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vendredi, 26 décembre 2008

Le marchand-fabricant : un type littéraire lyonnais

« Ne lui demande rien ; il a mal à la main qui donne » « On ramasse pas des argents à regonfle sans les tirer de la poche de quelqu’un. » ; « Le fabricant mange quand il a faim, le canut quand il a pain. » :  La première caractéristique du marchand fabricant, dûment consignée par la plaisante sagesse lyonnaise, [1] c’est tout simplement l’avarice. Une avarice chronique Si par hasard le marchand fabricant fait preuve de bonté, il convient donc de le consigner aussitôt dans des registres. Marcel Grancher relate dans des souvenirs de jeunesse [2]  l’anecdote de ce patron qui, après avoir remis d’année en année l’augmentation de leur vieux fondé de pouvoir en alléguant  tantôt la baisse des cours en Chine, tantôt les krachs américains, finirent par lui proposer, en guise de faveur susceptible de le faire patienter une année de plus, la clé des W.C. patronaux, qu’il pourrait utiliser désormais à sa convenance, au même titre qu’eux [3].

 

Deuxième caractéristique constitutive du personnage, il est triste et casanier. En publiant chez Grasset sous le pseudonyme de Jean Farmer une satire codée des milieux industriels lyonnais, Jean Duplan ouvre en 1911, avec Messieurs les Fabriciens, une porte dans laquelle beaucoup s’engouffreront par la suite : 

« La gaieté est une attitude vulgaire qu’il faut laisser aux petites gens. Le pessimisme seul est comme il faut. Donnez à votre visage un aspect sévère et triste. C’est celui qui s’harmonise avec les murailles grises de nos maisons. »[4]

Le territoire du marchand-fabricant, demeure bien sûr Le quartier du Griffon où il vit depuis 1831 sous la terreur inavouée du pays des canuts qui le domine : La rue Terraille, où sont les entrepôts de M. Dax, « morne et terne », serrée « entre d’immenses maisons laides, gluantes d’humidité » ; la rue des Capucins où loge l’Adolphe Haudequin de Colette Yver[5] ; la place des Feuillants, siège de la redoutable maison Chambard-Giroud de Ciel de Suie :  Au début de ce roman, la description qu’Henri Béraud fait de la caste est un morceau indépassable :

« Sur les pavés toujours gras, qui semblent renvoyer au ciel plus de clarté qu’ils n’en reçoivent, le jour plombe comme une pluie de cendres. Sans relâche, un relent de latrines s’exhale des cours et des impasses, où les gens glissent en silence, comme des noyés. C’est le Griffon. C’est le quartier des millionnaires.

L’étranger, que l’aventure égare en ces lieux se demande s’il ne rêve point. Il se frotte les yeux, il se bouche le nez : « Quoi ! Les plus riches commerçants de la terre vivraient là, dans cette ombre et ces odeurs ?-  Ils y vivent. Et ils y meurent.

C’est au fond de ces taudis que, poursuivant de père en fils la tache séculaire, ils s’acharnent à la besogne. De génération en génération, l’usure des meubles leur a renvoyé le reflet de visages plus durs et plus tristes. Lyon leur appartient. Vingt mille immeubles leur suent des rentes ; leurs châteaux déserts règnent sur des lieues de vignes, de blés, d’étangs et de bois ; leurs coffres regorgent ; ils pourraient dominer le monde et vivre comme des princes, et ils sont là, chaque jour, souvent seuls, dès l’aube et tard dans la nuit, même le dimanche . Ils ignorent la joie. Ils se refusent le moindre plaisir. Une seule passion les dévore, la plus ardente et la plus opiniâtre, celle qui ferme dans l’effort d’une suprême convoitise les doigts crochus de leurs moribonds. »[6]

 

Troisième caractéristique, une discrétion toute matinée de patine provinciale : « Efforcez-vous d’être comme tout le monde, c’est une attitude lyonnaise », tel est le conseil de Calixte prodigué par Jean Dufourt dans son Introduction à la Vie Lyonnaise :  Avarice, tristesse, discrétion, pour ne pas dire hypocrisie, bêtise : le marchand fabricant de naguère a finalement très mauvaise presse. Pourtant, comme celle du canut, sa légende possède un double versant. On peut, comme le suggère Henri Pansu dans l’étude qu’il consacre à l’un d’entre eux,[7] tenter de comprendre le caractère et de cerner ses paradoxes à l’aune des circonstances historiques qui l’ont modelé. Dans un monde en crise dont il ne  maîtrise pas tous les enjeux, le marchand-fabricant est l’héritier contraint de la morale sévère de l’Ancien Régime. A la fois industriel et négociant, ce rude catholique s’est plus ou moins fait tout seul à force de patience et de ruse. Séduit par les libertés commerciales que lui présente la modernité, effrayé par les revendications sociales inévitables qu’elle occasionne, il fait au sens propre le grand écart entre l’église et la banque, tout en vivant le plus loin possible des modes parisiennes et des masses laborieuses, grâce à un emploi du temps bien rempli, qui constitue son meilleur refuge.

Du point de vue du marchand fabricant, l’avarice, qu’on ne s’y trompe pas, ne constitue pas tout à fait un vice, bien au contraire : elle est le symptôme de sa prévoyance, atteste la bonne tenue de son ménage, garantit la sage gestion de sa maison et relève de son éthique du travail, car « c’est l’argent qui fait l’argent », et « de rien il est difficile de faire quelque chose »[8] Son avarice est donc un signe de distinction, elle est le gage de sa moralité, de sa vertu, de sa religiosité : sans avarice au quotidien, en effet, pas d’affaires prospères et durables, pas non plus de charité possible. Or, bien qu’il pratique l’économie dans ses petits détails, il faut comprendre que le marchand fabricant, comme son épouse, est en réalité un être d'une extrême générosité :

« Tel d’entre nous dont les charités sont manifestes, publiques, éclatantes, ne donne à ses employés que des appointements de misère, et sa femme, quêteuse obstinée pour les pauvres, dispute avec ses domestiques sur une augmentation de gages de dix francs ».[9]

De même, son apparente mesquinerie masque de façon aussi singulière qu'oriçginale un idéal de beauté auquel, en pur esthète et en victime immolé, il sacrifie avec goût l’essentiel de son humanité :

« Tout sue la misère, et pourtant, c’est plein de soie là-dedans, -plein de soie, plein d’or ; -les balles, soigneusement emmaillotées de toile bise ou de paille, s’accumulent derrière ces fenêtres à grilles, s’empilent dans ces maisons lugubres, du plancher au plafond. On a logé la soie d’abord, les hommes ensuite ; les hommes n’ont pas besoin de beaucoup de place : ils n’ont guère à remuer, - rien qu’à travailler, immobiles, à travailler tout le jour, tous les jours. »[10]

Sa tristesse procède de la même logique : s’il a l’air si austère, c’est que sa joie ne saurait résider pas dans la poursuite des plaisirs, mais dans le fait, plutôt, de veiller sur une œuvre, d’être au monde, pleinement, par la seule énergie de son affaire : La seule passion à laquelle il reconnaît un intérêt, c’est donc de produire de la bonne et belle étoffe afin d’augmenter incessamment son obsédant chiffre d’affaires.

« Le grand-papa est l’homme de son pays qui a le plus travaillé et s’est donné le moins de récréation, c’est en partie pour cela qu’il est devenu riche, il nous faut le suivre sur le même chemin »[11]

 

Quant à sa discrétion, comment ne pas voir qu'elle atteste surtout de son goût pour l’indépendance ainsi que de sa grande prudence devant les soubresauts politiques et les mœurs du siècle ?  Le marchand fabricant est donc, en profondeur, un incompris. Il ne s’en plaint d’ailleurs que rarement, en homme avisé de l'humaine nature, et à quelques intimes seulement :

« Quoique je ne sois pas en mauvaise position, ma maison de commerce, non seulement absorbe tous les capitaux qu’elle a, mais encore nous sommes sans cesse à court d’argent, nous allons en quantité d’affaires, souvent plus loin que nos forces nous le permettent, nous sentons que nous devrions les réduire pour nous trouver moins gênés. Je le sens presque tous les jours. Bon nombre de nos connaissances ne s’en doutent pas parce que je ne me plains pas et que je fais tous mes efforts pour payer avec régularité ce que nous devons. Il faut être chef pour savoir toute la peine qu’il y a à prendre pour faire face partout à tant de dépenses qui surgissent de tant de côtés. »[12]

Le « M. Dax » de « Mademoiselle Dax », l’« Armand Giroud » de Ciel de Suie, le « Calixte Paterin » de L’introduction à la vie lyonnaise, le « Charles Morande » de Vous êtes mon Lyon, « le Foitrasson » de Brumerives, le « Louis Goneret » du Sang de la Nuit, sans être interchangeables, sont tous modèles d’un même « patron ». Entre le caractère molieresque, le type balzacien, porteur de sa condition comme de sa croix, le marchand-fabricant est un personnage astucieusement kaléidoscopiques : selon le point de vue singulier de l’auteur, le modèle romanesque attire la sympathie ou l'antipathie du lecteur, selon qu'il sert ou dénonce l’idéologie qu'il incarne explicitement ; capitalisme, catholicisme, patriarcat. Pourtant, ni Farrère, ni Béraud, ni Dufourt, ni Giuliani, ni Chevallier, ni Daudet ne parvinrent à imposer vraiment à la Fabrique lyonnaise sur le déclin ce César Birotteau dont elle pourrait aujourd’hui s’enorgueillir.

C’est que la Comédie Lyonnaise eut le malheur de venir après la Comédie Humaine dont elle ne semblait présenter, avec plus d’un demi-siècle de retard, qu’une variante locale, lorsque d’autres figures moins romanesques se bousculaient au portillon des réussites pour lui faire la peau :

« D’autres changements l’amusaient : l’homme vedette de la soie n’était plus le seul à pontifier. On entourait surtout celui de l’automobile. De même, ne témoignait-on plus qu’une déférence modérée aux chefs de la banque et de la dorure, qui faisaient figure d’âmes en peine. En revanche, l’homme du ciment paradait. Et l’homme des produits chimiques avait le verbe haut. »




[1] Catherin Bugnard, La plaisante sagesse lyonnaise, Lyon, Audin,

[2] Marcel E. Grancher, Reflets sur le Rhône, Lyon, Rabelais, 1945

[3] La même anecdote se retrouve dans le roman Brumerives de Gabriel Chevallier, publié en 1968 et réédité par Danièle Pampuzac (Gens de Lyon, op. cit.), dont l’action est contemporaine de cette faillite de la soierie. Ce roman relate la folle liaison d’un soyeux nommé Foitrrasson avec une courtisane du nom de Loulou Biche, sur fond de crise mondiale et de faillites.

[4] Jean Farmer, Messieurs les Fabriciens, Paris, Grasset, 1911

[5] Colette Yver, Haudequin de Lyon, Paris Calmann Lévy, 1927

[6] Henri Béraud, Ciel de Suie, Paris, Ed. de France, 1933

[7] Henri Pansu, Claude-Joseph Bonnet, Lyon et Jujurieux 2003, op. cit.

[8] Henri Pansu, Claude-Joseph Bonnet, lettres de Bonnet p 93

[9] Jean Dufourt, Calixte, Introduction à la vie lyonnaise, Paris, Plon, 1926

[10] Claude Farrère, Mademoiselle Dax jeune fille, Paris, Flammarion, 1908

[11] Henri Pansu, Claude-Joseph Bonnet, lettres de Victor Bonnet p 278

[12] Henri Pansu, Claude-Joseph Bonnet, lettre de C-J. Bonnet, p 286

[13] Joseph Jolinon, L’Arbre sec, Paris, Rieder, 1933

01:52 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, lyon, marchand-fabricant, société, romans | | |