lundi, 04 janvier 2016
Manifestation
Jérôme haussa les épaules devant le prix de la chemise. De plus en plus inquiétante, la qualité du tissu ! Mieux valait attendre les soldes, ou, mieux encore, s’en passer. Des visions en transit,dans tout ce micmac pas de réels besoins ! Et pis toujours le même micro-moulin dans la cervelle, à moudre mal le moindre grain. Toujours de plus en plus hônéreuse, l’existence parmi ces hommes…
Enfin, l’existence... Celle dans leur monde - leur meilleur des… Mais comme le jurait Barnabé jadis dès qu’il était un peu bourré, « pas l’seul évidemment, pas l’seul du tout, loin d’là ! ». Et pis s’en passer coûtait bien moins que d’y coller son nez fort à la vitre, hein donc ! Il enfouit ses doigts à plat au plus profond du manteau rêche : pas de mouchoir, mince, rien que ce prospectus froissé ! Quoi déjà ? Ah oui…
Sans importance.
Voilà bien quelques années que Barnabé n’était plus jamais bourré. Depuis, à vrai dire, qu’il s’en était passé pour de bon de l’existence qui fait flop un jour. Et du trop qui coule, quoi faire ? L’avaler ? Il zyeuta autour, derrière, personne devant non plus.
Il posa le prospectus pour le Concert du Nouvel An à plat dans sa main, d’un doigt se boucha la narine et d’un Pôôôn retentissant extirpa loin du conduit cuisant la morve épaisse et translucide qui chut sur le papier glacé. Pas de quoi payer l’entrée non plus. Il replia le tout en quatre, du bon grammage ça ! Et jeta le tout dans l'égout.
Là-bas marchait par le soir gris une femme entre deux âges qui traînait à longs pas lents un sapin jaune et dégarni par la pointe. Un peu plus loin, entre quatre barrières grises, le cimetière annuel des bons conifères de décembre. Chaque année, il se faisait la même réflexion que tant mieux d’en avoir pas fait d’arbre de Noël, pour finir comme ça, bon sang ! Quelque chose d’obscène, trouvait Jérôme, bien loin des astrologues chantés dans l’autre siècle par le joyeux Guillaume Apollinaire, bien loin vraiment ! Sapins d’aujourd’hui, sapins des villes, sapins terminus de la fête, surchauffés sans geindre épine par épine. Sapins d’leur monde, d’leur meilleur des comme aurait susurré Barnabé. Trop à leur image, sitôt servis, sitôt jetés, ni rabbins ni demoiselles, consommés tout net. Entassés là « les frères abattus » loin des bateaux qui sur le Rhin voguent… Rideau !
Elle s’en retournait le regard traînant comme le pas, lasse de quoi, bon sang ? Un personnage dont le Grand Jacques aurait fait une ritournelle à chanter un peu pompette, entre Mathilde, Madeleine ou Jeff. Et Jérôme se dit en la voyant ne pas le voir qu’elle avait dans le regard un peu du meurtre de Noël, l’esprit déjà dans les augmentations de janvier, les mensonges du gouvernement, la rengaine du lendemain. Noël ! Noël, pourtant !
Ça ne se résume pas à ce qu’en dit le monde, non pas, le vrai Noël en pays chrétien ! Ça ne vient pas se rompre le cou comme ça dans une benne municipale, hagard et déguirlandé, le tronc vide de vert et la branche toute plumée. Dans toute vie, dans toute fête que proposent ces hommes, certes, la fin, la mort, tel un reptile prêt à mordre et figer son venin dans ton sang. Mais là, pile où ça s’arrête pour tout un chacun, Jérôme se dit qu’il n’y avait pas d’autre moyen de continuer la fête qu’en en saisissant avec soi, derrière tous les symboles, l’essence même : car Celui qui venait de naître n’irait qu’en apparence mourir dans quelques mois sur le bois d'une Croix.
Il s’agrippa à sa prière : Seigneur, ne nous abandonne pas ; surge, illuminare, Jérusalem ! (1)
Un don, certes, mais un don qui ne s’interrompt ni ne meurt, tel fut le Noël surnaturel des mages. Pourquoi le mien cesserait-il là sa manifestation ? Devant ce cimetière de sapins comme devant la vitrine du marchand, comme devant toute cette société revenue à la pire des barbaries, il y avait bien de quoi hausser les épaules ! Il les haussa donc, lentement, résolument, fermement. Puis l'échine un peu voutée, le pas lourd, le regard vif, il poussa sans peine la porte en planches sombres de l’église, où débutaient tout maintenant les vêpres de l’Epiphanie.
(A suivre)
(1) Lève-toi et resplendis, Jérusalem, collecte de l'épiphanie.
12:23 Publié dans Des nouvelles et des romans, Là où la paix réside, Manifestation | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : noël, épiphanie, littérature, les sapins, apollinaire |