vendredi, 03 avril 2015
L'inconnu de la rue saint-Jean
L’enterrement achevé, nous nous sommes réunis autour d’une table, puis nous nous sommes tous quittés vers quinze heures. J’étais triste, fatigué, troublé. Je suis descendu à pied jusqu’à Trion, de là en funiculaire jusqu’à Saint-Jean. Je me suis assis sur un banc au fond de la primatiale et j’ai dû m’y assoupir un long moment. En ressortant, j’ai trouvé le parvis légèrement humide, et c’est alors que mon regard l'a croisé.
Avec un peu de technicité, cela pourrait former une nouvelle fantastique. Mais je n’ai pas envie de jouer avec cela. Il ressemblait vraiment au mort que je venais de quitter là-haut, dans l’ancien cimetière de Loyasse. Vraiment. Tel un sosie allant tranquille. Il portait un pantalon de velours, une veste, une écharpe, la même calvitie que lui ramenée six ou sept en arrière, Il vaquait lentement, d’un pas de touriste très posé, contemplant la façade de la primatiale d’un air dubitatif, présent à ce sur quoi son regard se posait, absent à tout le reste, vraiment, songeur, les mains derrière le dos.
Un sosie : le même visage, tout comme LUI à six ou sept ans de ça en arrière, et l'exacte même stature d'avant sa maladie : je l’ai dépassé, j’ai fait semblant de nouer un lacet pour l’observer mieux. Le nez levé, lui détaillait le moindre détail des immeubles Renaissance, très engagé dans chacun de ses regards, et toujours comme flottant, la mine à la fois intriguée par le lieu qu’il découvrait et indifférente aux gens qui l’entouraient, le pas calme et aérien, le dos droit, inclinant parfois la tête pour vérifier qu'il marchait bien sur du sol.
J’ai beaucoup d’imagination, j’aime depuis toujours douter de ma raison, ma vieille et pauvre raison si répétitive dans son fonctionnement, car rien ne m’ennuie autant qu’une certitude surtout lorsqu’elle est rationnelle, mais à cet instant… J’ai réprimé l’envie d’aller lui parler, car m’adresser à lui, c’était chercher la preuve qu’il n’était pas une apparition, ni une hallucination vivante. Personne d’autre que moi ne faisait attention à lui, ce qui renforça mon trouble. Il paraissait invisible d’eux tous, de toute façon, me disais-je, qui s’intéresse aux vieillards, dans une rue ?
Personne, nous le savons tous. Je me suis malgré tout saisi de mon smartphone et je l’ai photographié de dos. Puis j’ai vérifié presque fébrile que la photo, elle aussi, fût bien réelle, que je n’étais pas en plein rêve éveillé. La rue Saint-Jean calme, sur son pavé gris il faisait bon. Je l’ai alors doublé, presque rassuré. J’ai pressé le pas.
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Un nouveau doute, cependant. Devant la loge du Change, je me suis accroupi, faisant mine de m’intéresser aux travaux, mais guettant sa lente progression. J’ai pu détailler longuement son visage aux traits si semblables à celui de mon parrain mais à l’expression différente de toutes celles que je lui avais connues, comme s’il découvrait chaque pierre de ces immeubles et d'un regard, leur donnât tout leur prix, absorbé totalement et sans aucune autre expression que cet air autant neutre que contemplatif, si contemplatif que j’en ai eu le frisson. J’ai songé à nouveau à aller lui demander son nom, comme pour quémander sa réalité, mais je n’ai pas osé. La raison qui est en moi m’a fait sentir que c’était aller trop loin dans sa remise en cause, une entreprise de démolition, et pourtant…
Nous vivons dans des enclos intellectuels sans reliefs, nous ne connaissons quasiment rien de fiable à 100% n'en déplaise à tous nos prix Nobel, sinon qu’un jour nous serons morts : Et de cette évidence, tout ce que nous faisons, pensons, désirons cherche à nous en divertir au sens le plus strictement pascalien quand mourir, ce n’est peut-être rien d’autre que passer ainsi d’un monde à l’autre, le pas tranquille, se laisser glisser sans peur, paisible et lumineux vers un lieu dont nous ignorons tout, dans l'approche duquel il faudra placer un jour toute notre attention.
17:51 Publié dans Des nouvelles et des romans, Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : louis carlier, lyon, france, littérature, hasard, rue saint-jean, loge du change, lyon légendaire et imaginaire, adieu |
Commentaires
Vous êtes béni d'écrire des choses comme ça.
Écrit par : Sophie | samedi, 04 avril 2015
Votre esprit est rempli de l'image et du souvenir de votre très cher parrain, c'est peut-être la cause de ce que vous avez ressenti.
Mon papa est mort au mois d'aout 1999, quelques jours après l'éclipse, j'ai ai vu un signe, mais bon, c'est idiot.
Quelques mois après, j'ai vu un homme qui attendait le bus, j'ai cru voir papa, même implantation de cheveux, même taille, même profil, avec un front haut et un nez très court, de grands yeux. J'ai dû m'asseoir sur une marche, devant une maison, j'ai cru que mon cœur allait s'arrêter.
Écrit par : Julie | lundi, 06 avril 2015
Certes,il y a ce phénomène du deuil, que vous décrivez à propos de votre père également. Mais le rationnel et l'affectif n'expliquent pas tout. Heureusement. C'est pourquoi je préfère ne pas penser à ce que deviennent les hommes qui meurent, pour ne pas y mêler ce surplus de raisonnements et d'affects qui polluent toute foi.On ne sait pas ; on ne peut que prier. Et s'en remettre à Dieu
Écrit par : solko | mardi, 07 avril 2015
C'est un texte fantastique que je lis là. En prise directe sur le mystère. Cet inconnu en lien avec quelque chose de plus grand que lui et coupé des hommes, des passants de la rue. Et un narrateur dont on finit par habiter le comportement étrange, qui croise l'inconnu et continue sa route pour le regarder de dos, un genou presque à terre. Qui revient sur ses pas et dépasse l'inconnu pour l'attendre un peu plus loin sans oser lui parler.
Le mystère autour de cet homme comme le mystère aux deux bouts de la vie...
Écrit par : Michèle | mardi, 07 avril 2015
« (...) Sébastien ne voyait plus son grand-père que de dos (...) comme si le vieil homme avait choisi de se séparer à jamais d'eux (...) »
La Queue, Editions du BUG, janvier 2015
Écrit par : Michèle | mercredi, 08 avril 2015
On va chercher dans le Réel des éléments pour nourrir la fiction. Ainsi, la maladie de Félix Sy et la détérioration de son état ne sont pas sans rapport avec ce que vivait alors mon parrain.
Et puis parfois, la fiction récupère ensuite le Réel. L'enveloppe dans ses doigts et le contraint.
Rien de tout cela ne supporte d'être expliqué.
Écrit par : solko | mercredi, 08 avril 2015
C'est bien pourquoi je cite le texte et lui seul. Le lecteur n'a pas besoin d'autre chose.
Il est vrai que nous sommes dans un espace "commentaire", qui pourrait faire croire qu'on attend de gloser à l'infini. Pour moi, s'agissant de littérature, le texte, quand il est bon, donne tout. Au lecteur de cheminer. Comme il peut, avec ce qu'il sait, ce qu'il est...
Écrit par : Michèle | mercredi, 08 avril 2015
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