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mardi, 01 novembre 2016

Tous les saints

L’une des raisons principales arguées par les gens qui ne croient pas en Dieu est celle-ci : le Mal. Si Dieu a créé le monde, entend-ton, pourquoi a-t-il créé le Mal ? Comment tolère-t-il la mort des innocents ? Dieu et la Shoah, entend-on ailleurs, ne peuvent exister dans le même monde. Je confesse avoir été sensible à ces arguments à une époque. Cela ne m’a pas fait douter de l’existence de Dieu, mais de sa nature telle que le judéo-christianisme me paraissait la poser à travers toute l’histoire sainte et profane. J’ai chopé à l’époque le mal Renan. Un tel doute m’a projeté pour de longues années dans une ronde assez infernale autour de cette question du mal, qui a duré pas mal de temps : cette ronde consiste à chercher un dieu dont la nature propre serait non pas à sa convenance, mais à la mienne ! Puisque le mal existe et qu’il est indéniable, cherchons un dieu qui ne serait pas omniscient ni omnipotent et qui serait donc a priori  sans rapport avec lui. Bref, un dieu ont l’innocence présumée serait à l’image de l’innocence présumée de sa créature. L’athéisme dogmatique de l’homme machine à la française me paraissant contraire à ma conviction la plus profonde et l'Eglise me semblant se noyer en pleine déconfiture, je me tournais alors du côté de la sagesse orientale au sein de laquelle il est écrit que tout ce qui n’est pas divin relève en bonne part de l’illusion. Ce concept est fort pratique pour créer un dieu à sa convenance, puisque le curseur entre illusion et réalité, chacun peut au fond le positionner à l’endroit où son degré de compréhension le souhaite. Pour ma part, je rejetais le mal du côté de l’illusion, m’enlisant auprès d ‘autres dans une rêverie rousseauiste, mi christique, mi bouddhiste, à la recherche d’un syncrétisme qui fût à la fois humaniste et religieux, et qui échappât aux difficultés posées par l’Histoire, bref, qui fût en un mot à la portée de ma petite personne et de sa compréhension limitée des phénomènes.  J’étais, ce faisant, à l’avant-garde de mon temps, de  son humanisme droit-de-l’hommiste parfaitement décadent et de son libéralisme féru de new-age et de développement personnel.  Dieu n’ayant pu créer le mal, me disais-je, l’emprise du mal sur le monde est forcément irréelle, il suffit donc d ‘ignorer cette emprise voire de relativiser son existence et, par la méditation et un mode de vie conforme à une certaine idée que je me faisais de la nature, je serai sanctifié en rejoignant ce dieu idéalisé en un lieu de la conscience où il doit résider, à l’écart du mensonge, bien protégé dans une zone de ma vérité.

Je me souviens même avoir dit et soutenu à l’époque que le Christ avait échoué en sa mission qui était de pacifier le monde, et que la meilleure preuve en était la Croix sur laquelle il était mort. Le Christ n’était plus qu’un homme qui avait échoué, et Dieu redevenait ce Dieu unitaire auquel rêvent les musulmans. Du pur Renan, ma foi. Le mal, je me noyais, infortuné, en plein dedans, et il ne tarda pas à se manifester rudement dans ma vie.

Tous les saints, en fait, ont accepté la réalité du mal. La conscience moderne, qui a inventé le mot « inhumain » pour caractériser le mal (comme si ce dernier n’était pas humain, avant tout humain) continue dans la voie de son rousseauisme étroit de croire en la bonté de l’homme démocratique et d’utiliser l’argument du Mal pour nier Dieu. Dieu a-t-il créé le mal ? Je ne me lancerai pas dans de telles arguties théologiques, en tout cas il est manifeste qu’Il le tolère dans l’histoire des hommes comme il a toléré mon erreur durant longtemps au sein de mon histoire individuelle.  Tous les saints qui ont aimé Dieu plus que tout ont dû admettre cette vérité devant laquelle le monde post moderne regimbe : Dieu n’a pas créé le mal, mais il le tolère parce que le mal est le fruit de l’homme et que s’il tolère l’homme, il lui faut tolérer son péché. Ce qui ne signifie évidemment pas l’admettre. Tout mon mal fut, durant des années, de nier tout simplement mon péché en me proclamant innocent du mal des autres. Nous avons tous le moyen de trouver dans nos vies des excuses pour nous dédouaner du péché à la fois originel et collectif qui nous ronge.  Selon un rapport établi par WWF et dévoilé le 27 octobre, par exemple, la sixième extinction de masse (dite de l’Holocène) a débuté sur terre et depuis les années 1970, les espèces pourraient avoir perdu 67% de leurs effectifs d'ici à 2020. Je peux toujours, étincelant yogi, m’assoupir en méditation sur mon tapis et me dédouaner de ce désastre (parmi d’autres) dont la reluisante espèce humaine est responsable. Vous, moi, nous tous. De brillants esprits (toujours les mêmes) nient l’âpre phénomène. Il se trouve que ce sont les animaux vivant en eau douce qui subissent le plus l'impact calamiteux de l'activité humaine. Or je me souviens pour ma part du sentiment très vif que j’ai eu vers l’âge de huit ans lorsque je découvris l’Azergues, rivière dans laquelle j’allais pêcher et me baigner chaque été et avec laquelle je vivais comme en osmose, draguée, polluée, ravagée, tuée en quelques saisons. L’enfant que j’étais songea alors que si les hommes étaient capables de faire subir cela à une rivière au nom de leurs prétendus intérêts, ils seraient capables de le faire subir à la totalité de la Terre : est-ce un hasard si, en parallèle, le nombre d’appareils électroménagers, d’ordinateurs, de portables, et de gadgets high-techs utilisé par des milliards d’innocents aussi urbanisés qu’autocentrés n’aura cessé de croitre ? Il semble ainsi que l’activité principale des hommes et des femmes de ma génération ait donc été de remplacer la vie animale par la vie technologique. Pas de quoi être fier, vraiment. La société du spectacle bat son plein, tandis qu’un être immense se trouve amputé de plus de la moitié de lui-même pour le confort de milliards de bipèdes ravis d ‘être soi. Le progrès, disent-ils. Le mal, pourrait-on leur répondre. Le péché, ne leur en déplaise.

Entendons-nous bien : je ne confonds pas cet Être immense qu’on pourrait appeler la nature ou la Création, ou encore l’écosystème, avec Dieu Lui-même. Je constate simplement que la charité du Père à notre égard ne tient guère à notre valeur, mais à la dimension du sacrifice du Fils. Et à la vertu du Saint Esprit.  En ce sens, la justification de l’homme moderne qui ne comprend plus la notion de sacrifice, si abusé qu’il se trouve par celle d’échange entre égaux, devrait passer plus que jamais par la Trinité, comme tous les saints l’ont de siècle en siècle affirmé. Est-ce pour cette raison que tant de gens s’ingénient à faire de l’Islam qui nie cette dernière une alternative crédible au christianisme, après avoir de même tant porté aux pinacles les fausses religions du new-age, qui faisaient de même ?  La Trinité, qui instaure ce rapport direct et aimant au Père a décidément beaucoup d’ennemis, qui tous se demandent pourquoi, si Dieu a créé le monde il créa aussi le Mal… Le Mal réside en fait dans la question, c’est même l’une des racines les plus prolifiques. Tous les saints ont lutté contre le Mal, et tous l’ont également subi, pour la plupart dans leur chair. Cela continue à présent, et cela semble inscrit, que cela nous plaise ou non, dans le projet historique de Dieu. Devant la persistance du Mal, garder une foi vive ne peut pas, ne doit pas être un acte raisonnable, même si bien des raisons pourraient rendre compte d’une telle nécessité pour nous tous. Il doit s’agir avant tout d’un acte surnaturel. Et donc d’un acte du Saint Esprit. Cela suffit-il à comprendre pourquoi le Mal existe ? Sans doute non. Mais au moins, faute d'avoir les moyens de le vaincre, de trouver ceux de le tenir à distance. Ce qui est déjà en vérité beaucoup.

15:43 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : toussaint, christianisme, mal | | |

lundi, 02 novembre 2015

Ars moriendi

Face à la mort, nous ne pouvons qu’être soumis. D’une  soumission impeccable, contraints que nous sommes d’accepter sa passivité aussi rigide que définitive, comme figurant dans un premier temps notre destin commun. N’être plus libre de ses mouvements ; de ses paroles ; de ses pensées ; de ses prières ; de ses remèdes ; de ses rencontres. Voilà de quoi heurter de plein fouet notre orgueil inconscient de vivant.

Dans un premier temps…

Y-a-t-il une suite ? Un second temps ? Un au-delà. Chacun à ce sujet avance sa théorie.

Au sujet de l’immortalité de l’âme, je me souviens m’être grisé vers quinze/seize ans des écrits de Lobsang Rampa dans la collection J’ai lu, comme une midinette se serait grisée de romance à l’eau de rose ou de romans-photos. Lire pour croire, croire pour se convaincre, se convaincre pour endurer les misères du temps. Connaître et nourrir son âme : Les sectes de tous poils comblaient alors une sorte de vide laissé par l’Eglise conciliaire qui, renonçant à la messe tridentine séculaire cessa en même temps de parler du surnaturel chrétien à ces fidèles des Trente Glorieuses obnubilés par la 4CV, les congés payés et la libération sexuelle ; Le New Age allait sortir tout armé de ce fossé théologique béant. Combien de copains de ce temps là, en quête de l’instant d’Eternité dont parla un jour Rimbaud suivirent Maharishi Mahesh Yogi, abusés par ces fous de Lennon, Donovan, Jane Fonda, David Lynch et autre Clint Eastwood. A présent, en ces temps de régression affective et spirituelle totalement infantilisants, ils iraient recevoir le câlin consolateur d’une grosse Amma enturbannée, entourés de Claude Lelouch (Le louche ?), de Marion Cotillard et autres Jean Dujardin. Un simple câlin. Voilà où mènent les croyances dans l’Eternité de l’Instant. Plus de trente millions d'adeptes extatiques par le monde.  Tragique cul de sac où tout est dit.

La mort, pourtant. Nous l’avons rencontrée chacun plus ou moins tôt, à travers celle de nos parents et de nos proches. Et très tôt, devant l’insecte écrasé ou le poisson décroché de l’hameçon, nous nous sommes aperçus que nous avions aussi le pouvoir de la donner. Le devoir de la subir un jour, le pouvoir de la donner chaque jour. Étrange compagnie. A peine avons-nous découvert son existence que nous n’avons cessé de la voir partout : cycle des mois et des saisons, feuilles mortes, poules et cochons exhibés dans les marchés, cadavres servis en boucle par les images de  l’actualité. Spectacle incessant que, pour continuer de vivre, nous avons rangé dans une case de notre cerveau. Ne pas déranger : Nous avons appris à faire comme si ça n’était pas, tout en faisant avec…

Il est faux de prétendre que la société post moderne cache la mort. Elle l’exhibe partout, au contraire, dans sa matérialité la plus cruelle et la plus trompeuse. Ce qu’elle cache, c’est la mort chrétienne, dont Bossuet se faisait le chantre et qui sentait si bon le petit Jésus. Mais à l’hôpital comme ailleurs, les professionnels encravatés ont pris le pouvoir. Ils déposent le cercueil sur des tréteaux, retournent fumer une clope au dehors en songeant à leur fin de mois, puis procèdent à la mise en bière. Le talent suprême de leur art du maquillage consiste à nous faire croire qu’ils nous montrent la mort dans sa nudité même, quand chassant toute trace de surnaturel, ils pulvérisent aussi toute trace de religiosité. Dans cet univers réfrigéré, on ne pense plus l’Au-delà. Dame ! On est gens de ce monde. Gens sérieux.

Dès lors que l’on ne réfléchit plus l’au-delà, la mort perd effectivement son sens millénaire et sacré : Elle n’est plus un passage, tout juste la dernière image de la pellicule de notre existence, comme le suggéra l’écrivain médecin Jean Reverzy : « Il existe sans doute une vision du monde et du moi accessible à l’être et au-delà de laquelle il ne peut aller : des pensées aussi révélatrices sont évidemment les dernières ». (1)

Constat plus sec, plus trivial, plus clinique, que celui de Thérèse d’Avila dans les plus hauts degrés d’oraison qu’elle connut : « L’âme est tellement abreuvée de l’eau de la grâce qu’elle ne peut avancer, elle ne sait d’ailleurs comment, ni retourner en arrière ; elle veut seulement jouir de cette gloire immense, semblable à une personne qui va mourir de la mort qu’elle désire et tient déjà le cierge bénit en main. Elle goûte dans son agonie des délices plus profonds qu’on ne saurait exprimer. »»… Et la sainte d’assurer que les martyrs, au milieu de leurs supplices, ne faisaient presque rien par eux-mêmes, car leur courage venait d’ailleurs. Pourtant, pas davantage que Reverzy, elle ne peut décrire cet ailleurs. Dieu et le Néant sont silencieux.

La croyance en l’Au-delà effacée des traces visibles que le monde dresse autour de nous, le sens de la mort disparait donc et, conséquemment, celui qu’on assigna longtemps à la vie. Depuis Julien Offray de la Mettrie et son Homme Machine prémonitoire, le monde s’est ainsi peuplé de personnes se retranchant derrière la posture du froid observateur médical, pour revendiquer fièrement le fait de ne plus croire en rien.

« L'âme et le corps s'endorment ensemble. A mesure que le mouvement du sang se calme, un doux sentiment de paix et de tranquillité se répand dans toute la machine ; l'âme se sent mollement s'appesantir avec les paupières et s'affaisser avec les fibres du cerveau : elle devient ainsi peu à peu comme paralytique, avec tous les muscles du corps. Ceux-ci ne peuvent plus porter le poids de la tête ; celle-là ne peut plus soutenir le fardeau de la pensée ; elle est dans le sommeil, comme n'étant point. » (3)

Toute la démonstration de l’athée se borne à assimiler l’image du corps avec celle de l’âme, à faire coïncider les deux en une seule figure existante, qui devient la machine. L’âme devenant le simple carburant du corps, la circulation sanguine, en quelque sorte. La Mettrie est le premier d’une longue lignée de penseurs prétendument objectifs qui, faute de trouver une réponse à la lancinante question de l’ailleurs, renoncent à poser la question. Après tout, ne sommes-nous pas bien chez nous ? Entre nous ? Contentons nous donc de voir ce que nous voyons et d’être ce que nous sommes, telle sera la normalité de monsieur Prudhomme un siècle plus tard, le credo des élites normaliennes de la fille ainée de l’église devenue République et ouverte à tous vents. On chercha ainsi à éteindre cette curiosité métaphysique qui fit la grandeur de l’homme antique, et à tordre le coup de l’héritage religieux qui fit toute la noblesse de l’homme médiéval. Jusqu’à créer cet homme [et cette femme] moderne, aussi prétentieux que ridicule, lequel n’aura même plus le panache du libertin romantique se jetant dans le Néant par révolte contre Dieu, non ! Cet homme moderne en vient tout simplement à ne plus y songer, faisant de son existence une morne routine réglementée par des agents de la circulation et des commissaires européens.

Une machine, donc. Le pré-cyborgisme infatué du bienheureux dix-huitième siècle.

Ainsi s’est systématisée en toute légitimité la posture qu’un Alphonse de Liguori repoussait avec horreur : « Ah Seigneur ! Combien de fois, malheureux que je suis, j’ai osé me livrer au sommeil alors que je me trouvais dans votre disgrâce… » (4) Nous nous livrons non seulement au sommeil, mais à tout le flot de l’existence [qui n’est qu’un vain sommeil] dans la disgrâce, si bien que ne sachant plus ce qu’est un véritable « état de grâce », comment pourrions nous même oser le désirer ?  Comment pourrions-nous même osé désirer le salut ? La gloire éternelle, pour nous même et pour nos proches  ?

Ayant ainsi convenu que cela ne se fait pas de parler de tout ce qui pourrait nous tirer de cette torpeur de gens bien élevés, nous refusons d’admettre le corollaire de cet oubli de la mort : que vaut la vie d’un homme dont la mort ne vaudrait rien ? Rien évidemment ! Il suffit de lire la presse pour s’en convaincre, et de la façon dont on y parle des défunts. Comme le reste, la mort est soumise à la statistique, et n’a d’intérêt que lorsqu’elle surgit en nombre. Quarante dans un autobus, deux cents dans un avion, des centaines de milliers dans un tremblement de terre ou un tsunami. Lorsqu’elle frappe collectivement la société de masse, la mort événementielle se rappelle à notre attention, et à celle des chaines d'info continue. Des politiques qui ne reculent devant aucun sacrilège, aucune obscénité, vont étreindre des survivants devant des caméras. Avec comme tout bréviaire notre déclaration des Droits de l’Homme que la Réalité ne cesse de démentir, nous organisons pour toute messe des marches silencieuses ou des hommages publics, tournés vers on ne sait quel ailleurs décentré de toute tradition. Nous marchons à l’aveuglette, une fleur à la main, soumis comme jamais à ce que les penseurs éclairés qui nous ont conduits en troupeau jusque là dénonçaient avec horreur dans les textes que nous étudions pour le bac de français: la superstition. La superstition vide, le contraire de la foi.

Un tel processus crée de toute évidence une barbarie intellectuelle et spirituelle sans précédent en Europe, devant laquelle l’Eglise s’inquiète (il serait temps) et les imams se réjouissent à l'entrée des mosquées. Car on a beau dire que la mort, ce n’est rien, ce n’est pas rien. Il n’y a pas de foi assumée sans une acceptation totale, inconditionnelle, de sa propre mort à venir. Telle est la foi chrétienne : je ne crois pas à l’immortalité de mon âme, cette dernière peut tout aussi bien être jetée dans la géhenne ou périr dans le Néant. Mais je crois dans le Jugement du Christ et je m’y soumets. La mort me redevient dès lors familière, fréquentable, apud ecclesiam, comme elle le fut au Moyen Age lorsque le cimetière était le lieu public par excellence, la grande place à côté de l’église, où se déroulait aussi le marché des vivants. (5)

 

Nous nous désolons d’être pécheurs, mais nous nous consolons de notre espérance en notre salut, et en celui de nos morts. Derrière le voile qui masque cet ailleurs aussi bien au regard affûté de Reverzy qu’à celui, extatique, de sainte Thérèse, nous croyons que nous attend l’Oint, le Prêtre blanc, le Christ. C’est cela, l’Occident : cet ars vivendi viscéralement identique à un ars moriendi, et rien d’autre. Tel est le sens du culte des morts qui nous occupe en ce mois naissant. Nous ne sommes plus tant préoccupés, comme la toute grecque et fort digne Antigone de simplement fleurir des sépultures en engraissant les petits revendeurs de chrysanthèmes, que de prier réellement du fond de l’âme pour nos morts et de leur donner joyeusement des intentions de messe tant que nous le pouvons encore, au nom même du dogme qui fonde la spécificité du catholicisme avec celui de la rémission des péchés, celui de la communion des Saints. Un art de vivre et de mourir, véritablement.

 

(1) Jean Reverzy, Le Passage, ch. 12

(2) Thérèse d'Avila, Vie écrite par elle-même, ch 16, sur l'oraison d'union

(3) Julien Offray de la Mettrie, L'Homme Machine 

 (4) Alphonse de Liguori, Préparation à la Mort

 (5) Philippe Aries, L'homme devant la mort, tome I

dimanche, 02 novembre 2014

Coïncidences

Plus nous vieillissons, plus le mois de novembre débute tard. Je veux dire, non plus le premier jour, comme tous  les autres mois, mais le deuxième, véritablement, le jour des Morts, de ces morts qui se sont accumulés avec fracas derrière nous, et parfois à l’orée de notre existence, pour que nous comprenions bien qu’elle ne serait pas davantage que la leur une partie de plaisir.

Malgré le déplaisir, nous n’avons pourtant pas désespéré de cette vie, sachant combien les pubs sont mensongères, et qu’il serait vain de réduire la vie à un seul sentiment, si exaltant soit-il, tel celui, si ambigu, du bonheur. S’il y avait une pub à concevoir pour l’existence, je ne sais pas trop ce qu’il faudrait en dire, ni comment la présenter. L’existence n’est ni un plaisir, ni un déplaisir, ni un malheur, ni un bonheur. Elle est une faculté, et c’est déjà beaucoup en dire.

Je me suis réveillé ce matin parmi eux. Eux, les morts. Songeant, les yeux clos, rêveurs, qu’ils vivaient là, rodant en moi, bien que le fil de leur existence soit rompu. Quant à moi, encore soumis à l’économie des vivants, leurs regards, leurs désirs, leurs exigences, leurs attentes,  leurs rancœurs, espérant toujours d’eux malgré toutes les déconvenues je ne sais quel tenace amour, je me suis demandé si je n’étais pas mort en réalité. Ce sentiment n’avait rien de peinant, au contraire. Rien de réjouissant non plus, au contraire.

 

Un peu plus tard dans son sermon, le prêtre n’affirma rien d’autre, que ce que les Morts connaissent de la mort les rend Vivants en nous pour jamais, quand ce que nous en ignorons fait de nous des cadavres en sursis, qui avons besoin de Dieu. Et je me suis alors demandé si la religion, dont la fonction est de rassembler ce qui a été séparé, de relier, n’est-pas en essence une pure coïncidence, au sens étymologique, et presque miraculeux du terme.

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Ossuaire de l'église San Bernardino alle Ossa, Milan

D'autres, à visiter ICI

 

18:18 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : religion, toussaint, jour des morts, christianisme | | |

vendredi, 01 novembre 2013

Le gardien d'amphithéâtre

Depuis bientôt vingt ans, un même homme garde le dépôt mortuaire de l’hôpital Saint Gaspard. C’est parce qu’il ne supportait plus la promiscuité des vivants - ses pairs, que le gardien d’amphithéâtre avait trompé leur compagnie. Avide de quelque chose qui fût à la fois une faille et un salut, désireux d’éconduire l’uniformité de leurs mœurs, la fadeur de leurs désirs, la rudesse de leurs goûts, lassé du pli impeccable que prenaient leurs opinions, il s’était peu à peu épris de celle, unique et irremplaçable, des morts.

On le disait maniaque : Il aimait sa tenue de coton blanc marquée à son nom, une chemisette à manches courtes boutonnée sur le devant et un pantalon qu’il ne confiait jamais à la lingerie de l’hôpital, mais qu’il se plaisait à nettoyer lui-même dans le tambour ronronnant de sa machine, rue des Marchands de Paniers; contre sa chair, chaque matin, le contact rugueux et familier de l’uniforme.

On le disait insensible : Il aimait les rudes effluves d’alcool que dégageaient, avant de s’évaporer dans ses éponges brunes, les liquides aseptisant avec lesquels il nettoyait l’acier incurvé de ses brancards : Une odeur, la même, toujours, nulle part aussi vive qu’à l’instant où, ses poings libérant leur pression, l’éponge s’enflait et en distillait l’arôme à ses narines ; arôme proprement inaltérable ; bien mieux que l’odeur de la femme ; mieux que celle du goulot ; odeur du gîte.

On le disait casanier : Il aimait les éclats de lumière des instruments multiples de ses boîtes d’autopsie, pinces, ciseaux, écarteurs, qu’il étalait souvent sur le carreau blanc, s’abandonnant longtemps devant ces ustensiles à d’improbables navigations. 

On le disait misanthrope : Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était le froid  brusque, l’âcreté des odeurs rances, le métal étincelant des civières de ses cryptiques réduits réfrigérés. Les hôtes, qu’ils hébergeaient. Il aimait le formica veiné des portes de ses frigos. Là, seulement, lui était-il possible de dessiner, pour son usage le plus intime, le plus vivant, les contours de sa propre originalité.

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Respirer ! D’autres n’en étaient plus capables. Devant l’étendue plane de leur poitrine, il aimait le contraste de la sienne, encore palpitante. Il aimait la lenteur, le retrait du temps passé auprès de ces cadavres. Là, il comprenait la valeur, l’étreinte, la qualité et la douceur de l’acte d’aimer. De l’intérieur, seul et pour lui-même puisque nulle décision politique, nulle science, nulle prière, nul désir de changement ne sauraient jamais ranimer ces astres endommagés.

Etat de leur musculature, callosité de leur peau, emplacement de leur gras, profondeur de leurs rides, fourniture de leur pilosité : il devinait sans mal quels avaient été les contours de leur existence sur terre : la spécificité de leur métier, la garniture de leur compte en banque, le confort de leur habitat, la qualité de leur esprit, la diversité de leurs goûts, jusqu’aux contours du tracé le plus original, le plus officiel d’eux-mêmes :  les caractères qu’il imaginait, secs ou généreux, découverts ou barrés, en longues arabesques ou réduits à d’administratives initiales, de leur signature.

A chacun de ces personnages, il attribuait dans son ennui le non-lieu d’un roman, chérissant dans l’huis-clos de lui-même les battements de son propre cœur, dans le vase de son imaginaire, la cadence régulière de son souffle, l’écho bourdonnant du sang dans ses artères. Circulation. Là où ça se passe. Avec une jouissance aussi obscène que frénétique, il comprenait à quel point étaient vifs et précieux ses mains, ses doigts, qui bougeaient. Ses ongles, ses cheveux, qui poussaient.

La direction de Saint-Gaspard n’avait jamais eu à lui reprocher quoi que soit  dans l’accueil qu’il réservait aux familles ou la tenue ménagère qu’il assurait du dépôt. A l’abri d’une administration qui, pour sa ponctualité, sa discrétion, sa disponibilité (il arrivait qu’on eût besoin de lui, le dimanche) lui versait au fil des ans tout juste de quoi survivre décemment, établi dans une place qu’il occupait avec fierté et qui rencontrait à ses yeux le mérite inestimable de le maintenir en marge des vivants tout en faisant de lui l’un de ses pions les plus indispensables à leur société, le gardien d’amphithéâtre filait une existence dont les vivants ne connaissaient rien.

Dans le silence, dans la lenteur, dans le retrait, il aimait. Voilà tout.

Il n’aimait pas qu’on le dérange. 

22:01 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : amphithéâtre, morgue, toussaint, jour des morts, littérature | | |

dimanche, 02 novembre 2008

Jour des morts

JOUR DES MORTS :
"Enfin ! Nous voilà au cimetière ! Le Paradis Terrestre ! Quelle paix ! Quelle douceur ! Qui pourra dire le rafraîchissement procuré par la vue des tombes ? Ceux qui les habitent, grâces à Dieu ! n'en sortiront pas à leur gré pour tourmenter, une fois de plus, ceux qui ont encore à mourir!  "
( Léon Bloy - "Petits poèmes en prose", Novembre)
Toujours surprenant dans ses formulations, Bloy, grand poète en ce sens.
Cet "enfin", d'abord, pour frapper la vox populi d'entrée de jeu, et d'entrée de jeu ne laisser que deux possiblités au lecteur : demeurer ou s'enfuir de suite. Ce "nous", englobant. Cette violente antithèse, "paradis", "cimetière" : nous y voilà ! Ces termes ici inattendus : "paix, douceur, rafraîchissement". Cet aveu, tout à coup, qui prend à contre-pied le sentiment du regret ou celui du deuil, convenus : ils sont morts, ils ne reviendront plus, grâce à Dieu ! C'est presque une jubilation, et l'on se demande à quel propriétaire sans pitié avec son terme, à quel épicier, à quel philistin il pense là, Léon. Ce verbe terrible, alors, pour qualifier la relation humaine : "tourmenter". Et puis, soudain, cette chute par laquelle se justifie tout ce qui vient d'être dit, oui. Il ne l'a écrite, sa phrase, et sans doute ruminé un certain temps, que pour cette chute-là, uniquement, alors la voilà : Nous les vivants, il nous reste à mourir... N'est-ce pas un tourment suffisant ? Il nous reste ça à faire, à connaître, à vivre... Jour des morts... L'épreuve, qui qu'on soit, à quoi qu'on croie ou ne croie pas, et quoi qu'on ait vécu, reste devant nous. Quelle cacophonie, soudain.
Magnifique, Léon Bloy.
Autre extrait, autre ton, du Journal (2 novembre 1899) :
"La misère des morts, en un siècle privé de foi, est une arcane de douleur dont la raison est accablée. Il m'est arrivé, pourquoi ne le dirai-je pas ? d'être réveillé par les morts, tiré de mon lit par les morts - par des morts que je connaissais et par d'autres que je ne connaissais pas. Une pitié terrible me précipitait, me maintenait à genoux, les bras en croix, dans les ténèbres, et, le coeur battant comme une cloche sourde, je criais vers Dieu pour ces âmes."

19:36 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (21) | Tags : bloy, littérature, poèmes, toussaint, mort | | |