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dimanche, 12 juillet 2009

La savonnette de juillet

Ce que je connais le mieux d’elle, c’est la fente qui sépare chacun de ses orteils. Entre l’un, entre l’autre, je vais, je viens tandis qu’elle me balade. Du premier coup d’œil, je reconnais chaque interstice où je séjourne, je sais la cavité molle de chacun. Je lèche avec ardeur leurs mauvaises odeurs,  jusqu’à l’extinction totale de chacune.

C’est elle qui m’a choisie. Je sentais, roucoula-t-elle, le camélia. D’elle, pourtant, excepté ses orteils,  je n’ai jamais touché autre chose que la jolie menotte avec laquelle elle se saisit de moi, afin de me faire mousser contre un gant.  L’hommage qu’à son beau corps je voudrais rendre, je ne peux l’entreprendre qu’à distance, fière lorsqu’un peu de ma mousse se distribue sur ses formes qu’elle modèle inlassablement, triste que ce lointain contact n’engage jamais tout mon être à moi, qu’elle rejette à chaque fois sur le bord de la baignoire, avec une délicatesse que rend plus cruelle encore  son indifférence.

Ce peu de moi qu’elle étale lestement contre sa peau,  qu’il lui soit le plus caressant ! le plus proche de ces bains d’autrefois qu’enfant, elle prenait, lorsqu’une simple bulle de savon crevée dans un rai de lumière, les yeux tout grand ouverts, l’émerveillait ; ou qu’un bibelot en plastique qu’elle faisait aller parmi des monts mousseux flottants comme des cygnes, faisait coin-coin. J’essaie bien. Mais quelle, parmi mes tentatives quotidiennes, pourrait briser l'héraldique mépris qu’elle manifeste à mon égard ? Mon corps se durcit et par endroit se creuse. Je ne connais que ses orteils et la paume de sa main.

Pourtant, que j’eusse aimé glisser longtemps le long de ses jolis seins roses, ronds et fermes, sur la contrée de ses reins  et tout le long de ses fines longues jambes, qu’elle déploie hors du liquide, qu’elle masse avec lenteur avec le tissu du gant sur lequel je m’évapore ! Que j’eusse moi-même aimé me répandre sur le bas-ventre qu’elle a juste un peu dodu, que j’eusse aimé fourré ses lèvres, me perdre en sa  brune et bouclée toison, dénichant moi-même la trace des secrétions qui s’y nichent. Experte, comme je le suis devenue de ses orteils, je le serais de son sexe bombé : Le bouton vif sur lequel parfois ses doigts s’attardent, le lustrer de tout mon corps ! De rien, elle ne se doute. Comment pourrait-elle entendre l’humble regret qu’un peu de ma mousse chuchote à sa peau tandis que l’eau chasse ce peu, encore et encore, vers l’égout ?

 

            Quelles pensées sont donc les siennes, tandis qu’elle me dépose, encore baveuse de la friction que je viens de subir, sur le reposoir en inox ? Il m’est venu quelques gerçures, craquelant d’un bout à l’autre de ma longueur toute la sécheresse de ma silhouette. Dans ce monde étranger et sale qu’elle explore, tout, pourtant, la menace. Ce peu de camélia que de moi, chaque matin, elle emporte, ce peu de moi en chaque pore de sa peau, empreinte furtive que j’ai su graver en elle et dont, pas plus que l’air qu’elle respire, elle ne se soucie vraiment, j’aimerais qu’il la protège, un peu à la manière d’une combinaison en matière isolante. Tout : elle accumule en une journée de bureau tant de saloperies sur sa jolie peau : Ce n’est même plus un monde sale, c’est un monde dégueulasse et puant, infect, foutu, mortel, oui, c’est cela. S’en doute-t-elle ? Mortel à un point qu’elle ne peut soupçonner. Si la propreté qu’elle trouve à mon contact pouvait, à l’image de sa beauté, ne pas mourir…

            Mais tout passe : voilà que mon parfum même, d’un matin à un autre, de ma surface de plus en plus restreinte, s’estompe, imperceptiblement. A l’évidence, il me faut m’en convaincre : Le tissu du gant rouge sur lequel elle éparpille à présent  le maigre reliquat de moi-même, tel un voile jusqu’à la fin, d’elle, me sépare : je n’étreindrai jamais toute ma dame.

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Portrait d'une dame au bain, XVIè siècle (attribué à François Clouet)

lundi, 25 mai 2009

Zozo, chômeur éperdu

 

Bertand Redonnet ne manque pas de malice. Zozo, son personnage, est un «vrai visionnaire », nous voici prévenus dès les premières lignes : ce qu’il voit arriver, c’est un monde où chacun sera assigné à sa place par une administration de mieux en mieux organisée ; un monde sans rivière à vairons ni battue aux sangliers ; un monde pour transformer les braconniers de son espèce en une autre espèce d’hommes, une espèce nouvelle de chômeurs -parce que chômeur, ça  sonne mieux que sans profession ; un monde qui se met en place vers la fin des années cinquante, au prix de la fin d’un autre, le sien : voilà ce que Zozo.jpgZozo, de loin, a vu  venir.  Chômeur ! Tel est le mot central du titre, et l’on ne comprendra que dans les dernières pages, sur un coup de fourche à fumier aussi imprévu qu’inévitable, pourquoi éperdu.

« Il était le principal personnage de ce drame, après le pendu bien sûr, quoique… » : Bertrand Redonnet signe là une fable, nous dit le quatrième de couverture « sans morale apparente ». Quoique… Les quatre dernières lignes en livrent une, aussi ironique qu’explicite… Que je ne dévoilerai pas, pas davantage que je ne dévoilerai la trajectoire de Zozo, d’arabesque en arabesque, toute tracée.

Pour inscrire sa fable dans l’histoire en marche, Redonnet évoque de ci de là quelques événements : météorologique, comme le mois de février cinquante-six, « alors que le gel mordait la pierre et la terre et que la neige durcie comme une croûte engloutissait le monde depuis des semaines » ; historique, comme le dix-neuf mars 1962, jour des accords d’Evian, ou décembre 1918, année de la de la naissance de son héros peu après l’armistice. Au cours de la narration, quelques dates (62, 64) plantées dans le texte comme des bornes, jalonnent la résistance de Zozo aux assauts des bureaucrates.

Pourtant, bien qu’il ait « la manie des dates et des symboles », le calendrier de Zozo s’écoule en marge du temps des hommes, « selon un ordre bien défini qui, s’il n’était pas réfléchi, n’en était pas moins réglé sur le grand mouvement des choses, en fonction des saisons, les saisons elles-mêmes vécues par rapport aux mois et les mois articulés sur les lunes ». L’histoire de Zozo se déroule dans un pays fait de pommiers de plein-vent, d’allées de noyers  et de taillis bourrus, un pays de légende, signe l’éditeur… on a plutôt envie de dire de mémoire, puisque c’était le pays de Genevoix, le même que celui de Giono, que celui de Guilloux.  Assurément, Redonnet est de cette écurie-là .

 

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samedi, 23 mai 2009

L'art du cousu

Aucun travail de style ne peut s’épargner l’art du cousu. Ce qui est vrai de la chaussure, de la brochure et du soin postopératoire l’est aussi du texte. Si la simple parataxe suffit à l’oral, la simple syntaxe à l’écrit, le texte littéraire, lui, exige son cousu… De phrase à phrase, par un truchement ou par un autre. Un véritable écrivain ne fera jamais l’économie de ça. C'est-à-dire qu’il ne fera jamais l’économie de l'écoute formelle et laborieuse de la langue.

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20:03 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : littérature, écriture, style, art du cousu, langue française | | |

dimanche, 19 avril 2009

Flaubert dans du formol

J’ai passé une partie de la soirée dans du formol. Curieuse sensation, à vrai dire, sur ce site Madame Bovary de l’Université de Rouen. On entre (Consulter, feuilleter, etc...) On entre et on se promène à travers les 4500 feuillets du manuscrit de Flaubert, en plaçant en vis-à-vis l’un des six brouillons du manuscrit ainsi que sa transcription. Ils s’y sont mis à 130 pour déchiffrer la calligraphie parfois difficile de Flaubert : joli travail, certes troublant, qui nous rapproche et nous éloigne à la fois du crissement de la plume sur l’original et du bel acte d’écrire à la main.

Travail aux allures de prouesse technologique et génétique, qui fait de Flaubert l’objet docile et quelque peu momifié d’une bizarre expérience : ce sont ses pages, oui, voici ses propres feuillets. Merveille et dérision de la technologie, splendeur et misère, ses pages reproduites à l’identique et se promenant d’écran en écran, de vous à moi, feuillets au vent ; les pages de Flaubert comme dans du formol en chacun de nos écrans, lui qui proclamait -comme si c’était un exploit- d’y être parvenu enfin après tant de siècles de littérature : avoir fait un livre sur rien. Rien ! Le voilà donc, ce livre sur rien, ce rien mis à la disposition des foules démocratiques. Mon doigt sur l’écran, pour se saisir des lignes, comme, enfant, mon doigt contre la vitrine de la confiserie. Mais ce n’est qu’une impression d’érudition, un simulacre de connaissance, qui épatera les imbéciles, forcément : quelques chercheurs, sans doute, y trouveront leur vrai compte ; cela sauve-t-il cette folle entreprise ? Gustave s’était-il jamais douté que son manuscrit serait ainsi pris en otage, bribe par bribe et ligne à ligne pour ne pas dire mot à mot par les forcenés de la numérisation ? En voyant toutes ces ratures, on pense au gueuloir, c’est sûr, le gueuloir du forçat de Rouen : « Je vois assez régulièrement se lever l’aurore (comme présentement), car je pousse ma besogne fort avant dans la nuit, les fenêtres ouvertes, en manches de chemise et gueulant, dans le silence du cabinet, comme un énergumène ! » écrit-il le 8 juillet 1876 à madame Brenne. Et pour peu qu’on ait à un moment donné dans sa vie fréquenté avec curiosité, passion, estime, envie ou simplement ennui ce texte magnifique (pour moi, j’avais dix-sept ans, c’était dans une petite maison d’un village de Savoie, durant des vacances de juillet - une maison demeurée comme en état, je croyais entendre les pas d’Emma sur le parquet en planches paysannes, et lire sa mélancolie dans les frises fanées de la tapisserie des chambres, et entendre les lieux communs de l’après dîner sous les tonnelles, entre l’abbé et Homais), des souvenirs de lecture peuvent émerger d’eux-mêmes. J'imagine ce fou, au treizième étage d'une tour dans une quelconque métropole du monde, devant son ordi où defilent les lignes du maître, lui aussi, vociférant, gueulant... D’eux-mêmes...  

Ci-dessous une page du manuscrit (les clichés de Homais sur Paris) et sa transcription.

 

 

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samedi, 04 avril 2009

Le terrorisme de la cohérence

Plusieurs chemins conduisent à ma maison qui, c'est drôle, semble toujours, aux visiteurs qui les empruntent, n'avoir eu pourtant qu'un accès. Il n'importe. On entre. On s'installe dans la cuisine, et, sous la lampe à suspension encore tachetée du caca d'anciennes mouches, on s'installe sur des chaises en bois. Je n'ai connu ni l'acier ni le formica, mais simplement ce bois sombre et courbé qu'on trouve dans tous les bons bistrots. Il entre (le visiteur). Ou bien elle (la visiteuse). Tous n'ont pas la même chose en tête. Ni le même air. Certains viennent de loin. Ce n'est pas le même moment de la journée. Ni d'ailleurs le même jour. Ni parfois le même mois. Est-ce franchement le même lieu ? Sur cet écran, nous avons appris à nous passer de presque tout. Nous voici donc réduits à l'essentiel : notre langage. Il, elle, entre...

Là que font-ils ? Et moi, en retour ? Quel sentiment, au fond, nous attache à la lettre - qu'elle soit écrite ou lue, à la lettre seule qui n'est plus la même que celle manuscrite, encore moins que celle simplement dite (c'est comme le pain qui s'est rassis), et qui semble avoir virevolté puis s'être  figée sur la partition, même plus mouches, les lettres de l'écran sont comme pattes immobiles... Pourtant, lorsque nous traçions nos lettres sur le papier de jadis, l'encre faisait caca quelquefois, t'en souvient-il ? Sans doute est-ce cela que nous aimions, mais cette arabesque à présent si propre et si figée, mais cette ligne, mais ces lignes, ô lignes  : cherchez la tache ! Même là règne le terrorisme de la cohérence, pensée léchée sur lignes lisses, où rien, rien... - ne disent rien, les lignes. Ne disent plus rien ?   

Comment imaginer que le lieu où fut bâtie ma maison ne résonnât plus de véritables controverses ? Hardies et folles, aussi folles que hardies, aussi têtues que belles. Quand de ma maison je les regarde venir, je n'imagine pas que des visiteurs empruntant des chemins si divers puissent tous porter le même chapeau. Qu'ils n'imaginent pas, en retour, que j'aie sur moi, chaque matin, la même chemise. Des deux, laquelle est le plus détestable : L'incohérence ? Ou le terrorisme de la cohérence ?

 

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19:09 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : controverse, polémique | | |

mardi, 10 mars 2009

Par temps de crise (2)

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 La crise industrielle à Lyon. Réunion d'ouvriers aux folies-bergère.
Dessin d'après nature de M. Renouard, envoyé spécial de L'Illustration, 15 octobre 1884 -
( Musée Gadagne, Lyon)
Un ami me disait ce matin : "j'ai peur que nous vieillissions bien seuls"

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vendredi, 16 janvier 2009

Dans la hauteur obscure des biblothèques

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Quelles sont les dernières mains à s'être posées sur ces reliures ? Les derniers regards à s'être attardés sur ces pages ? Ces volumes dominent un monde qui les ignore, croupissant dans l'ombre éperdument fascinante d'un savoir toujours recommencé. Doivent-ils au hasard alphabétique du nom de leurs auteurs d'être perchés si haut ? Ou plutôt au désamour d'un public, de moins en moins féru d'érudition ?Ces sommets obscurs et silencieux des salles de lecture du dix-neuvème siècle sont véritablement des lieux à part. Neiges éternelles du savoir oublié, fossiles secrets et tétus, juste avant le plafond... L'ouvrage ancien, là-haut siégeant, tire-t-il cependant un peu d'honneur du fait que l'atteindre serait devenu méritoire ? Ou bien sent-il poindre en lui l'amertume de l'exil et de l'abandon définitif, depuis combien de temps délaissé en de telles cimes, tel un billet à la valeur démonétisée ? 

L'échelle est un peu comme une baguette de sourcier. Quelles mains agrippent  ses barreaux, et tatônnent dans le vide ? Quel regard un peu myope cherche l'appui sur un rayon pour l'y poser ? Quels pas craquent au sol ciré ? Odeur grinçante de ce parquet : A la recherche de quoi, déjà, cette échelle qui hésite ? Où donc, surtout ? De quel titre, jadis rangé ? Dans le labyrinthe des alphabets et des cotes, l'échelle, baguette de sourcier, oh véritablement ! Car tout là-haut, le cimetière des livres est devenu le cimetière des savoirs. Paradis, enfer ou purgatoire, qui sait ? Mais pour quel retour ?  "La Bibliothèque est illimitée et périodique. S’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre – qui, répété, deviendrait un ordre : l'Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir" (Borges

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vendredi, 26 décembre 2008

Le marchand-fabricant : un type littéraire lyonnais

« Ne lui demande rien ; il a mal à la main qui donne » « On ramasse pas des argents à regonfle sans les tirer de la poche de quelqu’un. » ; « Le fabricant mange quand il a faim, le canut quand il a pain. » :  La première caractéristique du marchand fabricant, dûment consignée par la plaisante sagesse lyonnaise, [1] c’est tout simplement l’avarice. Une avarice chronique Si par hasard le marchand fabricant fait preuve de bonté, il convient donc de le consigner aussitôt dans des registres. Marcel Grancher relate dans des souvenirs de jeunesse [2]  l’anecdote de ce patron qui, après avoir remis d’année en année l’augmentation de leur vieux fondé de pouvoir en alléguant  tantôt la baisse des cours en Chine, tantôt les krachs américains, finirent par lui proposer, en guise de faveur susceptible de le faire patienter une année de plus, la clé des W.C. patronaux, qu’il pourrait utiliser désormais à sa convenance, au même titre qu’eux [3].

 

Deuxième caractéristique constitutive du personnage, il est triste et casanier. En publiant chez Grasset sous le pseudonyme de Jean Farmer une satire codée des milieux industriels lyonnais, Jean Duplan ouvre en 1911, avec Messieurs les Fabriciens, une porte dans laquelle beaucoup s’engouffreront par la suite : 

« La gaieté est une attitude vulgaire qu’il faut laisser aux petites gens. Le pessimisme seul est comme il faut. Donnez à votre visage un aspect sévère et triste. C’est celui qui s’harmonise avec les murailles grises de nos maisons. »[4]

Le territoire du marchand-fabricant, demeure bien sûr Le quartier du Griffon où il vit depuis 1831 sous la terreur inavouée du pays des canuts qui le domine : La rue Terraille, où sont les entrepôts de M. Dax, « morne et terne », serrée « entre d’immenses maisons laides, gluantes d’humidité » ; la rue des Capucins où loge l’Adolphe Haudequin de Colette Yver[5] ; la place des Feuillants, siège de la redoutable maison Chambard-Giroud de Ciel de Suie :  Au début de ce roman, la description qu’Henri Béraud fait de la caste est un morceau indépassable :

« Sur les pavés toujours gras, qui semblent renvoyer au ciel plus de clarté qu’ils n’en reçoivent, le jour plombe comme une pluie de cendres. Sans relâche, un relent de latrines s’exhale des cours et des impasses, où les gens glissent en silence, comme des noyés. C’est le Griffon. C’est le quartier des millionnaires.

L’étranger, que l’aventure égare en ces lieux se demande s’il ne rêve point. Il se frotte les yeux, il se bouche le nez : « Quoi ! Les plus riches commerçants de la terre vivraient là, dans cette ombre et ces odeurs ?-  Ils y vivent. Et ils y meurent.

C’est au fond de ces taudis que, poursuivant de père en fils la tache séculaire, ils s’acharnent à la besogne. De génération en génération, l’usure des meubles leur a renvoyé le reflet de visages plus durs et plus tristes. Lyon leur appartient. Vingt mille immeubles leur suent des rentes ; leurs châteaux déserts règnent sur des lieues de vignes, de blés, d’étangs et de bois ; leurs coffres regorgent ; ils pourraient dominer le monde et vivre comme des princes, et ils sont là, chaque jour, souvent seuls, dès l’aube et tard dans la nuit, même le dimanche . Ils ignorent la joie. Ils se refusent le moindre plaisir. Une seule passion les dévore, la plus ardente et la plus opiniâtre, celle qui ferme dans l’effort d’une suprême convoitise les doigts crochus de leurs moribonds. »[6]

 

Troisième caractéristique, une discrétion toute matinée de patine provinciale : « Efforcez-vous d’être comme tout le monde, c’est une attitude lyonnaise », tel est le conseil de Calixte prodigué par Jean Dufourt dans son Introduction à la Vie Lyonnaise :  Avarice, tristesse, discrétion, pour ne pas dire hypocrisie, bêtise : le marchand fabricant de naguère a finalement très mauvaise presse. Pourtant, comme celle du canut, sa légende possède un double versant. On peut, comme le suggère Henri Pansu dans l’étude qu’il consacre à l’un d’entre eux,[7] tenter de comprendre le caractère et de cerner ses paradoxes à l’aune des circonstances historiques qui l’ont modelé. Dans un monde en crise dont il ne  maîtrise pas tous les enjeux, le marchand-fabricant est l’héritier contraint de la morale sévère de l’Ancien Régime. A la fois industriel et négociant, ce rude catholique s’est plus ou moins fait tout seul à force de patience et de ruse. Séduit par les libertés commerciales que lui présente la modernité, effrayé par les revendications sociales inévitables qu’elle occasionne, il fait au sens propre le grand écart entre l’église et la banque, tout en vivant le plus loin possible des modes parisiennes et des masses laborieuses, grâce à un emploi du temps bien rempli, qui constitue son meilleur refuge.

Du point de vue du marchand fabricant, l’avarice, qu’on ne s’y trompe pas, ne constitue pas tout à fait un vice, bien au contraire : elle est le symptôme de sa prévoyance, atteste la bonne tenue de son ménage, garantit la sage gestion de sa maison et relève de son éthique du travail, car « c’est l’argent qui fait l’argent », et « de rien il est difficile de faire quelque chose »[8] Son avarice est donc un signe de distinction, elle est le gage de sa moralité, de sa vertu, de sa religiosité : sans avarice au quotidien, en effet, pas d’affaires prospères et durables, pas non plus de charité possible. Or, bien qu’il pratique l’économie dans ses petits détails, il faut comprendre que le marchand fabricant, comme son épouse, est en réalité un être d'une extrême générosité :

« Tel d’entre nous dont les charités sont manifestes, publiques, éclatantes, ne donne à ses employés que des appointements de misère, et sa femme, quêteuse obstinée pour les pauvres, dispute avec ses domestiques sur une augmentation de gages de dix francs ».[9]

De même, son apparente mesquinerie masque de façon aussi singulière qu'oriçginale un idéal de beauté auquel, en pur esthète et en victime immolé, il sacrifie avec goût l’essentiel de son humanité :

« Tout sue la misère, et pourtant, c’est plein de soie là-dedans, -plein de soie, plein d’or ; -les balles, soigneusement emmaillotées de toile bise ou de paille, s’accumulent derrière ces fenêtres à grilles, s’empilent dans ces maisons lugubres, du plancher au plafond. On a logé la soie d’abord, les hommes ensuite ; les hommes n’ont pas besoin de beaucoup de place : ils n’ont guère à remuer, - rien qu’à travailler, immobiles, à travailler tout le jour, tous les jours. »[10]

Sa tristesse procède de la même logique : s’il a l’air si austère, c’est que sa joie ne saurait résider pas dans la poursuite des plaisirs, mais dans le fait, plutôt, de veiller sur une œuvre, d’être au monde, pleinement, par la seule énergie de son affaire : La seule passion à laquelle il reconnaît un intérêt, c’est donc de produire de la bonne et belle étoffe afin d’augmenter incessamment son obsédant chiffre d’affaires.

« Le grand-papa est l’homme de son pays qui a le plus travaillé et s’est donné le moins de récréation, c’est en partie pour cela qu’il est devenu riche, il nous faut le suivre sur le même chemin »[11]

 

Quant à sa discrétion, comment ne pas voir qu'elle atteste surtout de son goût pour l’indépendance ainsi que de sa grande prudence devant les soubresauts politiques et les mœurs du siècle ?  Le marchand fabricant est donc, en profondeur, un incompris. Il ne s’en plaint d’ailleurs que rarement, en homme avisé de l'humaine nature, et à quelques intimes seulement :

« Quoique je ne sois pas en mauvaise position, ma maison de commerce, non seulement absorbe tous les capitaux qu’elle a, mais encore nous sommes sans cesse à court d’argent, nous allons en quantité d’affaires, souvent plus loin que nos forces nous le permettent, nous sentons que nous devrions les réduire pour nous trouver moins gênés. Je le sens presque tous les jours. Bon nombre de nos connaissances ne s’en doutent pas parce que je ne me plains pas et que je fais tous mes efforts pour payer avec régularité ce que nous devons. Il faut être chef pour savoir toute la peine qu’il y a à prendre pour faire face partout à tant de dépenses qui surgissent de tant de côtés. »[12]

Le « M. Dax » de « Mademoiselle Dax », l’« Armand Giroud » de Ciel de Suie, le « Calixte Paterin » de L’introduction à la vie lyonnaise, le « Charles Morande » de Vous êtes mon Lyon, « le Foitrasson » de Brumerives, le « Louis Goneret » du Sang de la Nuit, sans être interchangeables, sont tous modèles d’un même « patron ». Entre le caractère molieresque, le type balzacien, porteur de sa condition comme de sa croix, le marchand-fabricant est un personnage astucieusement kaléidoscopiques : selon le point de vue singulier de l’auteur, le modèle romanesque attire la sympathie ou l'antipathie du lecteur, selon qu'il sert ou dénonce l’idéologie qu'il incarne explicitement ; capitalisme, catholicisme, patriarcat. Pourtant, ni Farrère, ni Béraud, ni Dufourt, ni Giuliani, ni Chevallier, ni Daudet ne parvinrent à imposer vraiment à la Fabrique lyonnaise sur le déclin ce César Birotteau dont elle pourrait aujourd’hui s’enorgueillir.

C’est que la Comédie Lyonnaise eut le malheur de venir après la Comédie Humaine dont elle ne semblait présenter, avec plus d’un demi-siècle de retard, qu’une variante locale, lorsque d’autres figures moins romanesques se bousculaient au portillon des réussites pour lui faire la peau :

« D’autres changements l’amusaient : l’homme vedette de la soie n’était plus le seul à pontifier. On entourait surtout celui de l’automobile. De même, ne témoignait-on plus qu’une déférence modérée aux chefs de la banque et de la dorure, qui faisaient figure d’âmes en peine. En revanche, l’homme du ciment paradait. Et l’homme des produits chimiques avait le verbe haut. »




[1] Catherin Bugnard, La plaisante sagesse lyonnaise, Lyon, Audin,

[2] Marcel E. Grancher, Reflets sur le Rhône, Lyon, Rabelais, 1945

[3] La même anecdote se retrouve dans le roman Brumerives de Gabriel Chevallier, publié en 1968 et réédité par Danièle Pampuzac (Gens de Lyon, op. cit.), dont l’action est contemporaine de cette faillite de la soierie. Ce roman relate la folle liaison d’un soyeux nommé Foitrrasson avec une courtisane du nom de Loulou Biche, sur fond de crise mondiale et de faillites.

[4] Jean Farmer, Messieurs les Fabriciens, Paris, Grasset, 1911

[5] Colette Yver, Haudequin de Lyon, Paris Calmann Lévy, 1927

[6] Henri Béraud, Ciel de Suie, Paris, Ed. de France, 1933

[7] Henri Pansu, Claude-Joseph Bonnet, Lyon et Jujurieux 2003, op. cit.

[8] Henri Pansu, Claude-Joseph Bonnet, lettres de Bonnet p 93

[9] Jean Dufourt, Calixte, Introduction à la vie lyonnaise, Paris, Plon, 1926

[10] Claude Farrère, Mademoiselle Dax jeune fille, Paris, Flammarion, 1908

[11] Henri Pansu, Claude-Joseph Bonnet, lettres de Victor Bonnet p 278

[12] Henri Pansu, Claude-Joseph Bonnet, lettre de C-J. Bonnet, p 286

[13] Joseph Jolinon, L’Arbre sec, Paris, Rieder, 1933

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dimanche, 31 août 2008

Retour du pays de Kerouac à celui de Reverzy

Retour de l'Ile-Grande (Côte d'Armor), aux falaises éboulées. Le long de ses cotes se devinent les carrières fossilisées et salées, d'où fut extrait au dix-neuvième siècle le granit du pavé de pas mal de rues parisiennes. Cote de granit rose, non loin de là, de Tregastel à Perros Guerrec, sur le sentier des douaniers. Maison de millionnaires aux parcs aérés devant l'horizon, rien que lui devant. Petites plages de sable, si fin qu'on le croirait café moulu. Dans l'arrière pays, biscuiteries-hangars poussant comme champignons, là où des touristes paient 8,50 euros un petit pot de confiture de lait ou de caramel au beurre salé, sous le cri ricanant des mouettes et devant le haussement d'épaules sarcastiques des goelands. Des goelands rescapés des marées noires humaines, la station LPO de l'Ile Grande en est emplie. Pensionnaires aussi incongrus que convalescents à l'oeil rond, l'aile en pointe, la queue de nonne. Perros Guerrec : magnifique retable dans son église coiffée d'un étrange clocher, comme vaut aussi le détour la chapelle de La Clarté et la Vierge au manteau bleu serti d'étoiles dorées. Il se fait tard, enfant, voleur d'étincelles... Retour ? Mais cela signifie quoi ?

De quoi suis-je revenu ? Dans quelques jours (le 5 septembre, exactement), ce sera le 51ème anniversaire de la parution en librairie de Sur la Route du breton exilé Jack Kerouac, père présumé de la beat génération, "génération de la béatitude". Sacré bouquin ! Sept années, il l'aura attendue, cette foutue parution. Sept années ! La dernière version de On the road a été dactylographiée en avril 1951 sur un rouleau de papier de 35 mètres de long, matérialisant le flux qui parcourait l’auteur sous psychotropes. Ce long ruban de papier ininterrompu, métaphore de la route et de ce que "l'écriture jaculatoire" tissée à la gloire de Dean Moriarty (Neil Cassady), enfant voleur de voitures, ce long ruban de papier, comme la route, n'a pas de fin. Si, pourtant :  Kerouac mourut à 47 ans. A son âge, Jean Reverzy était déjà mort. Entre un médecin lyonnais sédentaire et un breton américain ne tenant pas en place, la rencontre était-elle aussi impossible ? Je l'imagine, pourtant, un instant, cette rencontre; elle se déroulerait dans un salon cossu de la Place des Angoisses, ou bien une ferme délabrée de l'Ouest américain. Et ces deux hommes qui avouèrent l'un et l'autre avoir écrit parce qu'ils allaient mourir n'auraient rien à s'avouer l'un à l'autre, rien que cette passion avide, brûlante, saissante, mortelle, peut-être : l'écriture. Quelques dix heures de route séparent le pays de Kerouac de celui de Reverzy ; quelques mètres, seulement, dans une bonne librairie, les oeuvres de Jack Kerouac de celles de Jean Reverzy : sur la ligne de la route, retour, nouveau départ. Que septembre nous soit bel et brillant, à vous comme à moi !

 

21:49 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : kerouac, littérature, reverzy, actualité | | |