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vendredi, 08 janvier 2016

Manifestation (4)

IV

Décidément, le père Julius ne craignait donc pas les voleurs ! Ça n’était pas la première fois que Jérôme trouvait son magasin vide. Il se résignait tout juste à rebrousser chemin, quand une pétarade retentit au-dehors. Un type vêtu de noir et encagoulé filait et se retourna en défouraillant avant de s’engouffrer dans un break garé sur la place.

Jérôme quitta en hâte le magasin. Comme lui, d’autres curieux passaient le nez par leurs portes ou leurs fenêtres. Un corps gisait dans une flaque de sang à une dizaine de mètres de là sur le trottoir: à sa corpulence, et surtout à ses larges bretelles à pois noirs, Jérôme reconnut Paul Bricard, l’horloger-bijoutier du n°14. Déjà, Madame Lacourt prenait son pouls à son chevet, et son fils jappait à son portable. À l’air consterné de la charcutière – mais cet air-là, aussi, lui était si habituel !–, Jérôme se dit que les carottes devaient être cuites pour l’horloger, et se signa. Nom de nom, il n'avait pas même eu le temps de relever la plaque du break ! Pour le coup, ça s’appelait avoir l’esprit d’escalier…

Par curiosité, il fut tenté de lorgner dans la boutique de Bricard dont la porte était encore grand’ ouverte, mais se ravisa. Mieux valait faire le planton devant en attendant la police, pendant que Madame Lacourt veillait sur le corps, en attendant des secours. Ces derniers ne tardèrent pas – heureusement, car le cercle des badauds s’élargissait. A la première question qu’on lui posa, Jérôme s’étonna du calme qu’il avait conservé durant tout ce temps. On confirma que Paul Bricard était bien mort. Il dut décliner son identité, son adresse, puis on lui posa les questions de routine. Il s’étonna une nouvelle fois que le père Julius n’ait pas réapparu entre temps, mais par respect pour le vieux qui devait avoir de bonnes raisons, n’en souffla mot à la police.

Madame Lacourt déposa aussi, très calmement. A la première détonation, elle avait entrevu par sa vitrine l’individu tout en noir qui s’enfuyait, poursuivi par l’horloger gesticulant. L’autre avait tiré de nouveau, et c’est alors qu’il s’était effondré sur les pavés, d’un seul coup. Alors, elle était sortie avec son fils qui faisait ses devoirs dans l’arrière boutique, mais ne put fournir aucune précision sur le braqueur, sinon qu’il était encagoulé et tout de noir vêtu, ce que confirma le gamin rougeaud de quatorze ans qui pianotait de nouveau sur son portable comme si rien ne s’était passé. On leur demanda à tous de se tenir à disposition, comme d’usage.

Dans le soir tombé, les gyrophares des voitures et du camion de pompiers commençaient à donner à la scène un air cinématographique qu’elle n’avait pas jusqu’alors. A quoi bon s’attarder parmi les curieux ? Jérôme ne connaissait ce Bricard que de vue, n’ayant que rarement besoin de faire affaire avec des horlogers. Il avait une réputation de noceur qui cadrait mal avec l’idée de vieux garçon méticuleux qu’on se fait de la profession. En tout cas cette fois-ci, son compte était réglé. Et Julius ? Fourrant les paluches dans son manteau, il rebroussa chemin.

Au tintinnabulement de la porte, le pâtissier parut cette fois-ci, vif dans son tablier bleu, comme de coutume. Tout occupé à lui raconter ce qui s’était passé plus haut dans la rue, Jérôme n’évoqua point sa disparition de tout à l’heure et le vieux enveloppa sa tarte à l’abricot, sans non plus y faire allusion.

- On te voit dimanche au Cercle ? demanda-t-il, au moment où Jérôme allait pousser la porte.

- Ça se peut, éluda-t-il. À moins que les Gauchers aient besoin de moi.

Julius haussa les épaules. Toujours les Gauchers !

- Et sinon ? Madeleine ?

- Rien de neuf.

- Donne-lui mon bonjour si tu la vois.

L’espace de quelques secondes, la monotonie de son existence avait repris le dessus sur les événements survenus, que les gyrophares du dehors lui jetèrent de nouveau à la figure. Tout paraissait si irréel, depuis peu : à quoi la couverture du Charlie, toujours punaisée sur la pancarte du bureau de tabac, donnait un sens tout à coup bien réel : L’assassin, oui, l’assassin courait toujours.

(A suivre)

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mercredi, 06 janvier 2016

Manifestation (3)

III.

En guise d’événements spirituellement vains qui encombraient l’actualité, ils étaient copieusement servis ! Un débat sur la déchéance de la nationalité occupait la politicaille, comme seuls les chiffonniers de la gauche bourgeoise, habitués à se jeter leurs principes et leurs valeurs à la figure, les aimaient. Tandis que le régime tentait de sauver ce qui lui restait de tête en organisant, au nom d'un «devoir de mémoire» instauré en quasi religion d'Etat, des commémorations solennelles que relayaient tous les médias, plus de 3,5 millions de chômeurs trainaient la savate dans un pays plus que jamais clivé. L'hiver, heureusement, se révélait plus clément que les précédents pour les sans-abris. Mais la douceur de cette température n'apaisait pas les tensions dans toutes les couches de la société. On battait des records en matière d’insécurité, durant un état de siège en voie de généralisation…  on pouvait d'ailleurs légitimement se demander si le président normal aurait pu se maintenir au pouvoir sans cette dérive sécuritaire qu'autorisaient les attentats islamistes importés en plein Paris quelques mois auparavant.

Jérôme fit une moue, glissant trois doigts contre sa joue. A elle seule, cette polémique suscitée par laCX0ZmrsWYAAFB48.jpg
couverture du dessinateur rescapé résumait impeccablement le misérabilisme de la vie intellectuelle ainsi que le vide spirituel dans lesquels tout le pays était plongé : niveler tout et tout réduire à la même enseigne, abolir toute distinction et toute hiérarchie, voilà quatre années qu'on ne faisait que cela à tous les étages d'une République en décomposition, et c’était à pleurer, vraiment, ou à souhaiter prendre la poudre d'escampette.

Mais cette perte, cette dissolution du Bien commun au profit d'un tiède et mou communautarisme s'étaient déroulées d'une manière si progressive qu'il était incapable d'en retracer précisément le cheminement, ni d'en dater non plus le commencement. C'est d'ailleurs ce qui permettait à chacun des responsables d'en rejeter la faute sur d'autres, et d'autres encore : lui-même, qu'avait-il engagé de ses forces pour résister à l'apparente fatalité de ce mouvement de décomposition ?  Il n'avait fait durant toutes ces années, parmi la majorité silencieuse, que plier, s'incliner, laissant filer les jours de soleil comme ceux de pluie, ceux de paix comme d'inquiétude, ceux de fête comme d'ennui.

Alors, assassin, le bon Dieu ? Seul responsable de toutes les folies humaines ? Comme si les politiques, les industriels, les spéculateurs, les idéologues, les sportifs et les artistes milliardaires, et la masse grouillante des soumis de son acabit qui formaient l'opinion publique étaient linge blanc dans cette affaire...

L’antienne était antique ! Celui-ci, avec ses sandales de moine aux pieds, sa kalachnikov dans le dos, sa barbe et ses cheveux blancs, son troisième œil et son triangle maçonnique sur la tête tenait de la chimère ou du monstre grec. Ne lui manquait en réalité que le turban du Prophète – mais sans doute avait-on estimé qu'il ne fallait pas trop jeter d’huile sur le feu, alors que chiites et wahhabites continuaient de s’entredéchirer d'Iran en Arabie Saoudite, et que Paris venait de trembler sous les assauts des petits envoyés de Daech. Diluer la partie dans le tout en accusant un vague dieu composite alors que c’est clairement l’Islamisme le Mal Absolu devant lequel ceux que le Christ appela un jour « les hommes de bonne volonté » devraient lutter, qu’ils fussent ou non croyants, était-ce la bonne stratégie ? Pas d'amalgame, clamaient-ils tous en chœur pourtant. Pas d'amalgame...

Jérôme prit faim. Restaient quelques tartes dans la vitrine du père Julius. Il poussa la porte, ragaillardi au spectacle de celles à la pomme et de celles à l'abricot que le vieux pâtissier réussissait tout particulièrement depuis plus de quarante ans. A se demander laquelle il choisirait ce soir, il laissa filer quelques secondes, et ne s'inquiéta pas de suite de ne pas entendre son pas trainant et familier dans l'arrière-boutique. A l'abricot sans doute, se disait-il, tandis que le seul tic-tac de l'horloge mécanique frappait son oreille.

(A suivre)

08:56 Publié dans Des nouvelles et des romans, Manifestation | Lien permanent | Commentaires (0) | | |

mardi, 05 janvier 2016

Manifestation (2)

II.

Il venait de psalmodier le récit biblique. Mais pas seulement : il venait de communier avec lui, c'est-à-dire d’en  goûter le caractère éminemment sacré. Qu’au fond ce récit de la visite des mages fût historique ou non ne comptait donc plus. Depuis peu, Jérôme prenait conscience de la suffisance qu’il y avait à juger de la valeur des textes bibliques à l’aune de leur genèse historique ou de ce qu’en disaient de prétendus spécialistes. Un texte saint n’est pas vrai ou faux en fonction de la réalité historique qu’il raconte ou non, mais de sa capacité à manifester, justement, une épiphanie. Un enchantement. Un salut.

Et puis, s’attacher à la véracité des faits  revenait –  qu’ils fussent avérés ou non –  à les reléguer dans le passé lointain. De passer à autre chose, aux événements spirituellement vains qui encombraient l’actualité, par exemple. Or, c’est maintenant qu’il croyait, et à la qualité de ce maintenant, de surcroît. Si la vérité des faits demeure primordiale dans une enquête policière, que les rois mages aient ou non été guidés par une étoile pour découvrir le berceau du Christ et s’agenouiller devant Sa grandeur ne compte pas pour celui qui, aujourd’hui encore, n’aspire qu’à s’agenouiller.

Car au-delà du récit historique, au-delà même du  récit symbolique, dans ce monde où le mensonge règne en maître,  le récit de vérité  fonctionne sur les deux axes de la Croix : et  ce qui a été vrai ou pas demeure selon ton choix encore aujourd’hui vrai ou non. Jérôme se disait que telle était pour lui  la force surnaturelle de l’histoire sainte de Bethléem, puisque derrière la crèche à laquelle Hérode avait condamné Dieu se cachait déjà le bois auquel Pilate L’irait clouer…

Sur le perron de l’église, las de tous questionnements, il n’était donc plus qu’une émotion. Une poignante émotion qui, tel un cordon ombilical, le liait à des altitudes insoupçonnées de lui il y a peu encore. Par ce fil intérieur, il fallait grimper : rompre avec la pesanteur, celle-là même dont la sensation devenait plus épaisse d’année passée parmi les hommes de ce temps, en année écoulée parmi eux…

 Par-delà le gris-même du ciel, qu’est ce que grimper, sinon comprendre ?  Comprendre par quoi, par Qui,  il était à ce point ému ! Dieu, pouvait-il s’entendre murmurer en réponse, Dieu le Père ! Le Père ?   cela manifestait à son être quelque force indéterminée pressant ses entrailles et capable de mettre fin, pour peu qu’il entrouvrît plus encore sa porte, à cet insoutenable sentiment d’abandon avec lequel sa vie même jusqu’à ce jour s’était malgré lui identifiée.

Un lien avec ce Père au nom imprononçable autant qu’imprononcé ?  Un lien ? Allons donc ! Il plongea de nouveau chacune de ses mains dans son manteau par des poches trouées dans lesquelles il les enfonçait comme dans des ailes. Moi un lien ? Moi le fils ? C’était effrayant d’Amour, c’était pourtant ce que le Fils Universel, oui, le Fils pour chacun, lui permettait de ressentir, Lui dont le Père assura que rien de Sa Personne ne lui avait déplu et que non content d’être à son image, il était consubstantiel à Lui.

A la seule pensée de la possible restauration de ce lien, Jérôme se sentit englué dans l’universelle matière de ce Péché immémorial dont il est question depuis le commencement du monde, et percé d'une poignante  douleur « Ecce enim in iniquitatibus conceptus sum, et in peccata conceptis me mater mea » [1] récitait-il pas plus tard que ce matin.

Sur ce perron, il ne pesait pas plus lourd que cette émotion, confus et retenant ses larmes, quand son regard se posa, devant le tabac, sur un présentoir peint en rouge sur lequel la Une du Charlie de ce jour faisait polémique : Un personnage à l’allure d’un Dieu le Père coiffé du triangle maçonnique et la robe maculée de sang dénoncé tel un assassin courant toujours… Il ressentit une étrange impression.

 

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[1] « Car j'ai été conçu dans l'iniquité et ma mère m'a conçu dans le péché» Psaume 50, Miserere mei.

(A suivre)

lundi, 04 janvier 2016

Manifestation

 

Jérôme haussa les épaules devant le prix de la chemise. De plus en plus inquiétante, la qualité du tissu ! Mieux valait attendre les soldes, ou, mieux encore, s’en passer. Des visions en transit,dans tout ce micmac pas de réels besoins ! Et pis toujours le même micro-moulin dans la cervelle, à moudre mal le moindre grain. Toujours de plus en plus hônéreuse, l’existence parmi ces hommes…

Enfin, l’existence... Celle dans leur monde - leur meilleur des… Mais comme le jurait Barnabé jadis dès qu’il était un peu bourré, « pas l’seul évidemment, pas l’seul du tout, loin d’là ! ». Et pis s’en passer coûtait bien moins que d’y coller son nez fort à la vitre, hein donc ! Il enfouit ses doigts à plat au plus profond du manteau rêche : pas de mouchoir, mince, rien que ce prospectus froissé ! Quoi déjà ? Ah oui…

Sans importance.

Voilà bien quelques années que Barnabé n’était plus jamais bourré. Depuis,  à vrai dire, qu’il s’en était passé pour de bon de l’existence qui fait flop un jour. Et du trop qui coule, quoi faire ? L’avaler ? Il zyeuta autour, derrière, personne devant non plus.

Il posa le prospectus pour le Concert du Nouvel An à plat dans sa main, d’un doigt se boucha la narine et d’un Pôôôn retentissant extirpa loin du conduit cuisant la morve épaisse et translucide qui chut sur le papier glacé. Pas de quoi payer l’entrée non plus. Il replia le tout en quatre, du bon grammage ça ! Et jeta le tout dans l'égout. 

Là-bas marchait par le soir gris une femme entre deux âges qui traînait à longs pas lents un sapin jaune et dégarni par la pointe. Un peu plus loin, entre quatre barrières grises, le cimetière annuel des bons conifères de décembre. Chaque année, il se faisait la même réflexion que tant mieux d’en avoir pas fait d’arbre de Noël, pour finir comme ça, bon sang ! Quelque chose d’obscène, trouvait Jérôme, bien loin des astrologues chantés dans l’autre siècle par le joyeux Guillaume Apollinaire, bien loin vraiment ! Sapins d’aujourd’hui, sapins des villes, sapins terminus de la fête, surchauffés sans geindre épine par épine. Sapins d’leur monde, d’leur meilleur des comme aurait susurré Barnabé. Trop à leur image, sitôt servis, sitôt jetés, ni rabbins ni demoiselles, consommés tout net. Entassés là « les frères abattus » loin des bateaux qui sur le Rhin voguent… Rideau !

Elle s’en retournait le regard traînant comme le pas, lasse de quoi, bon sang ? Un personnage dont le Grand Jacques aurait fait une ritournelle à chanter un peu pompette, entre Mathilde, Madeleine ou Jeff. Et Jérôme se dit en la voyant ne pas le voir qu’elle avait dans le regard un peu du meurtre de Noël, l’esprit déjà dans les augmentations de janvier, les mensonges du gouvernement, la rengaine du lendemain. Noël ! Noël, pourtant !

Ça ne se résume pas à ce qu’en dit le monde, non pas, le vrai Noël en pays chrétien ! Ça ne vient pas se rompre le cou comme ça dans une benne municipale, hagard et déguirlandé, le tronc vide de vert et la branche toute plumée. Dans toute vie, dans toute fête que proposent ces hommes, certes, la fin, la mort, tel un reptile prêt à mordre et figer son venin dans ton sang.  Mais là, pile où ça s’arrête pour tout un chacun, Jérôme se dit qu’il n’y avait pas d’autre moyen de continuer la fête qu’en en saisissant avec soi, derrière tous les symboles, l’essence même : car Celui qui venait de naître n’irait qu’en apparence mourir dans quelques mois sur le bois d'une Croix.

Il s’agrippa à sa prière : Seigneur, ne nous abandonne pas ; surge, illuminare, Jérusalem ! (1)

Un don, certes, mais un don qui ne s’interrompt ni ne meurt, tel fut le Noël surnaturel des mages. Pourquoi le mien cesserait-il là sa manifestation ? Devant ce cimetière de sapins comme devant la vitrine du marchand, comme devant toute cette société revenue à la pire des barbaries, il y avait bien de quoi hausser les épaules ! Il les haussa donc, lentement, résolument, fermement. Puis l'échine un peu voutée, le pas lourd, le regard vif, il poussa sans peine la porte en planches sombres de l’église, où débutaient tout maintenant les vêpres de l’Epiphanie.

(A  suivre)

 

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(1) Lève-toi et resplendis, Jérusalem, collecte de l'épiphanie.

 

mercredi, 28 octobre 2015

De chair et de laiton (2)

A la messe de 18h30, les fidèles, peu nombreux, demeurent fort dispersés, du fond de la nef jusqu’aux tous premiers bancs. Le petit chignon blanc se trouverait-il parmi eux ? Dompter ce premier mouvement de curiosité pour une génuflexion au centre de la travée, tout d’abord, puis prendre place devant un siège, les yeux pressamment tournés en direction du prêtre qui joignait les paumes devant le milieu de l’autel : « Christe eléison…» Déjà ce dernier élevait les mains. Et tous entonnaient le Gloria. Il ferma les yeux.

Voilà quelques mois qu’il découvrait dans une fascination juvénile tous ces chants immémoriaux, que les atermoiements de Vatican II devant l’hostilité du modernisme avaient depuis plusieurs décennies dérobés à cette multitude d’hommes de bonne volonté à laquelle il se croyait encore agrégé, malgré son esprit encombré et la multitude de coups bas qu’il devait chaque jour livrer dans sa boite pour simplement parvenir à survivre.

Agnus Dei, filius patri, qui tollis peccata mundi, oui, oui, miserere nobis ! Depuis les quelques mois qu’il se montrait assidu à cette messe dite en latin, l’officiant tourné vers Dieu, il acquiesçait de plus en plus à cette révélation véritable que la langue de l’Eglise militante portait jusqu’à lui avec ferveur et autorité, lui faisant parfaitement oublier ces prêtres lisant la messe en baskets, ces épîtres de Paul ânonnées par des paroissiennes à la voix nasale et haut perchée, ces hosties distribuées dans la paume comme autant de bonbons, et surtout ces chants aux paroles vides dans l’interprétation desquels chacun rivalisait de fausseté avec son voisin. La messe conciliaire et ses équipes paroissiales de scouts endiablés avaient bien failli lui faire perdre une foi qu’à quarante ans, contemporain des prières de Saint Clément et de Saint Irénée, il retrouvait là avec une cristalline intensité. Au « mitan de la vie », se disait-il, l’esprit aujourd’hui absent, alourdi, ailleurs, il était encore temps de « revenir » malgré tous les freins posés au dehors par l’actualité. D’autant plus que pour un chrétien, « il n’est jamais trop tard ».

Pourtant ce jour-là, la « Présence » lui échappait, pliant sous le poids de sa distraction du jour, du brouhaha de la salle des ventes, des plaisanteries stupides du commissaire. L’Evangile le consolerait-il ?

« Craignez celui qui après avoir ôté la vie, a le pouvoir de jeter dans enfer… ». L’enfer, il en était absolument convaincu, seule la dissociation de l’être pouvait, au moment de la mort, aveugler tellement une âme qu’elle se détournerait de la Grâce du Christ pour s’y jeter, abusée, comme dans le seul lieu encore abrité de Lui. Dissociation ou pire, dislocation. On est en fait réduit à l’enfer. Ne pas demeurer un être disloqué. « Cor mundum crea in me », chantait David. « et spiritum rectum innova in visceribus meis » (1). Or disloqué, il l’était. Fracassée, son âme, en de multiples puissances contradictoires qui livraient une guerre mortelle en son propre sein, le rendant sourd à Dieu.

Car voici qu’à présent son imagination portée sur la Croix d’autel lui en rappelait la matière toute bornée, étroite, profane, et que son entendement en fixait volubilement le prix estimé – selon qu’elle fut de bronze, de laiton, ou des deux à la fois. D’or, qui sait ? Celui qui est à la fois l’Oint, le grand Prêtre et la Victime innocente, l’Hostie pure et blanche, le Fils qu’il avait surpris, il n’y a pas deux heures de cela, telle une bricole d’autrefois jetée en pâture à des chiens de revendeurs au milieu d’une foule d’indifférents, non, quel tournis !

Le murmure lointain du prêtre qui débutait l’Offrande du pain s’estompait sous le cri des enchérisseurs, combien pour cette haute croix d’autel dix-neuvième ?  Son regard déboussolé se réfugia sur la nappe, splendide ouvrage damassé, et les cadres de canon dorés, et celles-là même que le Servant venait de déposer avec précaution, les deux burettes… Les plaisanteries douteuses du commissaire retentirent, de la verrière à la voute. Cette dislocation n’était pas l’enfer, certes, mais elle l’y conduirait s’il ne parvenait vitement à s’en défaire pour de bon. Eh ! Comment s’en défaire, puisqu’il s’agissait de la dislocation de soi-même, rien de moins…

Or tandis que son imagination vaquait ainsi, et que son entendement jugeait, sa faible volonté surnageait, agrippée au déroulement de l’office « Orate fratres ut meum ac vestrum Sacrificium acceptabile fiat apud Deum Patrem omnipotentem » (2) L’heure était venue du canon.

Voir Dieu. Voir Dieu dans ce laiton, où Sa chair n’est évidemment pas. A quoi bon ? Le moment s’approchait de Le recevoir Lui, à l’endroit même où Il réside. Et que la foi suppléât non seulement à la défaillance des sens, comme le chanta un jour Thomas d’Aquin. Mais également à celle de la raison, de la puissante et basse raison de ce siècle qui ne jure plus que par ce qui compte et ne croit plus qu’en ce qu’il est. Le moment venait, et le trouvait désaccordé...

Et c’est alors que - presque par hasard - ses yeux se posèrent sur l’inconnue au chignon rond, blanc, luisant, à quelques mètres de lui, déjà agenouillée, qu’il découvrit absorbée tout entière dans une secrète méditation. Comme tout à l’heure, elle lui montrait une voie, la voie. Il ferma les yeux. Réconcilier la mémoire, l’entendement, la volonté, le cœur, l’âme, enfin unifiée : « Dominus, non sum dignus… » Telle est mon âme blessée, « ut intres sub tectum meum » (3) plus assurément encore conçue de péché que Ta croix ne l’est de laiton, à l’heure que je m’avance vers Toi ; vers Toi dont la Chair a défié toute mort et toute matière, y compris ce froment, Ta Chair que je comprends par la conscience que tu me donnes de Ta Résurrection.

La réconciliation demeurera l’ultime défi que cette humanité, qui se croit de tout triomphante alors qu’elle ne fit que de tout s’éloigner, devra relever. Mais seule, évidemment, elle en sera tout à fait incapable.

 

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Saint-Georges terrassant le dragon, porche de l'église Saint-Georges à Lyon

 

(1)              « Crée en moi un esprit pur et renouvelle un esprit droit dans mes entrailles »

(2)              « Priez mes frères pour que mon sacrifice qui est aussi le vôtre puisse être agréé par Dieu le Père Tout-Puissant. »

(3)              « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit… »

samedi, 24 octobre 2015

De chair et de laiton

Les enchères avaient beau fuser tout autour de lui, en son for intérieur le glaçait un mépris sans appel à l’égard de ces objets salis, ébréchés, dépareillés. Non, rien de saillant, de véritablement beau n’émergeant des lots, malgré les plaisanteries du commissaire-priseur qui n’épargnait ni son verbe ni ses mouvements pour rompre la somnolence de la salle, il songeait franchement à lever l’ancre, quand le maître des lieux annonçant soudain une croix d’autel en laiton et bronze, sur pied, du XIXe,  cette dernière lui  parut émerger pour de bon de nulle part. Les garçons de salle déposèrent l’objet au centre de la banquette, sur un morceau de tapis rouge où il demeura seul, à la fois étincelant et nu. Trois bras se levèrent à l’annonce de la mise à prix (30 €) : Trente, quarante, cinquante… enchaîna joyeusement le commissaire, son marteau pointé dans la direction du dernier enchérisseur, trois rangs derrière lui : une petite dame au chignon blanc, fluette et rose dans un manteau de laine bleu. Dans la brocante, elle aussi ? Jamais vu sa tête auparavant, mais depuis plusieurs mois déjà qu’il faisait faux bond à la verrière, elle pouvait bien s’être installée depuis peu dans le métier, même si de toute évidence, ça ne collait pas, non vraiment… Ali, du fond de salle, avait levé la main. Filoche, de devant la porte, aussi. N’étant pas lui-même brocanteur, il les avait repérés tous, Filoche, Ali, et tous les autres évidemment, leurs marottes, leurs lubies, leurs limites financières à chacun, tous les antiquaires massés au fond, et la poignée de collectionneurs, usagers des ventes sur catalogue et dispersés dans les premiers rangs, tous il les connaissait…

Soixante, soixante-dix… Le marteau pointa à nouveau la petite dame, dans une espèce de symétrie saisissante avec le menton du commissaire dont les sourcils arqués paraissaient suggérer : « quatre-vingts ?» 

Mais elle baissa les yeux d’un air tristement vaincu ; d’un air qui n’était pas affairiste pour un sou et se mura dans le  silence. Il leva alors la main, dans un geste aussi vif qu’irrationnel, et claironna le quatre-vingts  indispensable pour que le manteau ne tombât pas.

« Ah ! Quatre-vingts dans la travée ! » se réjouit le commissaire. Filoche et Ali laisseraient tomber ! Des croix, nom d’un chien, des crucifix ! Leurs stands aux Puces n’en étaient-ils pas suffisamment garnis ? Mais Filoche sur le côté, puis Ali dans le fond, vautours insatiables décidément… et voilà qu’on en était déjà à cent euros, puis cent dix, alors il s’entendit rugir : « cent vingt ! » – Devenait-il complètement fou ? La vieille dame, qui baissait jusqu’alors humblement les yeux, jeta brusquement sur lui un de ces regards qui avaient l’air de dire : « Non, non ; c’est inutile. Ne faites-pas cela ». Et puis : « ça finira par leur porter malheur, vous verrez ! »

On entendit alors une dernière enchère à cent trente, qui emporta l’adjudication. Avait-elle saisi son intention ? Elle avait l’air de le remercier d’un regard à la fois tendre et complice. D’Ali ou de Filoche, lequel avait finalement emporté le lot ?  Le regard de la vieille lui murmurait que ça n’avait pas d’importance. N’était-ce pas même mieux de les laisser à leurs affaires, ces gagne-rien du dimanche ; de toute façon, il ne siégeait plus sur ce laiton désacralisé depuis longtemps, le Christ. Sa silhouette n’était qu’une bricole comme une autre, naufragée de l’ancien temps…

Tout comme, soudainement, cette burette que le commissaire annonçait : décidément, c’est tout l’autel qui y passait ! Une burette, plaisanta-t-il, qui avait perdu sa sœur. En Espagne, ils y versaient du rouge, en France du blanc. Remarquablement ouvragée, du XIXe également… Une rage le saisit au ventre. Il aurait eu envie d’acheter la burette, et tout ce qui risquait de suivre à ce train-là forcément, les nappes, les Bible, les chasubles, les ostensoirs,  mais Ali, mais Filoche, mais d’autres encore se montraient déjà sur le coup, et le marteau voltigeait, jovial et profane, dans l’air. Alors, à quoi bon ?  S’il fallait racheter toutes les burettes, les crucifix, les chapelets, les chandeliers d’autel disséminés partout… Certes, c’était affligeant, cette dispersion effrénée des objets liturgiques, cette désaffection envers le sacré  palpable dans les corps et les visages des démons autour de lui… Il se retourna pour échanger un regard pressant avec la femme au manteau bleu. Mais sa chaise était occupée déjà par un broc bedonnant dans une chemise écossaise, qui, le journal plié en quatre dans la main, battait la mesure sur sa cuisse tandis que le commissaire adjugeait la burette.

Elle avait filé dans la rue, mais ni à gauche, ni à droite il ne la repérait, comment était-ce possible ? Une pensée saugrenue lui vint à l’esprit : s’il devait la revoir tantôt, cela ne pourrait se produire évidemment que dans une église…

Il fonça tout droit, bifurqua au Möwenpick, longea la rue de l’Ancienne-Préfecture quelque cent mètres, et vit se dresser dans le ciel gris le clocher savamment meriméen de Saint Georges de l’autre côté de la rivière : ne restait qu’à se glisser sous la voute, franchir la passerelle, emprunter la ruelle du Bon Rencontre.  Le porche était grand ouvert. Il arriva pile pour le Kyrie.

 

( à suivre)

01:23 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, france, christ en laiton, religion | | |

mardi, 11 août 2015

Une lueur rouge

Une bonne partie de sa matinée s’était écoulée à méditer sur les dix Commandements. Les passant en revue les uns après les autres, demandant au Seigneur de lui montrer avec précision en quoi il avait gravement manqué à chacun d’entre eux au cours de sa brève et fugitive existence, il était demeuré agenouillé sur le prie-Dieu sans que cela lui cuisît trop franchement les genoux : bonne chose, songeait-il de temps en temps tandis que son esprit taquin le reconduisait parfois à ce reliquat de douleur, bonne chose, cela signifie que « le corps se fait à l’oraison », comme aurait dit son confesseur. « Quand le corps s’y fait, l’esprit se libère et l’Ami Intérieur peut commencer à malaxer cette pate hésitant sans cesse entre l’inertie et la fusion que nous sommes, pour la ramener à quelque chose de finalement présentable… »

Rassasié par l’ardeur de ce long exercice spirituel, comme saisi par l’enthousiasme du jeun, il avait décidé de sauter par-dessus le repas de midi et, pour se dégourdir les jambes, venant tout juste de franchir sa porte, il dégringolait la cote pavée, un peu abrupte, qui l’acheminerait vers le centre ville, d’un pas alerte, presque joyeux.

Pour se rendre où ? Le quartier se révélait entièrement vidé du bourdonnement de la plupart de ses habitants, ce qui offrait aux pierres et aux tuiles des bâtiments l’occasion d’imposer davantage qu’à l’ordinaire leur silencieuse, historique et monumentale présence. Il aimait ça. Eprouver du regard l’usure du lieu, humer derrière l’humidité d’un récent orage (lequel venait de balayer ce que les imbéciles de la météo nomment un épisode caniculaire) les arômes d’un siècle antérieur… Et, tendant l’oreille, écouter presque résonner sur l’asphalte les pas de ses nombreux disparus qui hantaient encore à coup sûr ces allées, ces cours et ces étages… tant d’âmes dorénavant résolues à l’absence ! Et dont les vivants n’avaient cure, absorbés par le ballet de leurs préoccupations aussi futiles à ses yeux qu’elles devaient paraître légitimes aux leurs… Il aimait ça, yes ! La façon dont les enseignes des magasins subsistaient la plupart du temps à leurs propriétaires de passage, et dont la ville s’amenuisait à perte de regards du point où il se trouvait encore, avant de disparaître un peu plus bas à un tournant, comme happée par la bassesse d’un monde soudain plat sous le talon, rétif à l’imagination…

Il flâna un moment le long des avenues et des ruelles du centre, mixture architecturale impromptue où la cité de l’Ancien Régime et celle des siècles bourgeois se mêlaient l’une à l’autre dans un désordre pas toujours très heureux, que quelques touristes en bermudas photographiaient néanmoins, tels des écoliers zélés remplissant leurs devoirs de vacances. Il avait beau connaître du monde dans cette ville, il songea qu’il avait peu de chance de rencontrer quelqu’un : tous devaient être occupés à photographier les rues de Barcelone, Florence, Prague ou Riga, qu’ils lui montreraient tantôt dans une autre niche du calendrier qu’on appellerait la rentrée. Heureusement qu’on en était encore à ce temps bizarrement mort, qui s’étiole chaque été du 1er au 15, en ce vide somnolent que Charles Aznavour nomma avec bonheur un jour Paris au mois d’Août… Le  sentiment d’une épaisse solitude l’étreignit tout à coup.

Il était presque quatorze heures et, parmi les bâtiments ouverts, pas un, restaurants, magasins, bars, n’attirait vraiment foule. Le seul, bizarrement, où se pressaient quelques badauds était l’église : il comprit en voyant le corbillard garé devant son porche, serti de couronnes, qu’une messe d’enterrement venait tout juste de s’achever. La travée intérieure était d’ailleurs encore emplie d’une longue file de personnes parcourant la nef en un lent silence comme pour aller communier. Toutes se dirigeaient en réalité vers un long coffre noir luisant posé sur des trépieds devant l’autel, tandis qu’un air de violon à vous briser l’âme retentissait dans tout l’édifice.

Le défunt, pensa-t-il en les observant qui s’emparaient maladroitement du goupillon ou se contentaient de poser leur paume triste sur un coin du cercueil devait être bien jeune, pour attirer et émouvoir tant de gens d’âges si divers. Pour les vieux, seuls les vieux se déplacent encore, se dit-il, et encore sont-ils de moins en moins nombreux à se survivre pour se conduire l’un l’autre, l’âme amère, jusqu’au dernier trou. Il fut pris d’un sentiment ambigu envers cette foule d’inconnus endeuillés, sentiment qu’il jugea peu chrétien. Espérant mettre fin à ce malaise, il se retira alors dans une chapelle latérale, où il vit que brillait la lueur rouge à côté du tabernacle.

Combien de temps demeura-t-il agenouillé ? Soudain, la méditation du matin avait saisi à nouveau son esprit, mais sans motif particulier, sinon celle de se tirer pour de bon hors du bourbier inextinguible où le péché va toujours triomphant. Sa mémoire et sa volonté suspendues, immobilisées, son intelligence vive éveillée jusqu’au seuil d'une acuité merveilleuse, il aspirait goulument la Présence, s’efforçant de ne pas chanceler devant la Rencontre, le cœur partagé entre l’effroi et l’admiration, l’âme instruite et reconnaissante. Trois ou quatre fois, il entrouvrit les yeux, rassuré à la vue du conopée brodé, d’où jaillissait tant de consolations. Trois ou quatre fois, pas davantage, jusqu’à ce qu’il entendît sonner cinq coups, et revînt lentement à son corps tout engourdi. Cinq coups ? Il était demeuré tout ce temps en oraison ? N'est-ce pas dans son Chemin de la Perfection que Thérèse écrivit que Dieu accorde parfois les plus hautes faveurs à des âmes qui sont en mauvais état, pour les tirer par ce moyen hors des griffes du démon

A présent, l’église était silencieuse, sombre et vide. Il dit un Pater Noster et se signa avant de se lever. D’une chapelle à l’autre, les lueurs de cierges plus ou moins entamés, au pied de saints colossaux, perçaient seules la ténèbre.C’est alors qu’il comprit que l’église était à coup sûr fermée. Cela ne l’inquiéta pas, au contraire. Il jeta un œil heureux vers le tabernacle. « Tu n’auras pas d’autre Dieu en ma présence » Pour de bon, sa prière du matin était exaucée !

 

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Dans cette pénombre aussi souveraine qu’amicale, le grand portail central étant fermé, il se dirigea jusqu’aux deux portes latérales : dans les deux cas, une fois passés leurs battants capitonnés, il buta sur une lourde porte en bois verrouillée et cadenassée. Bouclé à l’intérieur : On lui jouait là un drôle de tour ! A l’idée de passer la soirée et la nuit dans le navire tout vibrant de paix du Seigneur, il ressentit une série de sentiments contradictoires. La joie de l’élection, la peur de l’abandon, l’excitation de l’aventure, la crainte de l’ennui… Sa raison tout de retour lui montra l’incongruité de la situation, et la nécessité pour un esprit normal de trouver au plus vite une solution, plutôt que de prétendre laisser agir la Providence, selon un comportement qu’on jugerait le lendemain inévitablement excentrique.

Et puis, il sentit l’envie d’uriner. Toute cette flotte gazeuse qu’il avait bue, au lieu de manger du solide, ce midi… Pas question de se soulager en aucun coin de l’édifice sacré, il se dandinait déjà d’une patte sur l’autre à la pensée de ce que serait la douleur le lendemain matin ! Sans compter la faim qui ne manqua pas de sonner son tocsin à son tour ; une faim dont il imagina sur l’instant combien elle risquait de se décupler durant les interminables heures de la nuit, s’il ne parvenait à sortir d’ici sur le champ.

L’idée, d’abord toute romantique, de les passer en oraison, recroquevillé devant un autel, perdit alors l’essentiel de sa grâce devant des contingences aussi ridicules que radicales. Il se souvint qu’il avait machinalement – était-ce un bien, était-ce un mal- emporté avec lui son smartphone. Il ne serait pas difficile de dénicher le numéro de la paroisse sur l’un des dépliants posés sur la table d’accueil, non loin de saint Pierre qui le vit farfouiller maladroitement parmi des piles de prospectus avant d’en brandir victorieusement un : ça y était, une voix lui répondit qu’on venait tout de suite lui ouvrir.

 

Et en effet, quelques minutes plus tard, un jeune homme lui lançait de grands signes de l’autre bout de l’église. Il la traversa, s’inclina devant l’autel. « Vous étiez à l’enterrement ? » s’enquit le bedeau. « Non, non, mais je n’ai pas vu filer le temps… Remarquez, j’étais en bonne compagnie ! » rajouta-t-il en pointant du doigt la loupiote rouge qui clignotait là-bas, à côté du tabernacle, le cœur saisi soudain d’une espèce de pincement dont il fut incapable de savoir s’il tenait du soulagement ou du regret, tandis que, par une porte basse dérobée, on lui indiquait en souriant la sortie…

mardi, 21 avril 2015

La Queue, remarques de lecture, par Michèle Pambrun

« Seul l’amour peut saisir les œuvres d’art, les garder, être juste envers elles. » (Rilke, Lettres à un jeune poète)

Quelques remarques de lecture à propos de La Queue, de Roland Thévenet (éditions du Bug, janvier 2015) :

 Les queues de Félix SY ne sont pas si éloignées des manteaux et robes traînantes dont l’usage est, comme chacun sait,  fort ancien.

Habit long et traînant de la tragédie ; habit court, retroussé et rattaché de rubans, de la comédie.

Les premiers porteurs de queues le furent aux cérémonies funèbres, où furent introduits les manteaux noirs à longues queues pour ceux qui menaient le deuil, en réplique des habits qu’on déchire pour marquer sa  douleur, et qui, fendus de haut en bas, traînent par lambeaux (Jacob déchire ses vêtements après qu’on lui a apporté la tunique ensanglantée de Joseph).

« De cet usage des queues traînantes dans les funérailles vint la coutume de les porter dans d’autres cérémonies, et de marquer par les différentes longueurs de ces queues, la distinction qui se devait faire entre les personnes de qualité, particulièrement pour les souverains, princes, princesses, grands officiers et premières dignités des compagnies ecclésiastiques et séculaires (…). Ce qui obligea le concile de Tolède, l’an 1524, de condamner ces superfluités, comme peu séantes à des personnes qui devaient s’éloigner des manières séculières, et peu conformes à un état où l’on doit faire profession de modestie et d’humilité. »

 

Avec La Queue, Roland Thévenet franchit un cap. C’est de vraies queues, attachées aux vêtements, que son célébrissime Félix SY affuble les derrières des Européens.

Il épingle sa première création sur les fesses d’une amie américaine le 21 mai 1981, avec l’arrivée au pouvoir de la gauche ( ?), et dans les décennies qui vont suivre « le port de la queue (devient), tant chez les hommes que chez les femmes, les jeunes que les vieux, un marqueur universel du monde nouveau dans les opinions publiques (p.238). »

Notre auteur n’hésite pas à enfoncer le clou de la « sauce égalitaire » en donnant à la bru de notre milliardaire créateur de queues, le statut de « Commissaire (européenne) de la Justice, des Consommateurs et de l’Egalité des genres. »

L’on voit en quelle estime le romancier tient les hommes (et les femmes) politiques.  Il n’hésite pas à faire s’amalgamer deux registres distincts : le symbolique et l’efficace. Parler de l’égalité des genres c’est aussi la produire, jusque dans sa dimension programmatique, et la montagne ici accouche d’une souris : « Le port de la queue signe la fin de toutes les discriminations de genres » (p.45).

On se rappelle que Félix adolescent, en quittant sa grand-mère Etiennette pour continuer sa formation d’homme, est amené par un sien cousin au château de La Chaize, dans le Beaujolais, et qu’en traversant le jardin du château, lui vient à l’esprit une phrase d’Anatole France (qu’il avait dû copier cent fois pour une question d’orthographe). Cette phrase est dans l’incipit de La Révolte des anges :

L’hôtel d’Esparvieu dresse, sous l’ombre de Saint-Sulpice, ses trois étages austères « entre une cour verte de mousse et un jardin rétréci »…

 lachaize cour verte de mousse.jpg

 château de La Chaize, dans le Beaujolais

Le roman de Roland Thévenet ne cesse, comme tout bon roman, de parler de littérature et l’on pourrait dire, à l’instar de Roberto Saviano parlant d’Anatole France dans sa préface de La Révolte des anges, que Roland Thévenet « se sert de la littérature comme d’un laboratoire imagé capable de subsumer sans aucune règle toute notion et toute connaissance. (Son) roman réussit dans sa titanique entreprise grâce au façonnage littéraire du possible. Dans les pages de (Roland Thévenet), l’imagination prend un caractère concret palpable. Le rêve qui consiste à reformuler la vie, à dévoiler le cœur de la nature et des choses devient réel à travers la puissance constructive des mots. Même si la littérature est libre de mentir sur son authenticité, quand elle renonce à son rôle de proxénète entre réalité et invention, elle agresse cruellement la réalité en transformant la structure moléculaire de la matière en compositions radicalement nouvelles, rendues possibles par la seule et suffisante raison d’être pensables. »

Dans ce roman, Roland Thévenet dessine la figure emblématique d’une société impuissante à aimer.

Une image dès le début : celle du square des Milliardaires, cette résidence qui cache ses riches (quelques ambassadeurs, le secrétaire général adjoint de l’OTAN, des hommes d’affaires, aussi. Et des Français qui sont probablement des… défilés fiscaux), à l’abri de grandes grilles noires, dans le prolongement à angle droit de l’avenue Louise, avant d’entrer dans le bois de la Cambre, dans la partie sud de Bruxelles.

 

Il y aurait beaucoup à dire sur la construction de ce roman et il pourrait s’avérer utile de faire jusqu’à la dernière page, ce que l’écrivain et journaliste Jean-Louis Kuffer  pratique parfois pour ses lectures et met en partage dans son blogue, Carnets de JLK : passer le texte au « notoscope ».

Ce que je retiens en tout cas, c’est que l’analepse (elle-même coupée de prolepses) est utilisée quasiment jusqu’au bout (très peu de pages à la fin pour revenir au Félix septuagénaire et à Anne-Laure), sans doute parce qu’au fond, ce que fait Félix, c’est un retour à « l’esprit d’enfance » : un esprit ouvert à toutes les possibilités, à l’imprévu, à l’inconnu.

« Quiconque n’accueille pas le royaume de Dieu en petit enfant n’y entrera pas »(Lc 18, 17), dit le Christ…

L’onomastique dans ce roman : Lisa / Elisabeth / Mélissa (assistante de vie) : ou Elisa, l’anagramme d’asile…

 

Lire La Queue comme on porte un regard contemplatif soumis à la lenteur du songe en clair-obscur qui s’y trame en silence… Comme un tableau peint par Georges de La Tour…

Saint Sébastien pleuré par Irène :

Un « nocturne » où une femme, Irène, à la lueur d’une torche, sonde les ténèbres mouvantes et stupéfiantes de la mort qui frappe, brise, et n’abolit que pour mieux redresser – nuit immense de la foi mêlant l’angoisse et l’espérance et requérant une veille indéfinie.

vendredi, 03 avril 2015

L'inconnu de la rue saint-Jean

L’enterrement  achevé, nous  nous sommes réunis autour d’une table, puis nous nous sommes tous quittés vers quinze heures. J’étais triste, fatigué, troublé.  Je suis descendu à pied jusqu’à Trion, de là en funiculaire jusqu’à Saint-Jean. Je me suis assis sur un banc au fond de la primatiale et j’ai dû m’y assoupir  un long moment. En ressortant, j’ai trouvé le parvis légèrement humide, et c’est alors que mon regard l'a croisé.

Avec un peu de technicité, cela pourrait former une nouvelle fantastique. Mais je n’ai pas envie de jouer avec cela. Il ressemblait vraiment au mort que je venais de quitter là-haut, dans l’ancien cimetière de Loyasse. Vraiment. Tel un sosie allant tranquille.  Il portait un pantalon de velours, une veste, une écharpe, la même calvitie que lui ramenée six ou sept en arrière, Il vaquait lentement, d’un pas de touriste très posé, contemplant la façade de la primatiale d’un air dubitatif, présent à ce sur quoi son regard se posait,  absent à tout le reste, vraiment, songeur,  les mains derrière le dos.

Un sosie : le même visage, tout comme LUI à six ou sept ans de ça en arrière,  et l'exacte même stature d'avant sa maladie : je l’ai dépassé, j’ai fait semblant de nouer un lacet pour l’observer mieux.  Le nez levé, lui détaillait le moindre détail des immeubles Renaissance, très engagé dans chacun de ses regards, et toujours comme flottant, la mine à la fois intriguée par le lieu qu’il découvrait et indifférente aux gens qui l’entouraient, le pas calme et aérien, le dos droit, inclinant parfois la tête pour vérifier qu'il marchait bien sur du sol.

J’ai beaucoup d’imagination, j’aime depuis toujours douter de ma raison, ma vieille et pauvre raison si répétitive dans son fonctionnement, car rien ne m’ennuie autant qu’une certitude surtout lorsqu’elle est rationnelle, mais à cet instant…  J’ai réprimé l’envie d’aller lui parler, car m’adresser à lui, c’était chercher la preuve qu’il n’était pas une apparition, ni une hallucination vivante. Personne d’autre que moi ne faisait attention à lui, ce qui renforça mon trouble. Il paraissait invisible d’eux tous,  de toute façon, me disais-je, qui s’intéresse aux vieillards, dans une rue ?

Personne, nous le savons tous.  Je me suis malgré tout saisi de mon smartphone et je l’ai photographié de dos. Puis j’ai vérifié presque fébrile que la photo, elle aussi, fût bien réelle, que je n’étais pas en plein rêve éveillé. La rue Saint-Jean calme, sur son pavé gris il faisait bon. Je l’ai alors doublé, presque rassuré. J’ai pressé le pas.

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Un nouveau doute, cependant. Devant la loge du Change, je me suis accroupi, faisant mine de m’intéresser aux travaux, mais guettant sa lente progression. J’ai pu détailler longuement son visage aux traits si semblables à celui de mon parrain mais à l’expression différente de toutes celles que je lui avais connues, comme s’il découvrait chaque pierre de ces immeubles et d'un regard, leur donnât tout leur prix, absorbé totalement et sans aucune autre expression que cet air autant neutre que contemplatif, si contemplatif que j’en ai eu le frisson. J’ai songé à nouveau à aller lui demander son nom, comme pour quémander sa réalité, mais je n’ai pas osé. La raison qui est en moi m’a fait sentir que c’était aller trop loin dans sa remise en cause, une entreprise de démolition, et pourtant…

Nous vivons dans des enclos intellectuels sans reliefs, nous ne connaissons quasiment rien de fiable à 100% n'en déplaise à tous nos prix Nobel, sinon qu’un jour nous serons morts : Et de cette évidence, tout ce que nous faisons, pensons, désirons  cherche à nous en divertir au sens le plus strictement pascalien quand mourir, ce n’est peut-être rien d’autre que passer ainsi d’un monde à l’autre, le pas tranquille, se laisser glisser sans peur, paisible et lumineux vers un lieu dont nous ignorons tout, dans l'approche duquel il faudra placer un jour toute notre attention.