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vendredi, 08 janvier 2016

Manifestation (4)

IV

Décidément, le père Julius ne craignait donc pas les voleurs ! Ça n’était pas la première fois que Jérôme trouvait son magasin vide. Il se résignait tout juste à rebrousser chemin, quand une pétarade retentit au-dehors. Un type vêtu de noir et encagoulé filait et se retourna en défouraillant avant de s’engouffrer dans un break garé sur la place.

Jérôme quitta en hâte le magasin. Comme lui, d’autres curieux passaient le nez par leurs portes ou leurs fenêtres. Un corps gisait dans une flaque de sang à une dizaine de mètres de là sur le trottoir: à sa corpulence, et surtout à ses larges bretelles à pois noirs, Jérôme reconnut Paul Bricard, l’horloger-bijoutier du n°14. Déjà, Madame Lacourt prenait son pouls à son chevet, et son fils jappait à son portable. À l’air consterné de la charcutière – mais cet air-là, aussi, lui était si habituel !–, Jérôme se dit que les carottes devaient être cuites pour l’horloger, et se signa. Nom de nom, il n'avait pas même eu le temps de relever la plaque du break ! Pour le coup, ça s’appelait avoir l’esprit d’escalier…

Par curiosité, il fut tenté de lorgner dans la boutique de Bricard dont la porte était encore grand’ ouverte, mais se ravisa. Mieux valait faire le planton devant en attendant la police, pendant que Madame Lacourt veillait sur le corps, en attendant des secours. Ces derniers ne tardèrent pas – heureusement, car le cercle des badauds s’élargissait. A la première question qu’on lui posa, Jérôme s’étonna du calme qu’il avait conservé durant tout ce temps. On confirma que Paul Bricard était bien mort. Il dut décliner son identité, son adresse, puis on lui posa les questions de routine. Il s’étonna une nouvelle fois que le père Julius n’ait pas réapparu entre temps, mais par respect pour le vieux qui devait avoir de bonnes raisons, n’en souffla mot à la police.

Madame Lacourt déposa aussi, très calmement. A la première détonation, elle avait entrevu par sa vitrine l’individu tout en noir qui s’enfuyait, poursuivi par l’horloger gesticulant. L’autre avait tiré de nouveau, et c’est alors qu’il s’était effondré sur les pavés, d’un seul coup. Alors, elle était sortie avec son fils qui faisait ses devoirs dans l’arrière boutique, mais ne put fournir aucune précision sur le braqueur, sinon qu’il était encagoulé et tout de noir vêtu, ce que confirma le gamin rougeaud de quatorze ans qui pianotait de nouveau sur son portable comme si rien ne s’était passé. On leur demanda à tous de se tenir à disposition, comme d’usage.

Dans le soir tombé, les gyrophares des voitures et du camion de pompiers commençaient à donner à la scène un air cinématographique qu’elle n’avait pas jusqu’alors. A quoi bon s’attarder parmi les curieux ? Jérôme ne connaissait ce Bricard que de vue, n’ayant que rarement besoin de faire affaire avec des horlogers. Il avait une réputation de noceur qui cadrait mal avec l’idée de vieux garçon méticuleux qu’on se fait de la profession. En tout cas cette fois-ci, son compte était réglé. Et Julius ? Fourrant les paluches dans son manteau, il rebroussa chemin.

Au tintinnabulement de la porte, le pâtissier parut cette fois-ci, vif dans son tablier bleu, comme de coutume. Tout occupé à lui raconter ce qui s’était passé plus haut dans la rue, Jérôme n’évoqua point sa disparition de tout à l’heure et le vieux enveloppa sa tarte à l’abricot, sans non plus y faire allusion.

- On te voit dimanche au Cercle ? demanda-t-il, au moment où Jérôme allait pousser la porte.

- Ça se peut, éluda-t-il. À moins que les Gauchers aient besoin de moi.

Julius haussa les épaules. Toujours les Gauchers !

- Et sinon ? Madeleine ?

- Rien de neuf.

- Donne-lui mon bonjour si tu la vois.

L’espace de quelques secondes, la monotonie de son existence avait repris le dessus sur les événements survenus, que les gyrophares du dehors lui jetèrent de nouveau à la figure. Tout paraissait si irréel, depuis peu : à quoi la couverture du Charlie, toujours punaisée sur la pancarte du bureau de tabac, donnait un sens tout à coup bien réel : L’assassin, oui, l’assassin courait toujours.

(A suivre)

17:52 Publié dans Des nouvelles et des romans, Manifestation | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature | | |

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