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mercredi, 06 janvier 2016

Manifestation (3)

III.

En guise d’événements spirituellement vains qui encombraient l’actualité, ils étaient copieusement servis ! Un débat sur la déchéance de la nationalité occupait la politicaille, comme seuls les chiffonniers de la gauche bourgeoise, habitués à se jeter leurs principes et leurs valeurs à la figure, les aimaient. Tandis que le régime tentait de sauver ce qui lui restait de tête en organisant, au nom d'un «devoir de mémoire» instauré en quasi religion d'Etat, des commémorations solennelles que relayaient tous les médias, plus de 3,5 millions de chômeurs trainaient la savate dans un pays plus que jamais clivé. L'hiver, heureusement, se révélait plus clément que les précédents pour les sans-abris. Mais la douceur de cette température n'apaisait pas les tensions dans toutes les couches de la société. On battait des records en matière d’insécurité, durant un état de siège en voie de généralisation…  on pouvait d'ailleurs légitimement se demander si le président normal aurait pu se maintenir au pouvoir sans cette dérive sécuritaire qu'autorisaient les attentats islamistes importés en plein Paris quelques mois auparavant.

Jérôme fit une moue, glissant trois doigts contre sa joue. A elle seule, cette polémique suscitée par laCX0ZmrsWYAAFB48.jpg
couverture du dessinateur rescapé résumait impeccablement le misérabilisme de la vie intellectuelle ainsi que le vide spirituel dans lesquels tout le pays était plongé : niveler tout et tout réduire à la même enseigne, abolir toute distinction et toute hiérarchie, voilà quatre années qu'on ne faisait que cela à tous les étages d'une République en décomposition, et c’était à pleurer, vraiment, ou à souhaiter prendre la poudre d'escampette.

Mais cette perte, cette dissolution du Bien commun au profit d'un tiède et mou communautarisme s'étaient déroulées d'une manière si progressive qu'il était incapable d'en retracer précisément le cheminement, ni d'en dater non plus le commencement. C'est d'ailleurs ce qui permettait à chacun des responsables d'en rejeter la faute sur d'autres, et d'autres encore : lui-même, qu'avait-il engagé de ses forces pour résister à l'apparente fatalité de ce mouvement de décomposition ?  Il n'avait fait durant toutes ces années, parmi la majorité silencieuse, que plier, s'incliner, laissant filer les jours de soleil comme ceux de pluie, ceux de paix comme d'inquiétude, ceux de fête comme d'ennui.

Alors, assassin, le bon Dieu ? Seul responsable de toutes les folies humaines ? Comme si les politiques, les industriels, les spéculateurs, les idéologues, les sportifs et les artistes milliardaires, et la masse grouillante des soumis de son acabit qui formaient l'opinion publique étaient linge blanc dans cette affaire...

L’antienne était antique ! Celui-ci, avec ses sandales de moine aux pieds, sa kalachnikov dans le dos, sa barbe et ses cheveux blancs, son troisième œil et son triangle maçonnique sur la tête tenait de la chimère ou du monstre grec. Ne lui manquait en réalité que le turban du Prophète – mais sans doute avait-on estimé qu'il ne fallait pas trop jeter d’huile sur le feu, alors que chiites et wahhabites continuaient de s’entredéchirer d'Iran en Arabie Saoudite, et que Paris venait de trembler sous les assauts des petits envoyés de Daech. Diluer la partie dans le tout en accusant un vague dieu composite alors que c’est clairement l’Islamisme le Mal Absolu devant lequel ceux que le Christ appela un jour « les hommes de bonne volonté » devraient lutter, qu’ils fussent ou non croyants, était-ce la bonne stratégie ? Pas d'amalgame, clamaient-ils tous en chœur pourtant. Pas d'amalgame...

Jérôme prit faim. Restaient quelques tartes dans la vitrine du père Julius. Il poussa la porte, ragaillardi au spectacle de celles à la pomme et de celles à l'abricot que le vieux pâtissier réussissait tout particulièrement depuis plus de quarante ans. A se demander laquelle il choisirait ce soir, il laissa filer quelques secondes, et ne s'inquiéta pas de suite de ne pas entendre son pas trainant et familier dans l'arrière-boutique. A l'abricot sans doute, se disait-il, tandis que le seul tic-tac de l'horloge mécanique frappait son oreille.

(A suivre)

08:56 Publié dans Des nouvelles et des romans, Manifestation | Lien permanent | Commentaires (0) | | |

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