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samedi, 24 octobre 2015

De chair et de laiton

Les enchères avaient beau fuser tout autour de lui, en son for intérieur le glaçait un mépris sans appel à l’égard de ces objets salis, ébréchés, dépareillés. Non, rien de saillant, de véritablement beau n’émergeant des lots, malgré les plaisanteries du commissaire-priseur qui n’épargnait ni son verbe ni ses mouvements pour rompre la somnolence de la salle, il songeait franchement à lever l’ancre, quand le maître des lieux annonçant soudain une croix d’autel en laiton et bronze, sur pied, du XIXe,  cette dernière lui  parut émerger pour de bon de nulle part. Les garçons de salle déposèrent l’objet au centre de la banquette, sur un morceau de tapis rouge où il demeura seul, à la fois étincelant et nu. Trois bras se levèrent à l’annonce de la mise à prix (30 €) : Trente, quarante, cinquante… enchaîna joyeusement le commissaire, son marteau pointé dans la direction du dernier enchérisseur, trois rangs derrière lui : une petite dame au chignon blanc, fluette et rose dans un manteau de laine bleu. Dans la brocante, elle aussi ? Jamais vu sa tête auparavant, mais depuis plusieurs mois déjà qu’il faisait faux bond à la verrière, elle pouvait bien s’être installée depuis peu dans le métier, même si de toute évidence, ça ne collait pas, non vraiment… Ali, du fond de salle, avait levé la main. Filoche, de devant la porte, aussi. N’étant pas lui-même brocanteur, il les avait repérés tous, Filoche, Ali, et tous les autres évidemment, leurs marottes, leurs lubies, leurs limites financières à chacun, tous les antiquaires massés au fond, et la poignée de collectionneurs, usagers des ventes sur catalogue et dispersés dans les premiers rangs, tous il les connaissait…

Soixante, soixante-dix… Le marteau pointa à nouveau la petite dame, dans une espèce de symétrie saisissante avec le menton du commissaire dont les sourcils arqués paraissaient suggérer : « quatre-vingts ?» 

Mais elle baissa les yeux d’un air tristement vaincu ; d’un air qui n’était pas affairiste pour un sou et se mura dans le  silence. Il leva alors la main, dans un geste aussi vif qu’irrationnel, et claironna le quatre-vingts  indispensable pour que le manteau ne tombât pas.

« Ah ! Quatre-vingts dans la travée ! » se réjouit le commissaire. Filoche et Ali laisseraient tomber ! Des croix, nom d’un chien, des crucifix ! Leurs stands aux Puces n’en étaient-ils pas suffisamment garnis ? Mais Filoche sur le côté, puis Ali dans le fond, vautours insatiables décidément… et voilà qu’on en était déjà à cent euros, puis cent dix, alors il s’entendit rugir : « cent vingt ! » – Devenait-il complètement fou ? La vieille dame, qui baissait jusqu’alors humblement les yeux, jeta brusquement sur lui un de ces regards qui avaient l’air de dire : « Non, non ; c’est inutile. Ne faites-pas cela ». Et puis : « ça finira par leur porter malheur, vous verrez ! »

On entendit alors une dernière enchère à cent trente, qui emporta l’adjudication. Avait-elle saisi son intention ? Elle avait l’air de le remercier d’un regard à la fois tendre et complice. D’Ali ou de Filoche, lequel avait finalement emporté le lot ?  Le regard de la vieille lui murmurait que ça n’avait pas d’importance. N’était-ce pas même mieux de les laisser à leurs affaires, ces gagne-rien du dimanche ; de toute façon, il ne siégeait plus sur ce laiton désacralisé depuis longtemps, le Christ. Sa silhouette n’était qu’une bricole comme une autre, naufragée de l’ancien temps…

Tout comme, soudainement, cette burette que le commissaire annonçait : décidément, c’est tout l’autel qui y passait ! Une burette, plaisanta-t-il, qui avait perdu sa sœur. En Espagne, ils y versaient du rouge, en France du blanc. Remarquablement ouvragée, du XIXe également… Une rage le saisit au ventre. Il aurait eu envie d’acheter la burette, et tout ce qui risquait de suivre à ce train-là forcément, les nappes, les Bible, les chasubles, les ostensoirs,  mais Ali, mais Filoche, mais d’autres encore se montraient déjà sur le coup, et le marteau voltigeait, jovial et profane, dans l’air. Alors, à quoi bon ?  S’il fallait racheter toutes les burettes, les crucifix, les chapelets, les chandeliers d’autel disséminés partout… Certes, c’était affligeant, cette dispersion effrénée des objets liturgiques, cette désaffection envers le sacré  palpable dans les corps et les visages des démons autour de lui… Il se retourna pour échanger un regard pressant avec la femme au manteau bleu. Mais sa chaise était occupée déjà par un broc bedonnant dans une chemise écossaise, qui, le journal plié en quatre dans la main, battait la mesure sur sa cuisse tandis que le commissaire adjugeait la burette.

Elle avait filé dans la rue, mais ni à gauche, ni à droite il ne la repérait, comment était-ce possible ? Une pensée saugrenue lui vint à l’esprit : s’il devait la revoir tantôt, cela ne pourrait se produire évidemment que dans une église…

Il fonça tout droit, bifurqua au Möwenpick, longea la rue de l’Ancienne-Préfecture quelque cent mètres, et vit se dresser dans le ciel gris le clocher savamment meriméen de Saint Georges de l’autre côté de la rivière : ne restait qu’à se glisser sous la voute, franchir la passerelle, emprunter la ruelle du Bon Rencontre.  Le porche était grand ouvert. Il arriva pile pour le Kyrie.

 

( à suivre)

01:23 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, france, christ en laiton, religion | | |

Commentaires

Quel beau texte !

Je ne suis pas croyante, vous le savez, mais me croirez vous si je vous dis mon malaise, quand je vois des objets religieux vendus comme de vulgaires moulins à café. J'ai vu chez de bons bourgeois, fiers de la "bonne affaire" une petite armoire, en bois sombre, qui avait abrité jadis dans une église des ciboires. Ils l'avaient achetée après des tractations pas très claires, et c'était manifestement un objet volé.

Écrit par : Julie | lundi, 26 octobre 2015

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