mardi, 20 octobre 2015
Le péché
Le Dieu Trinitaire peut aimer les pécheurs, moi pas. Je n’ai pas la réserve nécessaire d’un amour infini, ni la vision totale et constante de l’Être, de son commencement et de sa fin, ni la conscience claire de ce que doit être son salut. Je me perds dans le cheminement de chaque âge, la limite de chaque jour, pour ne pas dire de chaque seconde. Je suis débiteur. Je blesse et l’on me blesse et finalement je m’épuise en vain et j’épuise en vain. Je suis moi-même pécheur, saisi, frit dans un mensonge millénaire qui me vient de l’ignorance la plus crasse, la plus aboutie, la plus ferme de ma propre nature. Imitant tant bien que mal ceux qui m’ont précédé, ou – ce qui revient au même – prenant tous leurs chemins à rebours, je mène parmi les hommes une vie étrangement répétitive, codifiée, surveillée, ennuyeuse, comme inerte et sans véritable originalité. J’aurai ainsi passé mon temps sur Terre parmi des ignorants à ma mesure ou bien des faux savants à leur dimension. Ce n’est que dans le sentiment intérieur parfaitement assumé de ma propre solitude qu’il m’aura parfois semblé [à de rares moments] percevoir un sens intime et véritablement lumineux à ma venue dans ce monde. C’est aussi en ces occasions que j’ai pu rencontrer autrement que de façon aléatoire et superficielle, une poignée d’êtres humains dans la foule, et que nous avons pu nous reconnaitre et nous aimer.
Si ma nature intime et propre est d’être aimé de Dieu, de pouvoir rassasier mon cœur à sa contemplation et mon âme à son service, je me mens donc à moi-même ainsi qu’à Dieu à chaque fois que je m’occupe d’autre chose. A chaque fois que je ne Le contemple pas, à chaque fois que je ne Le sers pas. Cela fait beaucoup de fois. Tout le reste de mes entreprises me devient comme une liste répugnante d’actions vaines, sottes, mauvaises, lâches ou stériles, assimilables dans leur globalité à du temps perdu, à du péché. Certes, me rassure le fait que je ne suis pas le seul dans ce cas, que même nous constituons une véritable légion et que, comme le souligne au pluriel sans cesse le Christ, « il y aura des pleurs et des grincements de dents ».
« Le péché est mensonge par nature et, par voie de conséquence, obscurcissement du discernement intérieur » (1) dit un théologien.
Or cet obscurcissement du discernement quant à ma nature véritable, pour peu qu’il surgisse, se propage à tout le reste à la vitesse de la lumière ; tout le reste : à tout ce que je vois, que je touche, je pense, je dis, le lis et je crois. Il faut pour s’en rendre compte une véritable méditation sur la Croix ou, plus précisément, sur la nudité du Crucifié Lui-même, pour accepter de comprendre (de prendre avec soi) ce qu’une telle affirmation signifie, et tout ce qu’elle contient de désespérant. A la fin de sa Vie écrite par elle-même [qui est tout sauf un moderne et ennuyeux récit de vie], Thérèse d’Avila fait dire à Dieu : « Sais-tu ce que c’est que de m’aimer véritablement ? C’est de comprendre que tout ce qui ne m’est pas agréable est mensonge » Qu’ai-je d’autre, à bien y ressentir, que ce mensonge, ce péché, en ma pauvre nature ?
Je suis bâti, en quelque sorte, de la résistance séculaire de ma race à l’amour divin. L’esprit ne peut que regimber devant un tel constat, puisque tout lui laisse à penser qu’ainsi blessé par l’existence, il ne peut être aimé de Dieu, que telle n’est pas sa nature. C’est la conclusion des athées. Mais désespérer, cela revient à s’enfermer de nouveau dans un mensonge, à s’enténébrer dans le péché, précisément. (2) Au cœur même du péché réside ainsi une force centrifuge dévastatrice, une force qui est folie, parce qu’implacable déni de soi en tant que créature aimée de Dieu. Ce fut le travail pernicieux de l’intelligence blessée de refuser de s’en rendre compte, de transformer ce déni de soi propre au péché en une individualité qui serait acceptable, voire bonne, par toute une série de degrés et de spéculations sur l’humanisme en général. Mais les faits demeurent, têtus : les vols, les viols, les crises, les guerres, les échecs et les impostures de toute sorte, jusqu’à cette mondialisation du pouvoir et cette abolition des nations, qui me fait penser à ce que Jean appelle « la Bête » dans son Apocalypse, le règne de l’homme sans Dieu.
A ces vols, ces viols, ces crises, ces guerres, ces échecs, ces impostures, que ça nous plaise ou non, nous sommes ficelés par le même lien que nous avons, quand nous marchons sur une route, avec ceux qui l’ont un jour goudronnée. L’accord tacite qui nous fait accepter l’utile, le beau, l’agréable, est aussi notre participation passive, notre connivence avec le laid, le nul, le mal. C’est un rêve oriental de yogi parfaitement abstrait, que de vouloir rompre d’avec cet entrelacs. Le besoin que nous avons de ce que les autres ont de meilleur nous rend solidaires de ce qu’ils ont de pire, chacun d’entre nous qui nous situons tant bien que mal entre ces deux rives, à filer avec notre temps. Le péché inhérent à l’espèce, auquel nous sommes venus rajouter le nôtre, toujours lui !
Heureux, le Juste, qui n’aurait rien rajouté de lui-même à ce péché originel, à l’heure de rendre son corps ! Car ce que le Christ donne à connaître, c’est que l’âme seule est pécheresse, non la chair, don de Dieu. Et l’on voudrait jeter ce péché loin de soi, dans un bon feu purificateur où il brûlerait, où la douleur d’avoir déplu à Dieu se consumerait dans une voltigeante crépitation. Mais tout cela n’est encore qu’orgueil, dans lequel se débat notre cœur souillé, orgueil devant le sacrifice pleinement consenti, pleinement accompli par ce Christ qui nous dépasse tous, alpha et oméga de tout l’Au-delà que nous sommes en mesure d’imaginer, et de celui, surtout, qui nous échappe en tous points. Et dans cette incapacité d’aimer Dieu comme il se doit, et le pécheur comme il le faudrait, nous ne pouvons que prier pour nos vivants et nos morts, au nom du grand revoir des esprits et de la communion des saints, avec les puissances de notre âme à eux tous liée, prier au nom sacré de notre baptême et du leur, passé ou à venir.
(1) Hans Urs von Balthasar, La prière contemplative, 1959, Desclée de Brouwer.
(2) C’est pourquoi il est dit que le seul péché que Dieu ne puisse pardonner est de désespérer du Saint-Esprit
00:03 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : péché, religion, sainte thérèse d'avila |
Commentaires
J'ai plusieurs fois relu votre billet. Il m'a paru absolument remarquable.
Il m'est souvenu d'un trait de l'hagiographie du saint Curé d'Ars :
Lui-même demandait à Dieu la grâce de voir l'état réel de son âme. Sa prière finit un jour par être exaucée.
Dieu leva finalement le voile sur ce qui doit demeurer —pour nous autres— caché.
Et bien, il a vu son âme noire comme le charbon, pestilentielle comme un cloaque, lui, le saint Curé d'Ars ! Il en fut si profondément bouleversé qu'il regretta ensuite amèrement d'avoir prié en ce sens.
Væ nobis !
Écrit par : Florent Dante | vendredi, 23 octobre 2015
C'est un billet magnifique, et je vous remercie de continuer à écrire i ci et de donner ces billets à lire.
Écrit par : Sophie | lundi, 26 octobre 2015
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