme, empli(e) d'une immense tendresse, on ne sait pas bien pour qui, mais oui c'est cela qui est touché en nous ; et puis d'une sorte de jubilation, comme chaque fois que les "perdants" ont intelligemment le dessus. C'est cela aussi la littérature, la mise en scène de nos ressorts profonds.
Écrit par : michèle pambrun | dimanche, 29 mars 2009
Je ne savais pas (ne me rappelle pas avoir su) que c'était Clemenceau qui avait trouvé le titre du " J'accuse " de Zola.
Écrit par : michèle pambrun | dimanche, 29 mars 2009
@ Zélie : Merci
Écrit par : solko | lundi, 30 mars 2009
@ Michèle : Merci
Écrit par : solko | lundi, 30 mars 2009
Les commentaires sont fermés.