vendredi, 01 novembre 2013
Le gardien d'amphithéâtre
Depuis bientôt vingt ans, un même homme garde le dépôt mortuaire de l’hôpital Saint Gaspard. C’est parce qu’il ne supportait plus la promiscuité des vivants - ses pairs, que le gardien d’amphithéâtre avait trompé leur compagnie. Avide de quelque chose qui fût à la fois une faille et un salut, désireux d’éconduire l’uniformité de leurs mœurs, la fadeur de leurs désirs, la rudesse de leurs goûts, lassé du pli impeccable que prenaient leurs opinions, il s’était peu à peu épris de celle, unique et irremplaçable, des morts.
On le disait maniaque : Il aimait sa tenue de coton blanc marquée à son nom, une chemisette à manches courtes boutonnée sur le devant et un pantalon qu’il ne confiait jamais à la lingerie de l’hôpital, mais qu’il se plaisait à nettoyer lui-même dans le tambour ronronnant de sa machine, rue des Marchands de Paniers; contre sa chair, chaque matin, le contact rugueux et familier de l’uniforme.
On le disait insensible : Il aimait les rudes effluves d’alcool que dégageaient, avant de s’évaporer dans ses éponges brunes, les liquides aseptisant avec lesquels il nettoyait l’acier incurvé de ses brancards : Une odeur, la même, toujours, nulle part aussi vive qu’à l’instant où, ses poings libérant leur pression, l’éponge s’enflait et en distillait l’arôme à ses narines ; arôme proprement inaltérable ; bien mieux que l’odeur de la femme ; mieux que celle du goulot ; odeur du gîte.
On le disait casanier : Il aimait les éclats de lumière des instruments multiples de ses boîtes d’autopsie, pinces, ciseaux, écarteurs, qu’il étalait souvent sur le carreau blanc, s’abandonnant longtemps devant ces ustensiles à d’improbables navigations.
On le disait misanthrope : Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était le froid brusque, l’âcreté des odeurs rances, le métal étincelant des civières de ses cryptiques réduits réfrigérés. Les hôtes, qu’ils hébergeaient. Il aimait le formica veiné des portes de ses frigos. Là, seulement, lui était-il possible de dessiner, pour son usage le plus intime, le plus vivant, les contours de sa propre originalité.
Respirer ! D’autres n’en étaient plus capables. Devant l’étendue plane de leur poitrine, il aimait le contraste de la sienne, encore palpitante. Il aimait la lenteur, le retrait du temps passé auprès de ces cadavres. Là, il comprenait la valeur, l’étreinte, la qualité et la douceur de l’acte d’aimer. De l’intérieur, seul et pour lui-même puisque nulle décision politique, nulle science, nulle prière, nul désir de changement ne sauraient jamais ranimer ces astres endommagés.
Etat de leur musculature, callosité de leur peau, emplacement de leur gras, profondeur de leurs rides, fourniture de leur pilosité : il devinait sans mal quels avaient été les contours de leur existence sur terre : la spécificité de leur métier, la garniture de leur compte en banque, le confort de leur habitat, la qualité de leur esprit, la diversité de leurs goûts, jusqu’aux contours du tracé le plus original, le plus officiel d’eux-mêmes : les caractères qu’il imaginait, secs ou généreux, découverts ou barrés, en longues arabesques ou réduits à d’administratives initiales, de leur signature.
A chacun de ces personnages, il attribuait dans son ennui le non-lieu d’un roman, chérissant dans l’huis-clos de lui-même les battements de son propre cœur, dans le vase de son imaginaire, la cadence régulière de son souffle, l’écho bourdonnant du sang dans ses artères. Circulation. Là où ça se passe. Avec une jouissance aussi obscène que frénétique, il comprenait à quel point étaient vifs et précieux ses mains, ses doigts, qui bougeaient. Ses ongles, ses cheveux, qui poussaient.
La direction de Saint-Gaspard n’avait jamais eu à lui reprocher quoi que soit dans l’accueil qu’il réservait aux familles ou la tenue ménagère qu’il assurait du dépôt. A l’abri d’une administration qui, pour sa ponctualité, sa discrétion, sa disponibilité (il arrivait qu’on eût besoin de lui, le dimanche) lui versait au fil des ans tout juste de quoi survivre décemment, établi dans une place qu’il occupait avec fierté et qui rencontrait à ses yeux le mérite inestimable de le maintenir en marge des vivants tout en faisant de lui l’un de ses pions les plus indispensables à leur société, le gardien d’amphithéâtre filait une existence dont les vivants ne connaissaient rien.
Dans le silence, dans la lenteur, dans le retrait, il aimait. Voilà tout.
Il n’aimait pas qu’on le dérange.
22:01 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : amphithéâtre, morgue, toussaint, jour des morts, littérature |
Commentaires
Quelle émotion, Solko, de lire cet incipit du "Gardien".
Un personnage fort semble-t-il.
Le lecteur aura intérêt à être à la hauteur...
Écrit par : Michèle | vendredi, 01 novembre 2013
Oh, il ne fait que passer pour, à sa façon saluer le jour des morts ! Faute d'éditeur, le reste de ses aventures doit rester pour l'instant dans mes cartons...
Écrit par : solko | samedi, 02 novembre 2013
Je parlais du lecteur du livre édité bien sûr...
Écrit par : Michèle | samedi, 02 novembre 2013
Magnifique. Je pétitionne pour qu'éditeur il y ait !
Écrit par : Sophie | samedi, 02 novembre 2013
Sophie, je pétitionne aussi :)
Écrit par : Michèle | samedi, 02 novembre 2013
Moi aussi je pétitionne !
Écrit par : solko | dimanche, 03 novembre 2013
Voilà un texte que je connais. Un très beau texte...
Je crois même avoir tenté, il y a quelques années, de lui donner un petit coup de pouce.
Hélas, vainement !
Souhaitons-lui de recevoir l'accueil qu'il mérite.
Comme vous, Solko, j'en suis "réduit" - pardon pour ce terme - à laisser se volatiliser en numérique des pages que je gardais pour l'espoir d'un livre.
Pour moi, ce n'est pas une bonne nouvelle que nous en soyons là.
ça me désespère, même.
Écrit par : Bertrand | lundi, 04 novembre 2013
Etrange et inquiétant personnage, que ce gardien.....
Écrit par : Julie des hauts | lundi, 04 novembre 2013
Un extrait qui me rappelle le :
"Il faut passer tôt ou tard,
Il faut passer par ma barque
On y vient jeune ou vieillard
Ainsi qu'il plaît à la Parque
On y reçoit tôt ou tard
Le berger ou le monarque..."
chanté par Caron dans un air, me semble-t-il, du XVII ou du XVIIIe (désolée de l'imprécision, je l'ai entendu il y a longtemps, et si je n'ai jamais oublié les paroles, tout le reste a fondu !)...
Écrit par : Sophie K. | mardi, 05 novembre 2013
En voilà un qui s'est fait attendre... Le Neveu de personne l'avait annoncé depuis bien longtemps, et voilà qu'il pointe le bout de son nez... Finira-t-on par voir sa queue ?
Écrit par : Benoit | jeudi, 07 novembre 2013
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