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mercredi, 11 février 2015

Gérard de Kerouac, héros religieux

Visions de Gérard est un titre pluriel : Kerouac y entretient son lecteur autant des Visions qu’il recomposa de son jeune frère Gérard (mort à neuf ans alors qu’il n’en avait que quatre) que de celles, surnaturelles, qu’il prête à Gérard lui-même, un ange parmi les anges. Publié en septembre 1963 chez Farrar, Strauss & Cudahy après un retentissant refus de Malcom Cowley, le livre a été très mal accueilli. « Trop compliqué pour des lecteurs courants » (1) En décalage trop apparent, surtout, avec le mythe du beatnik déjà outrageusement exploité par les éditeurs et les journalistes.

Ce Visions de Gérard fut, de tous ses « livres sur Lowell » celui duquel Kerouac parla avec le plus de ferveur. Dans une lettre à Neal Cassady, il confesse adresser toujours des prières à Gérard, comme à Jésus-Christ, à Bouddha et à son père Leo (2), dont il dit dans une autre lettre à Stering Lord qu’il visite régulièrement les tombes (3).

Le livre naquit en janvier 1956, « un grand livre bien triste, écrit-il à Gary Sinder, sur la vie et la mort de mon petit frère Gérard dans les années 20, un livre bouddhiste, funéraire, sombre, pluvieux » (4)

Kerouac dit alors bouddhiste, il dira plus tard catholique. Dans une lettre à Fernanda Pivano datée de début 1964, il se plaint alors en ces termes de Ginsberg et de Corso : « Ils sont devenus tous les deux des fanatiques politiques, tous les deux ont commencé à me vilipender parce que je ne partage pas leurs opinions politiques et eux et leurs amis me rendent malades. Je veux que vous sachiez que Visions de Gérard publié l’année dernière représente le début de ma nouvelle perception de la vie, un retour strict à mes sentiments du début à Lowell, ceux d’un Catholique franco-canadien de Nouvelle-Angleterre et d’une nature solitaire » (5)

Une rupture, donc, qui s’affirme tel un nouveau début, ou plutôt, tel un retour vers le commencement de soi, et la solitude dans laquelle la mort du frère le laissa : « C’était un saint, mon Gérard, avec son visage pur et tranquille, son air mélancolique, et le petit linceul doux et pitoyable de ses cheveux qui retombaient sur son front et que la main écartait de ses yeux bleus et sérieux ». En composant le croquis de ce visage pur du frère perdu, on ressent qu’il s’agit pour l’homme abimé de reprendre pied dans une émotion heureuse parce que liminaire, celle de l’enfance, comme le confirme cette réflexion livrée plus tard dans un interview : « I have a recurring dream of simply walking around the deserted twilight streets of Lowell, in the mist, eager to return to every known and fabled corner.  A very eerie, recurrent dream, but it always makes me happy when I wake up. » (6)

 Il ne s’agit évidemment pas d’une réminiscence, puisque le narrateur de ce bref récit est l’enfant qui vient de naître et assiste, impuissant et sans la comprendre, à l’agonie de son frère à peine plus âgé que lui. Le programme narratif tient plutôt de la  recréation de soi, au sein de l idéal de sainteté qui est au cœur même du projet beatnik de Kerouac, et qui sert au plus près le sentiment d’être pleinement soi.

A l’aune de la mort de son frère, transfiguré par les détails qu’il en couche sur le papier, l’écrivain mesure la vanité de sa carrière, la vanité de son écriture, la vanité de toute vie : « et la seule raison pour laquelle j’ai repris mon souffle pour mordre en vain avec le style ce grand aiguillon au crayon utilisable et indéfendable, c’est Gérard, c’est l’idéalisme, c’est Gérard, le héros religieux ». Kerouac, assurément, a imaginé dès son plus jeune âge l’écrivain – le beatnik –tel un héros religieux. Son parcours dans l’Amérique matérialiste et brutale tint d’un chemin de croix que masquerent les succès de la Beat Generation : C’est avec Visions de Gérard qu’il devint le contradicteur de sa propre légende, et vraiment, avec ce petit livre aux antipodes de Sur la route, le plus crument, le plus fidèlement soi-même.

 

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1 Lettres choisies 1957-1969, à Robert Giroux, 18 avril 1963

2 Lettres choisies 1957-1969, à Neal Cassady, fin octobre 1957

3 Lettres choisies  1940-1956, à  Gary Snider, 17 janvier1956

4 Lettres choisies 1957-1969, à Fernanda Pivano, début 1964

5 Lettres choisies 1957-1969, à Robert Giroux, 9 septembre 1964

6 Book News from Farrar, Straus, & Cudahy, Inc. Empty Phatoms: Interviews and Encounters with Jack Kerouac. Ed. Paul Maher, Jr. New York: Thurder’s Mouth Press, 2005.  223

dimanche, 25 janvier 2015

La Queue

 

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Je ne sais trop en quelles contrées je me réfugiais quand j'ai écrit ce roman... ni comment j'en revenais. Mon chat dormait le plus souvent juste à mes côtés. Toutes tentures tirées, l'appartement demeurait lourdement calme. Parfois, j'errais par les trottoirs de cet Athènes tumultueux aux murs barbouillés de tags, celui-là même qui a voté aujourd'hui ; parfois je longeais les rues tranquilles du vieux Bruxelles ou les boulevards ensommeillés du pauvre Paris... Ou bien encore les vastes avenues du Manhattan des années cinquante, en compagnie de ce bon Kerouac dont j'aurai lu pour l'occasion (presque) toute l'œuvre [et découvert le splendide Visions de Gérard ]...  Non, je ne saurai dire moi-même, au fil de cette écriture fondue au quotidien, quels sentiers perdus de mon adolescence fugueuse j'empruntai à rebours jusqu'à Decize, ni non plus en quels fossés de cet aujourd'hui absurde et déréglé dont - tout en l'aimant malgré tout -  je dressais la satire, je m'embourbais, furieux tel un un fauve trompé, trahi. Au pays des anciens Francs, je fis de Pierre Lazareff et de Madame Rachou de véritables soldats lumineux, et de la catastrophe du Mans en juin 1955 une sorte de Guerre de Troie de nos ridicules temps modernes délités en zone euro. Mais j'aurais tort de les maudire encore et encore, ces mauvais temps-là, je m'y suis bien amusé à porter leur queue, comme mon héros avait appris à le faire lors de son joyeux dépucelage non loin du petit personnage de Capiello...

 

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 Je me souviens, bien sûr, de cette visite  au Louvre d'avril 2013 (déjà ? L'écriture tient le temps, empêche qu'il ne s'éparpille trop de travers, c'est par là qu'elle demeure malgré tout salutaire...) Je désirais que ce roman sortît d'une toile de La Tour, parce que depuis toujours ce maître lorrain sur lequel tout a déjà été dit m'accompagne et m'enrobe de ses toiles à chaque moment cuisant. La Tour, c'est un monde qui ne sera plus. Au sein du pavillon Denon, la salle qui lui est dévolue resta déserte, d'ailleurs, vide ce matin-là telle la coquille d'une noix dévorée - tous les queutards en pantacourts s'étant entassés devant la Joconde pour y faire des selfies - et j'hésitai longtemps d'un tableau à l'autre avant de jeter mon dévolu sur le Saint Sébastien pleuré par Irène. J'hésitai longtemps, comme guidé par les vœux intérieures de ce roman désireux de croître, alors encore à pousser. Mais à quoi bon en rajouter davantage? Ce serait risquer l'extravagance de la posture.

 

samedi, 29 novembre 2014

Le croupion

Lorsque j’étais gosse, je me demandais toujours pourquoi ma grand-mère préférait le croupion. Dans les repas de famille, elle laissait toujours ses enfants et petits-enfants profiter (comme elle disait) de l’aile ou de la cuisse – morceaux plutôt masculins –, ou du tendre blanc arrosé de son jus, partant, plus féminin.

Elle, c’était le croupion ! L’un de mes oncles m’affirma un jour, de façon quelque peu péremptoire que c’était à cause de ses dents manquantes. Je ne sus qu’en penser. J’ai toujours été persuadé qu’il existait une raison plus sainte et souterraine à la fois, qui faisait de ma grand mère la souche de l'arbre bizarroïde, et qui explique que depuis son décès, ce qui restait de famille se disloqua tout à fait. 

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14:02 Publié dans Des nouvelles et des romans, Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, famille, souvenir | | |

jeudi, 28 août 2014

Une révolte des honnêtes gens est-elle encore possible ?

« Il faut savoir quitter la scène quand on ne sait pas jouer plus longtemps la comédie ». La phrase de Montebourg,  lors de la passation de pouvoir avec Macron, a fait le tour des réseaux sociaux. Résonne  du Aznavour, là-dedans  («  il faut savoir quitter la table lorsque l’amour est desservi »). Du Macbeth, également. Le baroque en moins. Car si, dans Shakespeare, «la vie n’est qu’un théâtre pour un pauvre comédien qui se pavane une heure durant sur la scène », on ne parle ici que de politique. Et dans la zone euro, la politique, ça se bornera, tant que cela tiendra, a de la communication.

Montebourg ne saurait donc plus jouer la comédie ? Allons, allons… le deuxième verbe savoir a une toute autre connotation que le premier. Je l’entends comme « quand on n’a plus le cœur de jouer la comédie ». Reconnaissons à Montebourg, qui est un filou, un sens de la langue de moins en moins partagé dans la classe politique.  Il n’a plus le cœur de jouer la comédie. Il ne le sent plus, comme disent les élèves. Il va placer sa mise sur un autre tapis.

Valls, lui, a encore le cœur de la jouer, la comédie. Et il la joue fort bien à en croire la standing ovation qu’il est allé chercher au MEDEF. Ce type est étonnant : lorsqu’il se tait, il a un regard torve, le facies crispé. Ouvrir la bouche et se mettre et égrener des éléments de langage, ça le détend même si (contagion hollandaise), on sent l’énergie s’amoindrir et donner dans le poum poum peu éloquent de temps en temps. Standing ovation du patronat français, donc, dont le trésorier n’aura pas loué pour rien la moquette de son université d’été.  

S’il y a un lieu où le discours se borne a de la communication, c’est bien le MEDEF. Anne Méaux en sait quelque chose, dont l’agence de communication Image 7 assure la communication d’un bon tiers des patrons du MEDEF. C’est elle aussi qui, un jour, déclara que De Gaulle remontant les Champs lors de la Libération de Paris, dont le pingouin commémora sous la flotte l’anniversaire l’autre soir, ce fut la première opération de communication du monde moderne.

Une scène de théâtre, donc. Je ne suis pas certain, toutefois, qu’à l’heure où l’on annonce une nouvelle progression du chômage, montrer les entrées et sorties de l’Elysée de toute la bande des comiques, dignes au mieux de Gala, soit une bonne communication.  Avec le nombre de chômeurs, on revient soudain au Réel, celui dont la communication politique n’a qu’une mission : trouver un sens, une orientation qui le fassent oublier.

Quand on a bien compris cela, on n’attend plus rien, en effet, des gestionnaires de la zone. C’est un sentiment de plus en plus partagé. La preuve ?  A peine nommé, ce gouvernement est déjà majoritairement impopulaire. Alors ? allons-nous assister à une insurrection des honnêtes gens ? Cela aurait de l’allure, les petites gens d’Orwell, renversant la scène et tous les clowns qui s’engraissent dessus, au nom de la fameuse common decency.  Mais c’est hélas fort improbable. Car il leur manque un levier.

Cela m’a toujours étonné, le fait que les leçons d’Henriette de Mortsauf (1) à Félix de Vandenesse et celles de Vautrin (2) à Eugène de Rastignac puis Lucien de Rubempré soient si proches l’une de l’autre dans leurs conclusion : une comtesse et un forçat ! Un pédéraste et une sainte !

Tous deux constatent que l’ambition est la passion humaine  la plus puissante, qu’elle en est même « la loi générale » déclare Henriette de Mortsauf. La nécessité étant donc de grimper dans la société, il faut que l’échelle sur laquelle on s’appuie soit stable. Voilà pourquoi, concluent-ils tous deux, la société a besoin d’ordre, et pourquoi l’ambitieux aime l’ordre social, qu’il soit finalement ministre ou forçat : non qu’il l’estime, mais il en a, tout simplement, besoin.  Voilà aussi pourquoi l’ambitieux hait tant le révolutionnaire : l’ambitieux n’est jamais un révolté, mais un conquérant. L’ambitieux est, par nature, un réactionnaire.

Ajoutons à cela que, pour beaucoup, la Révolution a cessé d’être un idéal depuis les expériences malheureuses de 1830 et 1848. Ne parlons pas de 1870 et 1917. La Révolution s’est révélée comme une autre façon d’exprimer son ambition. Et, pour ses leaders, une autre façon, plus radicale, de grimper – telle fut la grande leçon de l’URSS. Sans parler des millions de morts. Telle est aussi celle du socialisme français, dans sa version prosaïquement et tièdement embourgeoisé. C’est pourquoi Hollande ne peut être, du Bourget jusqu’à maintenant, qu’un comique qui sonne creux.

On m’objectera que les honnêtes gens, les braves gens ne sont ni des Rubempré ni des Rastignac, ni des Valls ni des Montebourg, ni des Hollande ni des Vautrin. Je demande à voir ; car, comme diraient La Bruyère, ils sont hommes…

 

Ce qui est certain, c’est que c’est l’Europe, et pour tout dire l’Allemagne, qui « tient » l’ordre social et économique en France en ce moment, dès lors que l’exécutif français a décidé de rester dans l’euro. Ce sont les Allemands qui tiennent l’échelle. C’est ce qui explique les scores populaires du Front National : pas de Révolution en France sans récupération totale de la souveraineté populaire, voilà ce que sentent instinctivement les pauvres, et c’est une évidence à la fois historique et politique. L’échec de Mélenchon ou celui de Besancenot tient essentiellement à cela : Croire encore à la possibilité d’une Révolution supranationale, ou même à l’échelle d’une Europe qui, depuis la chute du Mur, est entièrement manufacturée par l’OTAN.

Un ordre social et économique dépendant de l'Allemagne : les Français, peuple historiquement autonome, supporteront-ils longtemps ce joug ?

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Vautrin et Rastignac dans la cour de la pension Vauquer

 

'1 - Balzac, Le Lys dans la Vallée

 2 - Balzac, Le Père Goriot, Illusions perdues

samedi, 31 mai 2014

Une élection du temps de Merlin

Jusqu’à quel point peut se détériorer une image politique ? Rues barrées par les CRS, agriculteurs et métallurgistes en colère, conseiller du président pris en otage… Et pendant ce temps-là, cet idiot rondouillard à l’air bonhomme fait des petites blagues avec cet autre imposteur qu’est Pierre Soulages au musée de Rodez - Où se perd l’argent public ?… (Salut, au passage, à Monsieur Toublanc, dont j’ai d’abord cru qu’il me faisait un blague, qui laissa hier un joli commentaire en bas de ce billet)

Il est assez savoureux, pendant ce temps-là, de se plonger dans le Merlin. Et notamment dans le chapitre titré « Une succession difficile », qui narre l’accession au pouvoir et l’élection du roi Arthur. En ces temps pré-Googolien (Pré-Googolesque ?),  « on échangea  à cette occasion, dit le conte,  bien des paroles qui ne méritaient pas d’être conservées et retenues ». Rien n’a trop changé, direz-vous, sinon qu’à présent, le web veille.

Autre chose : ce n’était point alors des conseillers en communication qui assuraient l’élection des dirigeants, mais bien plutôt de véritables enchanteurs. Celle d’Arthur fut ainsi prévue de longue date par Merlin : ce dernier usa de ses sortilèges pour prêter un instant au roi Uter les traits du mari d’Ygerne pour lui permettre de coucher avec elle, à condition qu’il s’engageât à lui confier l’enfant dès sa naissance. Puis Merlin porta Arthur à Antor, à qui il demanda de l’élever comme son propre fils. On peut se demander un instant à quoi servit ce tour de passe-passe, puisqu’il semblait davantage desservir la légitimité du futur roi de Logres qu’autre chose. Mais on s’aperçoit très vite, quelques pages plus tard, que le subterfuge s’apparente en fait à une géniale opération de communication médiévale. Il permit en effet à Merlin d’octroyer une double légitimité à son candidat, lorsqu’il le présenta au peuple, seize années plus tard.

Une première fois en tant que prétendant normal (peut-on oser ce mot ?) à la fameuse épreuve de l’épée dans l’enclume que tout le monde tentait de réussir. Lorsque Antor pria l’archevêque de « faire essayer cette épée » à son fils, au même titre que n’importe quel autre sujet du royaume, ce dernier la retira avec une facilité qui déconcerta les spectateurs. « Notre Seigneur, dira l’homme d’église et lui ouvrant les bras, connaît mieux que nous l’identité de chacun !» Mais comme la plupart des barons et le peuple eurent besoin de voir le miracle pour le croire, il fallut le renouveler. De Noël à Pentecôte, (le temps que dure une campagne électorale), Arthur n’eut donc de cesse d’ôter puis de ficher à nouveau dans son socle la fameuse Excalibur, puis de la retirer à nouveau. On testa par ailleurs son programme : On lui fit apporter des joyaux et des bijoux, afin de s’assurer si le futur roi serait ou non « plein de convoitise et d’avidité ». On put juger de sa prodigalité, lorsqu’il redistribua tous ces présents.  Finalement, tous durent se rendre à l’évidence : le jeune homme avait toutes les qualités d’un chef.  Mais les barons les plus récalcitrants refusaient encore qu’un enfant de basse extraction qui n’était même pas chevalier devînt ainsi leur roi.

Il fallut alors que Merlin révèlât la supercherie et la réelle nature des parents d’Arthur. Du coup, il asseyait par un autre moyen la légitimité de son roi : Et par son propre mérite (il était le seul à avoir ôté l’épée et donc à être élu par le Ciel, là où de plus nobles avaient failli), et par la naissance (il était quand même fils de Roi). Au final, les barons les plus récalcitrants eurent beau alléguer que ce n’était qu’un coup monté, ils se retrouvèrent minoritaires, et leurs troupes bien vite décimées par  Excalibur, « dont le nom signifie en hébreu Tranche fer, et acier et bois », qui se révéla quasi miraculeuse dès les premiers combats du roi Arthur. Au vu de ces événements peuvent se comprendre la ruse initiale de Merlin, ainsi que sa grande sagesse. Mais tout le monde n'a pas, c’est vrai, le talent d'enchanteur.

En lisant le Joseph d’Arimathie, puis ce Merlin, je pensais aux grands récits fondateurs que furent L’Eneide pour Rome, l’Iliade pour la Grèce, et ces récits de chevalerie pour la Chrétienté. S’unir dans un mariage de raison et de monnaie à des fins seulement pragmatiques, comme on le propose aux peuples d’Europe aujourd’hui, cela ne suffit pas. On y entend comme un déficit de culture, de grandeur, de rêve, d’histoire même, malgré les images en boucles de commémorations. L’aura du fondateur de la Cinquième République qui maintient ses institutions, quant à elle, suffira-t-elle à compenser dans l’hexagone la médiocrité de l’actuel président français ? Tiendra-t-elle debout trois ans de plus cet ectoplasme, de petites blagues en petites blagues ? Je ne sais. Auguste en personne eut recours à Virgile pour asseoir son empire. Alors je me dis que ce n’est pas de grands hommes que nous manquons le plus, aujourd’hui, mais de grands récits. « Et je voel que tu saces que ma coustume est tel que je repaire volentiers em bois par la nature de celui de qui je fui engendrés »  (Et je désire que vous sachiez, dit Merlin, que je suis fait ainsi que je hante volontiers les forets, en raison de la nature de celui qui m’a engendré)…

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Arthur ôte l'épée de l'enclume, iconographie du Merlin, Paris, BNF

vendredi, 07 février 2014

Visions de Gérard, Kerouac

Voici une page de Jack Kerouac insolite, éloignée de la carte postale du beatnik de Greenwich Village et d'ailleurs, - une page extraite d'un splendide récit mi autobiographique, mi onirique que je suis en train de lire, qu'il a consacré aux dernières années de son frère Gérard, mort à 9 ans en 1926, alors que lui-même n'en avait que 4. Le texte est écrit en 1956 et publié en 1963 par Farrar Strauss & Co à New York, et dans sa version française en 1972 par Gallimard. Kerouac est mort en 1969 à 47 ans.  Le récit des dernières années de Gérard se trouve également dans plusieurs lettres que Kerouac a envoyé en 1951 à son ami Neal Cassady, qui lui inspira le fameux On the Road, et dont à l'occasion, je publierai quelques extraits étonnants.

Gérard vient lentement, perdu dans ses pensées par ce matin clair, au milieu des enfants heureux – Aujourd’hui, il est perplexe, il regarde là-haut ce bleu vide sans nuage et parfait, et se demande ce que sont ce vacarme et cette fureur qui règnent ici-bas, à quoi riment les hurlements, les bâtiments, l’humanité, l’inquiétude – « Peut-être n’y a-t-il rien du tout », pressent-il avec sa pureté lucide- «tout comme la fumée qui sort de la pipe de papa – les dessins que fait la fumée. Tout ce que j’ai à faire, c’est fermer les yeux et tout cela s’en va – il n’y a pas de maman, pas de Ti Jean, pas de Ti N in, pas de papa – pas de moi – pas de Kitigi (le chat) – Il n’y a pas de terre – regardez le ciel parfait, il ne dit rien ».

A l’autre bout, c’est le presbytère où vit le curé Lalumière, le Curé, avec d’autres prêtres, une maison de brique jaune qui emplit d’effroi les enfants car elle est en soi une sorte de calice, et nous imaginons à l’intérieur des processions avec les cierges, la nuit, et de la dentelle blanche comme neige au petit déjeuner – Puis c’est l’église Saint-Louis de France, qui était alors une construction souterraine, avec une croix en béton, et à l’intérieur des bancs lisses à la mode d’autrefois, et les vitraux, et les stations de la croix, et l’autel, et les autels spéciaux pour Marie et Joseph, et les antiques confessionnaux avec des draperies lie-de-vin et des portes percées de judas et surchargées d’ornements – Et de vastes et solennels bassins de marbre au fond desquels repose l’eau bénite des jours anciens qui a mouillé des milliers de mains – Et des alcôves secrètes et des orgues surélevées et des arrière-salles sacro-saintes d’où des enfants de chœur émergent en dentelle et surplis noir ; et des prêtres s’avancent en grande pompe, parés d’ornements royaux – Gérard y était allé assidûment, à maintes reprises, il aimait se rendre à l’église – C’était là que Dieu avait son dû – « Quand j’arriverai au Ciel, la première chose que je demanderai à Dieu, c’est un joli petit agneau blanc pour tirer mon charriot – Aï, je voudrais bien y être déjà, tout de suite, sans avoir besoin d’attendre » Il soupire au milieu des oiseaux et des bambins, et là-bas, au milieu de la cour sont rassemblées les sœurs, nos maîtresses d’école, qui se préparent et attendent que  la cloche et que les élèves se mettent en rangs, la brise du matin agitant légèrement leurs robes noires et leurs rosaires qui pendent ; leur pâle visage autour de leurs yeux chassieux est délicat comme un ouvrage de dentelle, distant comme un calice, rare comme de la neige, intouchable comme le pain bénit de l’hostie ; les mères de la pensée (…)

 

Oh, être là, en cette matinée, et voir vraiment mon Gérard, attendant en rang, avec toutes les autres petites culottes noires et les petites filles alignées de leur côté, toutes en robes noires et ornés de cols bleus, voir la joliesse et la douceur et le charme attendrissant de cette scène désuète, les pauvres religieuses plaintives qui font ce qu’elles croient être le mieux, dans le sein de l’Eglise, toutes sous son Aile qui se replie – La colombe est l’Eglise –Jamais je ne dirai du mal de l’Eglise qui a donné à Gérard un baptême bienfaisant, ni de la main qui a béni sa tombe et qui l’a officiellement consacrée – Qui, en la consacrant, l’a fait retourner à ce qu’elle est, une neige céleste et éclatante et non de la boue – A montré ce qu’il est, un ange éthéré et non un être en putréfaction – Les religieuses avaient l’habitude de frapper les enfants sur les doigts avec l’arête d’une règle quand ils ne se rappelaient pas 6 fois 7, et il y avait des larmes et des cris et de grands malheurs dans chaque classe, chaque jour – Et toutes les brimades habituelles – Mais tout cela était secondaire, tout était destiné au sein de l’Eglise Solennelle, laquelle, nous le savions tous, était de l’Or Pur, la Lumière Pure.

Jack Kerouac, Visions de Gerard, 1963

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Jack Kerouac listens to himself on the radio in 1959. Photograph: John Cohen/Getty

02:57 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : kerouac, visions de gérard, littérature | | |

mardi, 31 décembre 2013

Ma dissidence

Parce que nous sommes des individus, nous sommes tous des dissidents : des frontières, que nous ne cernons pas toujours, nous séparent des idéologies et des lieux communs dominants, tout comme de celles et de ceux qui sont moins influents. L’histoire personnelle de chacun d’entre nous a sculpté notre originalité de manière indélébile, et ce caractère original, c'est-à-dire non reproductible, parce qu'il est quasiment archéologique, se heurte en permanence au monde uniforme des sociétés organisées.

La dissidence se distingue de la révolte par le fait qu’elle ne tente pas de changer ni de transformer l’ordre de ces sociétés. Toute société humaine ayant besoin d’ordre, ce serait prendre le risque de devenir soi-même un jour un représentant, voire un garant de cet ordre, et de sombrer ainsi dans l’uniformité, le ridicule, l'ennui de soi, et tout le diktat qui en découle. C’est pourquoi la figure la plus radicale de la dissidence a toujours été incarnée par l’artiste.

Vivre dans un tel monde, j’entends par là le monde contemporain, c’est serrer au plus près sa propre dissidence, au sein de toutes les contraintes – essentiellement sociétales & financières, mais pas seulement – qui nous sont imposées par l’ordre dominant, quel qu’il soit. Voilà pourquoi l’artiste – je veux dire la part la plus artiste de chacun d’entre nous – ne peut être que heurté, choqué par le discours simplificateur des idéologues de tous crins, particulièrement ceux qui sont au pouvoir et prétendent de ce fait régir les mœurs, gérer les affaires et édifier les spectacles de la Cité.

La littérature - tantôt salon précieux et tantôt hall de gare, tantôt estrade de bateleur et tantôt académie d’initiés – est un des lieux où l’individu pour qui c’est une nécessité vitale peut marquer sa dissidence. C’est en tout cas le lieu où moi-même, personnage terne et fondu dans la masse, qu’une carte d’identité, un numéro de sécurité sociale, un autre de compte en banque et quelques autres codes définissent à gros traits pour la société organisée,  l’ai sauvegardée. Cela, aussi bien par un travail de lecture que par un travail d’écriture, les deux étant inextricablement liés.

Moi seul sais ce que tout ce travail m’a coûté et m’a apporté. De ce savoir – si l’on peut appliquer un terme aussi ridicule à ce dont il est question, ou de cette connaissance, mais c'est guère mieux, j’ai fait un roman. Le roman de ma dissidence, si l’on veut. Ce texte a du mal, et cela peut se comprendre en raison de sa nature, à trouver un genre (conte philosophique ? épopée ? science-fiction ? fantasy ?). Et partant un éditeur, car ces derniers ont horreur de ce qui n’est pas calibré, normé, ajusté à un public pré-établi, une cible, comme on le dit élégamment en marketing. Ce qui peut se comprendre. Pour ma part, hormis marquer ma propre originalité, je ne sais qui je cible. C'est ainsi. C'est ma seule note d'intention...

Après avoir longtemps croupi dans mon esprit, ce roman croupit donc dans mes cartons depuis un certain nombre de mois. Tout bien considérer, le fait a beau être ennuyeux, il est aussi plutôt flatteur : Ce roman a visiblement un problème avec l'ordre établi. La rencontre directe avec le public étant constitutive de mon originalité, il est donc probable que je me décide un de ces jours à le publier moi-même. Soit sur ce blog, soit ailleurs. En attendant, on peut considérer que ce court texte en est la juste -et juste- la préface.

08:07 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, roman, solko | | |

vendredi, 13 décembre 2013

Le Destin de Pierre

De 1912 à 1914, Henri Béraud a écrit plusieurs histoires de rencontres nocturnes avec des revenants, dispersés dans ses trois premiers recueils de nouvelles dits « lyonnais ».  Cette familiarité avec les morts, principalement ceux de 48,  lui sert de marqueur historique pour exprimer avec humour une certaine  mélancolie devant le basculement du monde. Il y épingle la dilution du sentiment républicain, le triomphe de la censure bourgeoise, la duplicité de goût des honnêtes gens, la grossièreté  des objets culturels offerts au peuple. Dans la nouvelle que voilà, qu’on peut trouver dans le Voyage autour du cheval de Bronze, il est question d’une rencontre avec l’illustre Pierre Dupont. Une histoire de statue, où le Festin de Pierre devient le Destin de Pierre...


 LE DESTIN DE PIERRE

J’adore les histoires de revenants. C’est ma grand-mère qui en est la cause. La bonne vieille se plaisait le soir à raconter des légendes d’outre-tombe qui lui faisaient à elle-même, dans le silence de ses appartements, une peur horrible. Car elle croyait à ses histoires.  Elle décrivait les fantômes avec le talent précis d’un petit peintre de l’Ecole Hollandaise, si bien que les apparitions, lutins feux-follets, ombres et sylphes me furent familières de bonne heure. Je rencontrerais le Spectre du Commandeur que non seulement je lui serrerais la main, mais que je taperais sur son ventre de pierre, cadette ambulante dont un vrai gone ne saurait s’émouvoir. Si ce fanfaron libertin de Juan avait connu ma grand-mère, il ne serait pas tombé roide en voyant « par la rampe invisible d’un songe » descendre la Statue, et le souper aux flambeaux qu’il avait commandé n’eût pas été perdu.

Donc j’aime les revenants, et ils me le rendent bien. Je ne puis me promener la nuit, dans les rues de Lyon, sans faire quelque rencontre fantastique. Nous causons en nous promenant comme des amis. Ma femme me demande pourquoi je rentre si tard : et elle se refuse à croire que je me suis laissé attarder par des morts. C’est cependant la vérité.

Pour ceux qui n’ont pas la frousse, causer avec un revenant est aisé ; Le difficile est de l’approcher.  Il faut vous dire que la circulation des fantômes est interdite dans le département  du Rhône, et, comme Saint-Pierre est un homme pareil à M… , ne voulant pas « d’histoires », il n’aime pas que ses pensionnaires rentrent le matin avec des contraventions.

Je le sais et cela m’aide à lier conversation avec ces noctambules flottants. Pas plus tard qu’avant-hier, j’ai fait la rencontre, rue de l’Annonciade, d’un Lyonnais que vous connaissez bien. Il avait une belle tête de Jésus pauvre, avec des yeux très bons, une redingote à larges pans et une cravate noire, comme en portaient les hommes de 48. C’est Pierre Dupont. Il pleuvait, et lui marchait, le dos sous l’averse en chantonnant. Je m’approchai et me fit connaître.

-Ah ! me dit-il, le père Baudin m’a parlé de vous. Il est occupé à refaire les dorures de la harpe de sainte-Cécile. Il a un mauvais caractère, mais ses calembours amusent profondément  Saint-Giovan qui, bien qu’artiste, possède une âme pleine de candeur.

-Dites lui que son tableau Les Pivoines est en bonne place au Musée. Mais pourrais-je savoir ce qui nous  vaut l’honneur… le plaisir…

- Je suis revenu en ce monde par curiosité. Les derniers arrivés là-haut nous ont dit qu’en dépit des concours,  campagnes et encouragements de toute sorte, la chanson était morte chez nous.

- Hélas !

- Je sors d’un music-hall, comme ont dit aujourd’hui. Mes collègues élus n’ont pas exagéré. Est-il possible que la Fantaisie se soit brisé les ailes et noyé le cœur au point de chanter dans les corps de garde ? Ce que j’ai, ce soir entendu de goujates bêtises, de mornes crudités, de tristes ordures est inimaginable. Vous me voyez étonné.

- Et cela ne fait que grandir.

-Pauvres enfants ! Au moment où j’entrai dans ce lieu de luxe et de lumière, il y avait sur la scène une espèce de doux imbécile, vêtu de toiles à matelas, qui toussait un couplet insane suivi d’un refrain cent fois plus stupide. Et la foule écoutait et applaudissait. Puis des femmes et des hommes se sont succédé, susurrant et braillant à tour d e rôle des histories d’alcôve – et de quelle manière, ô Cupidon ! soulignant, des gestes cyniques, des allusions énormes, régalant la canaille altérée de salacités. Est-il possible qu’on permette de telles choses ?

- Cela est. Et je ne suis pas sûr qu’on ne les encourage pas. Les personnes qui combattent l’obscénité ne perdent point leur temps au café-concert. Ils sont occupés à faire condamner des écrivains, à chasser Mme Isadora Duncan, à vilipender Nijinsky, à poursuivre Willette, Willette l’admirable et troublant  Willette, que tout et jusqu’à son nom appartient à ce génie de la pretintaille, de l’amour et des ris qui se nommait Watteau ! Les honnêtes gens cousent des caleçons pour des statues, mais ils tolèrent le beuglant, le vaudeville et le nu académique à trente centimes le fascicule. Ils dénoncent Charles-Henry Risch et vont prendre ses œuvres aux vitrines des libraires, fleurs rares parmi le fumier des Physiologies du Fouet et des Flagellations au XVIIIème siècle. C’est cela qu’on appelle être vertueux.

- Ah me dit le bon Pierre, je ne savais pas que le monde fût devenu si laid. Jadis, quand je chantais les Bœufs après boire, dans les jardins d’une guinguette, les gens du peuple étaient contents. Ils crachaient dans leurs mains et retroussaient leurs manches pour mieux écouter. Un jour, à Paris, en 1855, j’étais en voiture avec une jolie lorette qui était la maîtresse d’un ambassadeur de mes amis…

- Hum !

- Qu’avez-vous dit ?

- C’est l’ambassadeur quine passe pas !

- Mettons un commis d’ambassade. Nous arrivons au Jardin Turc, qui se trouvait boulevard du Temple. Nous bûmes de la limonade et, au bout d’un moment, nous vîmes sur la scène un beau ténor, avec des cheveux en coup de vent et un gilet de satin, pareil à ceux de M. Desnoyers. Il chanta une chanson qui parlait de fleurs, de beaux arbres et de papillons.

- Comme c’est beau me dit la dame.

- Cela s’appelle les Sapins, répondis-je, et c’est de moi.

Elle m’embrassa devant tout le monde, on me reconnut et des gens me firent la fête. A votre sale époque, il eût fallu que la chanson parlât de sommiers, de petites bretonnes et de cabanes bambou pour que la grisette applaudisse.

-Il n’y a plus de grisettes. La dernière était M. François Coppée. Il n’y a même plus de lorettes, et je ne sais pas s’il y a encore des femmes d’esprit. Ce qui plait le mieux aux personnes du sexe, ce sont le valses de barrière, rythmées à coups de chaussons, les « chaloupées » que dégoisent d’un air crapuleux des ténorinos en casquettes et cravates rouges ou des divettes en tablier à petites poches. Les temps sont changés.

-Oui, bien changés. Dites à Xavier Privas que, vivant, j’aurais voté pour lui, quand on le nomma Prince des Chansonniers

- Il m’a dit lui-même qu’il eût voté pour vous si vous aviez été de ce monde.

- C’est un bon Lyonnais.

- Oui.

La pluie cessa de tomber. Le ciel  nocturne se constellait, et, dans le jardin des Chartreux, l’herbe mouillée faisait courir une odeur de printemps, fraîche et puissante, qui me transportait loin de la ville. Et quand je me tournai vers mon compagnon, pensant lui tirer quelques paroles concernant ces effluves de la glèbe, cette sueur de la terre qu’il avait si mâlement célébrée, je ne vis plus que le buste en bronze du chansonnier, luisant sous l’eau du ciel, dans l’aube claire d’une matinée de juin. C’est toujours ainsi que finissent les histoires !

Henry Béraud, Voyage autour du Cheval de Bronze, 1912, Tardieu éditeur

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buste de Pierre Dupont

vendredi, 01 novembre 2013

Le gardien d'amphithéâtre

Depuis bientôt vingt ans, un même homme garde le dépôt mortuaire de l’hôpital Saint Gaspard. C’est parce qu’il ne supportait plus la promiscuité des vivants - ses pairs, que le gardien d’amphithéâtre avait trompé leur compagnie. Avide de quelque chose qui fût à la fois une faille et un salut, désireux d’éconduire l’uniformité de leurs mœurs, la fadeur de leurs désirs, la rudesse de leurs goûts, lassé du pli impeccable que prenaient leurs opinions, il s’était peu à peu épris de celle, unique et irremplaçable, des morts.

On le disait maniaque : Il aimait sa tenue de coton blanc marquée à son nom, une chemisette à manches courtes boutonnée sur le devant et un pantalon qu’il ne confiait jamais à la lingerie de l’hôpital, mais qu’il se plaisait à nettoyer lui-même dans le tambour ronronnant de sa machine, rue des Marchands de Paniers; contre sa chair, chaque matin, le contact rugueux et familier de l’uniforme.

On le disait insensible : Il aimait les rudes effluves d’alcool que dégageaient, avant de s’évaporer dans ses éponges brunes, les liquides aseptisant avec lesquels il nettoyait l’acier incurvé de ses brancards : Une odeur, la même, toujours, nulle part aussi vive qu’à l’instant où, ses poings libérant leur pression, l’éponge s’enflait et en distillait l’arôme à ses narines ; arôme proprement inaltérable ; bien mieux que l’odeur de la femme ; mieux que celle du goulot ; odeur du gîte.

On le disait casanier : Il aimait les éclats de lumière des instruments multiples de ses boîtes d’autopsie, pinces, ciseaux, écarteurs, qu’il étalait souvent sur le carreau blanc, s’abandonnant longtemps devant ces ustensiles à d’improbables navigations. 

On le disait misanthrope : Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était le froid  brusque, l’âcreté des odeurs rances, le métal étincelant des civières de ses cryptiques réduits réfrigérés. Les hôtes, qu’ils hébergeaient. Il aimait le formica veiné des portes de ses frigos. Là, seulement, lui était-il possible de dessiner, pour son usage le plus intime, le plus vivant, les contours de sa propre originalité.

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Respirer ! D’autres n’en étaient plus capables. Devant l’étendue plane de leur poitrine, il aimait le contraste de la sienne, encore palpitante. Il aimait la lenteur, le retrait du temps passé auprès de ces cadavres. Là, il comprenait la valeur, l’étreinte, la qualité et la douceur de l’acte d’aimer. De l’intérieur, seul et pour lui-même puisque nulle décision politique, nulle science, nulle prière, nul désir de changement ne sauraient jamais ranimer ces astres endommagés.

Etat de leur musculature, callosité de leur peau, emplacement de leur gras, profondeur de leurs rides, fourniture de leur pilosité : il devinait sans mal quels avaient été les contours de leur existence sur terre : la spécificité de leur métier, la garniture de leur compte en banque, le confort de leur habitat, la qualité de leur esprit, la diversité de leurs goûts, jusqu’aux contours du tracé le plus original, le plus officiel d’eux-mêmes :  les caractères qu’il imaginait, secs ou généreux, découverts ou barrés, en longues arabesques ou réduits à d’administratives initiales, de leur signature.

A chacun de ces personnages, il attribuait dans son ennui le non-lieu d’un roman, chérissant dans l’huis-clos de lui-même les battements de son propre cœur, dans le vase de son imaginaire, la cadence régulière de son souffle, l’écho bourdonnant du sang dans ses artères. Circulation. Là où ça se passe. Avec une jouissance aussi obscène que frénétique, il comprenait à quel point étaient vifs et précieux ses mains, ses doigts, qui bougeaient. Ses ongles, ses cheveux, qui poussaient.

La direction de Saint-Gaspard n’avait jamais eu à lui reprocher quoi que soit  dans l’accueil qu’il réservait aux familles ou la tenue ménagère qu’il assurait du dépôt. A l’abri d’une administration qui, pour sa ponctualité, sa discrétion, sa disponibilité (il arrivait qu’on eût besoin de lui, le dimanche) lui versait au fil des ans tout juste de quoi survivre décemment, établi dans une place qu’il occupait avec fierté et qui rencontrait à ses yeux le mérite inestimable de le maintenir en marge des vivants tout en faisant de lui l’un de ses pions les plus indispensables à leur société, le gardien d’amphithéâtre filait une existence dont les vivants ne connaissaient rien.

Dans le silence, dans la lenteur, dans le retrait, il aimait. Voilà tout.

Il n’aimait pas qu’on le dérange. 

22:01 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : amphithéâtre, morgue, toussaint, jour des morts, littérature | | |