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mercredi, 28 octobre 2015

De chair et de laiton (2)

A la messe de 18h30, les fidèles, peu nombreux, demeurent fort dispersés, du fond de la nef jusqu’aux tous premiers bancs. Le petit chignon blanc se trouverait-il parmi eux ? Dompter ce premier mouvement de curiosité pour une génuflexion au centre de la travée, tout d’abord, puis prendre place devant un siège, les yeux pressamment tournés en direction du prêtre qui joignait les paumes devant le milieu de l’autel : « Christe eléison…» Déjà ce dernier élevait les mains. Et tous entonnaient le Gloria. Il ferma les yeux.

Voilà quelques mois qu’il découvrait dans une fascination juvénile tous ces chants immémoriaux, que les atermoiements de Vatican II devant l’hostilité du modernisme avaient depuis plusieurs décennies dérobés à cette multitude d’hommes de bonne volonté à laquelle il se croyait encore agrégé, malgré son esprit encombré et la multitude de coups bas qu’il devait chaque jour livrer dans sa boite pour simplement parvenir à survivre.

Agnus Dei, filius patri, qui tollis peccata mundi, oui, oui, miserere nobis ! Depuis les quelques mois qu’il se montrait assidu à cette messe dite en latin, l’officiant tourné vers Dieu, il acquiesçait de plus en plus à cette révélation véritable que la langue de l’Eglise militante portait jusqu’à lui avec ferveur et autorité, lui faisant parfaitement oublier ces prêtres lisant la messe en baskets, ces épîtres de Paul ânonnées par des paroissiennes à la voix nasale et haut perchée, ces hosties distribuées dans la paume comme autant de bonbons, et surtout ces chants aux paroles vides dans l’interprétation desquels chacun rivalisait de fausseté avec son voisin. La messe conciliaire et ses équipes paroissiales de scouts endiablés avaient bien failli lui faire perdre une foi qu’à quarante ans, contemporain des prières de Saint Clément et de Saint Irénée, il retrouvait là avec une cristalline intensité. Au « mitan de la vie », se disait-il, l’esprit aujourd’hui absent, alourdi, ailleurs, il était encore temps de « revenir » malgré tous les freins posés au dehors par l’actualité. D’autant plus que pour un chrétien, « il n’est jamais trop tard ».

Pourtant ce jour-là, la « Présence » lui échappait, pliant sous le poids de sa distraction du jour, du brouhaha de la salle des ventes, des plaisanteries stupides du commissaire. L’Evangile le consolerait-il ?

« Craignez celui qui après avoir ôté la vie, a le pouvoir de jeter dans enfer… ». L’enfer, il en était absolument convaincu, seule la dissociation de l’être pouvait, au moment de la mort, aveugler tellement une âme qu’elle se détournerait de la Grâce du Christ pour s’y jeter, abusée, comme dans le seul lieu encore abrité de Lui. Dissociation ou pire, dislocation. On est en fait réduit à l’enfer. Ne pas demeurer un être disloqué. « Cor mundum crea in me », chantait David. « et spiritum rectum innova in visceribus meis » (1). Or disloqué, il l’était. Fracassée, son âme, en de multiples puissances contradictoires qui livraient une guerre mortelle en son propre sein, le rendant sourd à Dieu.

Car voici qu’à présent son imagination portée sur la Croix d’autel lui en rappelait la matière toute bornée, étroite, profane, et que son entendement en fixait volubilement le prix estimé – selon qu’elle fut de bronze, de laiton, ou des deux à la fois. D’or, qui sait ? Celui qui est à la fois l’Oint, le grand Prêtre et la Victime innocente, l’Hostie pure et blanche, le Fils qu’il avait surpris, il n’y a pas deux heures de cela, telle une bricole d’autrefois jetée en pâture à des chiens de revendeurs au milieu d’une foule d’indifférents, non, quel tournis !

Le murmure lointain du prêtre qui débutait l’Offrande du pain s’estompait sous le cri des enchérisseurs, combien pour cette haute croix d’autel dix-neuvième ?  Son regard déboussolé se réfugia sur la nappe, splendide ouvrage damassé, et les cadres de canon dorés, et celles-là même que le Servant venait de déposer avec précaution, les deux burettes… Les plaisanteries douteuses du commissaire retentirent, de la verrière à la voute. Cette dislocation n’était pas l’enfer, certes, mais elle l’y conduirait s’il ne parvenait vitement à s’en défaire pour de bon. Eh ! Comment s’en défaire, puisqu’il s’agissait de la dislocation de soi-même, rien de moins…

Or tandis que son imagination vaquait ainsi, et que son entendement jugeait, sa faible volonté surnageait, agrippée au déroulement de l’office « Orate fratres ut meum ac vestrum Sacrificium acceptabile fiat apud Deum Patrem omnipotentem » (2) L’heure était venue du canon.

Voir Dieu. Voir Dieu dans ce laiton, où Sa chair n’est évidemment pas. A quoi bon ? Le moment s’approchait de Le recevoir Lui, à l’endroit même où Il réside. Et que la foi suppléât non seulement à la défaillance des sens, comme le chanta un jour Thomas d’Aquin. Mais également à celle de la raison, de la puissante et basse raison de ce siècle qui ne jure plus que par ce qui compte et ne croit plus qu’en ce qu’il est. Le moment venait, et le trouvait désaccordé...

Et c’est alors que - presque par hasard - ses yeux se posèrent sur l’inconnue au chignon rond, blanc, luisant, à quelques mètres de lui, déjà agenouillée, qu’il découvrit absorbée tout entière dans une secrète méditation. Comme tout à l’heure, elle lui montrait une voie, la voie. Il ferma les yeux. Réconcilier la mémoire, l’entendement, la volonté, le cœur, l’âme, enfin unifiée : « Dominus, non sum dignus… » Telle est mon âme blessée, « ut intres sub tectum meum » (3) plus assurément encore conçue de péché que Ta croix ne l’est de laiton, à l’heure que je m’avance vers Toi ; vers Toi dont la Chair a défié toute mort et toute matière, y compris ce froment, Ta Chair que je comprends par la conscience que tu me donnes de Ta Résurrection.

La réconciliation demeurera l’ultime défi que cette humanité, qui se croit de tout triomphante alors qu’elle ne fit que de tout s’éloigner, devra relever. Mais seule, évidemment, elle en sera tout à fait incapable.

 

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Saint-Georges terrassant le dragon, porche de l'église Saint-Georges à Lyon

 

(1)              « Crée en moi un esprit pur et renouvelle un esprit droit dans mes entrailles »

(2)              « Priez mes frères pour que mon sacrifice qui est aussi le vôtre puisse être agréé par Dieu le Père Tout-Puissant. »

(3)              « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit… »

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