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mardi, 11 août 2015

Une lueur rouge

Une bonne partie de sa matinée s’était écoulée à méditer sur les dix Commandements. Les passant en revue les uns après les autres, demandant au Seigneur de lui montrer avec précision en quoi il avait gravement manqué à chacun d’entre eux au cours de sa brève et fugitive existence, il était demeuré agenouillé sur le prie-Dieu sans que cela lui cuisît trop franchement les genoux : bonne chose, songeait-il de temps en temps tandis que son esprit taquin le reconduisait parfois à ce reliquat de douleur, bonne chose, cela signifie que « le corps se fait à l’oraison », comme aurait dit son confesseur. « Quand le corps s’y fait, l’esprit se libère et l’Ami Intérieur peut commencer à malaxer cette pate hésitant sans cesse entre l’inertie et la fusion que nous sommes, pour la ramener à quelque chose de finalement présentable… »

Rassasié par l’ardeur de ce long exercice spirituel, comme saisi par l’enthousiasme du jeun, il avait décidé de sauter par-dessus le repas de midi et, pour se dégourdir les jambes, venant tout juste de franchir sa porte, il dégringolait la cote pavée, un peu abrupte, qui l’acheminerait vers le centre ville, d’un pas alerte, presque joyeux.

Pour se rendre où ? Le quartier se révélait entièrement vidé du bourdonnement de la plupart de ses habitants, ce qui offrait aux pierres et aux tuiles des bâtiments l’occasion d’imposer davantage qu’à l’ordinaire leur silencieuse, historique et monumentale présence. Il aimait ça. Eprouver du regard l’usure du lieu, humer derrière l’humidité d’un récent orage (lequel venait de balayer ce que les imbéciles de la météo nomment un épisode caniculaire) les arômes d’un siècle antérieur… Et, tendant l’oreille, écouter presque résonner sur l’asphalte les pas de ses nombreux disparus qui hantaient encore à coup sûr ces allées, ces cours et ces étages… tant d’âmes dorénavant résolues à l’absence ! Et dont les vivants n’avaient cure, absorbés par le ballet de leurs préoccupations aussi futiles à ses yeux qu’elles devaient paraître légitimes aux leurs… Il aimait ça, yes ! La façon dont les enseignes des magasins subsistaient la plupart du temps à leurs propriétaires de passage, et dont la ville s’amenuisait à perte de regards du point où il se trouvait encore, avant de disparaître un peu plus bas à un tournant, comme happée par la bassesse d’un monde soudain plat sous le talon, rétif à l’imagination…

Il flâna un moment le long des avenues et des ruelles du centre, mixture architecturale impromptue où la cité de l’Ancien Régime et celle des siècles bourgeois se mêlaient l’une à l’autre dans un désordre pas toujours très heureux, que quelques touristes en bermudas photographiaient néanmoins, tels des écoliers zélés remplissant leurs devoirs de vacances. Il avait beau connaître du monde dans cette ville, il songea qu’il avait peu de chance de rencontrer quelqu’un : tous devaient être occupés à photographier les rues de Barcelone, Florence, Prague ou Riga, qu’ils lui montreraient tantôt dans une autre niche du calendrier qu’on appellerait la rentrée. Heureusement qu’on en était encore à ce temps bizarrement mort, qui s’étiole chaque été du 1er au 15, en ce vide somnolent que Charles Aznavour nomma avec bonheur un jour Paris au mois d’Août… Le  sentiment d’une épaisse solitude l’étreignit tout à coup.

Il était presque quatorze heures et, parmi les bâtiments ouverts, pas un, restaurants, magasins, bars, n’attirait vraiment foule. Le seul, bizarrement, où se pressaient quelques badauds était l’église : il comprit en voyant le corbillard garé devant son porche, serti de couronnes, qu’une messe d’enterrement venait tout juste de s’achever. La travée intérieure était d’ailleurs encore emplie d’une longue file de personnes parcourant la nef en un lent silence comme pour aller communier. Toutes se dirigeaient en réalité vers un long coffre noir luisant posé sur des trépieds devant l’autel, tandis qu’un air de violon à vous briser l’âme retentissait dans tout l’édifice.

Le défunt, pensa-t-il en les observant qui s’emparaient maladroitement du goupillon ou se contentaient de poser leur paume triste sur un coin du cercueil devait être bien jeune, pour attirer et émouvoir tant de gens d’âges si divers. Pour les vieux, seuls les vieux se déplacent encore, se dit-il, et encore sont-ils de moins en moins nombreux à se survivre pour se conduire l’un l’autre, l’âme amère, jusqu’au dernier trou. Il fut pris d’un sentiment ambigu envers cette foule d’inconnus endeuillés, sentiment qu’il jugea peu chrétien. Espérant mettre fin à ce malaise, il se retira alors dans une chapelle latérale, où il vit que brillait la lueur rouge à côté du tabernacle.

Combien de temps demeura-t-il agenouillé ? Soudain, la méditation du matin avait saisi à nouveau son esprit, mais sans motif particulier, sinon celle de se tirer pour de bon hors du bourbier inextinguible où le péché va toujours triomphant. Sa mémoire et sa volonté suspendues, immobilisées, son intelligence vive éveillée jusqu’au seuil d'une acuité merveilleuse, il aspirait goulument la Présence, s’efforçant de ne pas chanceler devant la Rencontre, le cœur partagé entre l’effroi et l’admiration, l’âme instruite et reconnaissante. Trois ou quatre fois, il entrouvrit les yeux, rassuré à la vue du conopée brodé, d’où jaillissait tant de consolations. Trois ou quatre fois, pas davantage, jusqu’à ce qu’il entendît sonner cinq coups, et revînt lentement à son corps tout engourdi. Cinq coups ? Il était demeuré tout ce temps en oraison ? N'est-ce pas dans son Chemin de la Perfection que Thérèse écrivit que Dieu accorde parfois les plus hautes faveurs à des âmes qui sont en mauvais état, pour les tirer par ce moyen hors des griffes du démon

A présent, l’église était silencieuse, sombre et vide. Il dit un Pater Noster et se signa avant de se lever. D’une chapelle à l’autre, les lueurs de cierges plus ou moins entamés, au pied de saints colossaux, perçaient seules la ténèbre.C’est alors qu’il comprit que l’église était à coup sûr fermée. Cela ne l’inquiéta pas, au contraire. Il jeta un œil heureux vers le tabernacle. « Tu n’auras pas d’autre Dieu en ma présence » Pour de bon, sa prière du matin était exaucée !

 

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Dans cette pénombre aussi souveraine qu’amicale, le grand portail central étant fermé, il se dirigea jusqu’aux deux portes latérales : dans les deux cas, une fois passés leurs battants capitonnés, il buta sur une lourde porte en bois verrouillée et cadenassée. Bouclé à l’intérieur : On lui jouait là un drôle de tour ! A l’idée de passer la soirée et la nuit dans le navire tout vibrant de paix du Seigneur, il ressentit une série de sentiments contradictoires. La joie de l’élection, la peur de l’abandon, l’excitation de l’aventure, la crainte de l’ennui… Sa raison tout de retour lui montra l’incongruité de la situation, et la nécessité pour un esprit normal de trouver au plus vite une solution, plutôt que de prétendre laisser agir la Providence, selon un comportement qu’on jugerait le lendemain inévitablement excentrique.

Et puis, il sentit l’envie d’uriner. Toute cette flotte gazeuse qu’il avait bue, au lieu de manger du solide, ce midi… Pas question de se soulager en aucun coin de l’édifice sacré, il se dandinait déjà d’une patte sur l’autre à la pensée de ce que serait la douleur le lendemain matin ! Sans compter la faim qui ne manqua pas de sonner son tocsin à son tour ; une faim dont il imagina sur l’instant combien elle risquait de se décupler durant les interminables heures de la nuit, s’il ne parvenait à sortir d’ici sur le champ.

L’idée, d’abord toute romantique, de les passer en oraison, recroquevillé devant un autel, perdit alors l’essentiel de sa grâce devant des contingences aussi ridicules que radicales. Il se souvint qu’il avait machinalement – était-ce un bien, était-ce un mal- emporté avec lui son smartphone. Il ne serait pas difficile de dénicher le numéro de la paroisse sur l’un des dépliants posés sur la table d’accueil, non loin de saint Pierre qui le vit farfouiller maladroitement parmi des piles de prospectus avant d’en brandir victorieusement un : ça y était, une voix lui répondit qu’on venait tout de suite lui ouvrir.

 

Et en effet, quelques minutes plus tard, un jeune homme lui lançait de grands signes de l’autre bout de l’église. Il la traversa, s’inclina devant l’autel. « Vous étiez à l’enterrement ? » s’enquit le bedeau. « Non, non, mais je n’ai pas vu filer le temps… Remarquez, j’étais en bonne compagnie ! » rajouta-t-il en pointant du doigt la loupiote rouge qui clignotait là-bas, à côté du tabernacle, le cœur saisi soudain d’une espèce de pincement dont il fut incapable de savoir s’il tenait du soulagement ou du regret, tandis que, par une porte basse dérobée, on lui indiquait en souriant la sortie…

Commentaires

Comme le dit Chomo chez Frasby, "l'homme, ce sale animal qui a tant de besoins..."

J'aime beaucoup l'humour dans votre nouvelle, sur un sujet sur lequel vous êtes "habituellement" sérieux comme un pape.

Se moquer de soi-même, quelle sain(t)e occupation ! :)))

Écrit par : Michèle | mercredi, 12 août 2015

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