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vendredi, 24 septembre 2010

Bonjour Sagan

francoise-sagan-st-tropez-1956.jpgUne histoire de Côte d'azur, d'accident de voiture, de soleil. La mise en scène tragique et dérisoire d’une France des années cinquante, à la fois défaite et victorieuse.  Dans la société de consommation émergente, la seule éducation sentimentale encore possible, c'est d'accepter qu'on ne sera heureux que dans et par le plaisir, celui qu’on consomme à toute allure, au risque oui, de l'égoïsme, de la défaite et de la destruction de tout ce qui n'est pas lui. Ce narcissisme effroyable, que l'américain Cristopher Lasch nomme aussi survivalisme (1), Françoise Sagan en a fixé les contours naissants dans cette histoire simple et presque banale qu'elle raconte à toute berzingue, à toute allure, en une écriture minimaliste - tant et si bien qu'on la croirait déjà couchée sur papier pour le livre de poche, le supermarché ou la ligne de métro.

La société de consommation vend et consomme tout, certes. Sagan, cette fille de Flaubert au cynisme sensuel (ou à la sensualité cynique – on ne sait comment le dire), rappelle qu'au moins quelque chose passe entre les mailles, que ni le supermarché ni la voiture de sport ne peut vendre ou produire. Et ce sentiment, avec l'élégance d'un Musset, elle le sait parfaitement littéraire. C'est pourquoi elle le salue en cette phrase digne d'anthologie qui fit sa gloire :   « Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C'est un sentiment si complet, si égoïste, que j'en ai presque honte alors que la tristesse m'a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l'ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. (...) Je répète ce nom très bas et très longtemps dans le noir. Quelque chose monte alors en moi que j'accueille par son nom, les yeux fermés : Bonjour Tristesse. »

La fin de Sagan est triste. Son implication dans l’affaire Elf, ainsi que tout ce qui s’en suivit, sordide Il y a tout juste six ans aujourd’hui, la mort du « charmant petit monstre »,  comme l’avait baptisée François Mauriac, avait réveillé la bienveillance des éditeurs à l’égard de son œuvre. Denis Westhoff, son fils unique, héritier de ses dettes (deux millions d’euros), déposait Julliard de ses droits, arguant du fait que la maison n’avait rien fait pour soutenir cette œuvre jugée « désuète » et dorénavant non rentable. Il proposa à Stock d’accueillir l’œuvre complète, avec correspondance et inédits.  La réédition semble un succès, avec une programmation jusqu’en 2011.

Sagan peut-elle  vraiment gagner une postérité ? De son propre aveu, elle « se fichait pas mal de ce que deviendraient ses livres ». Il y avait dans son phrasé quelque chose de cinématographique et d’éphémère, fondement de ce qu'on appela  sa « modernité ».  Sagan comprit-elle dès la fin des années cinquante que la véritable « nouvelle vague » ne pourrait être seulement littéraire, mais au final purement cinématographique ? En 1963, c’est elle qui écrivait le scénario de Landru, un film de Claude Chabrol, qui vient de mourir. Et en 70, elle adaptait pour Marc Allégret Le bal du comte d’Orgel. Hormis ces quelques incursions, le cinéma parut pourtant la laisser de glace, tout comme d’ailleurs la politique: en allant chercher son pseudonyme chez Proust, Françoise Qoirez n’avait qu’à moitié coupé les ponts avec une certaine tradition française qui ne devait pas passer le siècle, tout comme l’élégance désabusée qu’elle nous lègue in fine.

 

(1) C .Lasch, Le moi assiégé, Climats 2008

12:16 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, sagan, bonjour tristesse, culture, actualité | | |

lundi, 06 septembre 2010

Manuel de survie à l'usage de l'auteur...

Dans son Exégèse des lieux communs, Léon Bloy raille savoureusement le mépris très bourgeois affleurant dans l’expression Etre poète à ses heures. C’est à ce texte que m’a fait penser Tu écris toujours, l’entreprise de Christian Cotteret-Emard publiée au Pont du change, qui décline en 19 chapitres sa série de « Conseils aux écrivains ». Car « tu écris toujours ?»,  cette terrible phrase prononcée par le copain d’école qu’il rencontre deux ou trois fois par an, tout comme « être poète à ses heures », pose implicitement la même question : celle du statut (ou plutôt du non-statut) de l’écrivain dans la société. On parlait de poète maudit à l’époque de Bloy, pourrait-on à présent étendre cette qualification à l’ensemble de la gente écrivaine ?

Ecrire ? Quoi de plus commun, quoi de moins lucratif semble donc penser le représentant de la vox populi,  qui conclut l’entrevue par un hochement de tête signifiant : « Décidément, on n’a pas fait des étincelles, toi et moi ! » Il est loin, de fait, ce temps que Paul Bénichou, dans un essai devenu mythique (1) appelait pour qualifier la position de l’homme de lettres « le temps des prophètes ». 

De page en page se définit donc peu à peu un profil, une expérience, une nature : marginal et distancié dans la « déplaisante société », l’écrivain doit tout d’abord subvenir à ses besoins avec ce que les autres appellent un travail, mais qu’il considérera lui comme un simple job. « Pour de multiples raisons dont nous nous fichons éperdument, les écrivains dépourvus de rente ou d’héritage cherchent souvent un emploi. Je dis bien un emploi et non un travail, car tous les écrivains ont un travail » ; la perle rare demeurant bien sûr,  « un job qui vous permettra d’être payé à ne rien faire ».  Cela devient, concède Cottet-Emard, de plus en plus difficile. Qu’importe. L’écrivain doit poursuivre son œuvre malgré les rebuffades des éditeurs, le provincialisme des prix littéraires ou le sarcasme des amis et, s’il réussit, les questions imbéciles des journalistes comme les caprices des mécènes.

Ce dernier point concerne évidemment l’écrivain en partie institutionnalisé ; celui qui aurait, comme Sollers avec Venise, réussi à se forger, parmi tant d’autres, une image. Car c’est au fond la seule distinction que la société du spectacle est à même de proposer à celui qui écrit : cette image entre gloire et dérision, impuissance et facticité, le tout teinté d’une persistante fascination. D’où le ton à la fois caustique et léger avec lequel le poète-sociologue Christian Cottet-Emard enquête sur lui-même et les quelques spécimens parmi les siens. A lui le fin mot de l’histoire : « Le problème n’est pas de savoir si vous êtes un bon ou un mauvais écrivain. Savez-vous faire autre chose ? Voilà la vraie question et, bien sûr, la réponse est non. »

 

(1)  Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain (1973), Le temps des prophètes (1977), Quarto Gallimard, 1996

 

Christian Cottet-Emard : Tu écris toujours ? Manuel de survie à l’usage de l’auteur et de son entourage ; éd. Le Pont du Change, 161 rue Paul Bert 69003 Lyon.

18:17 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, écriture, pont du change, cottet-emard | | |

mardi, 31 août 2010

Giono : la contagion du mal

Au début du Roi sans divertissement, le capitaine Langlois est un homme naïf.  Entendons par là qu’il croit bêtement que peut exister une justice humaine susceptible de condamner les méchants pour le bonheur des bons.  Au début du roman, Langlois n'est qu'un cow-boy.

Lorsqu’il arrive dans le village où Bergues vient de disparaître tout juste après Marie Chazottes en ce premier hiver en compagnie de six gendarmes, il croit tellement à cette justice qu'il souhaite même la rendre : ayant fait chou blanc, il doit cependant quitter le village en mai 44. Et la vie reprend son cours durant l’été. L’été est une saison sans crimes. C'est une saison banale.

Langlois reviendra donc « dès le début de l’hiver suivant ». Cette fois-ci, il est seul. A-t-il déjà compris que le terrible mobile de l’assassin est l’ennui, le terrible ennui de l’hiver ? C’est bien possible. Il a mûri. Il s’installe chez Saucisse où il attend patiemment le prochain crime, tout en discutant avec la vieille lorette de la « marche du monde ». Une parenthèse ici : l’action se passe-t-elle comme la chronique le prétend en 1844 ou comme les nombreuses distorsions laissées par Giono le suggèrent en 1944 ? Car d'un siècle à l'autre, de la Sylvie de Nerval à sa brodeuse à lui, il a marché le monde : deux guerres mondiales, rien de moins ! Et pour quel gain ?  

En tout cas le personnage Langlois va comprendre au dix-neuvième siècle ce que Giono aura, lui, compris au vingtième siècle face à certaines cours de justice de prétendus résistants, une leçon qu’on peut appeler la contagion du mal : dans le roman, le justicier quelque peu désenchanté réserve en effet l’une de ses premières visites au curé de Lalley, pour lui assurer qu’en ce 24 décembre 44, le village et ses habitants ne risquent rien puisque le sacrifice divin sera « un divertissement suffisant ». C’est la première occurrence de ce terme intriguant, emprunté à Pascal, et sur lequel le titre déjà attire notre attention. Une autre indication dans cette scène entre Langlois et le curé, cette remarque allusive à propos de l’assassin : « ce n’est peut-être pas un  monstre… »

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19:06 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, giono, brel, un roi sans divertissement | | |

jeudi, 26 août 2010

Le cimetière marin

Tour de force poétique absolu, chant du virtuose : ici, la métaphore in absentia, Valéry l’esthète a réussi à obtenir d’elle qu’elle se dévoile au regard de tous, redevienne chaque fois qu’un visiteur se présente devant sa propre tombe in praesentia, et du fait de la réalité même, cesse d’être une énigme : « ce toit tranquille où marchent des colombes », dévoilement du référent à jamais recommencé, la mer, en effet.  Je ne connais autre poète pour réussir dans une telle concrétude (celle de sa propre mort), à matérialiser l’Idéal, comme disait Mallarmé, à domestiquer finalement « l’absente de tout bouquet », et  à véritablement « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », tout en invoquant bel et bien l’absence, à convoquer aussi surement la présence.

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Et pas n’importe comment, s’il vous plait.

Et pas n’importe quelle présence, songez-y : celle de la mer, celle de midi, présence qu’il fit à jamais plier devant le monument de sa propre tombe. Geste fou de l’orgueil poétique, du dédain souverain, certainement : Paul Valéry ne devait pas être un vivant bien commode, j’en ai l’intime conviction. Et je me demande en combien de temps fut composé ce chef d-œuvre impeccable, digne d’un Ancien. C’est ce que je ressens à chaque fois que je m’élève jusqu’à ce tombeau des Gassi, et que cette « récompense après une pensée » se mue à la fois en regard et en élucidation, dans la récitation – au sens pur – de la parole – frêle palpitation entre deux silences :

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jeudi, 22 juillet 2010

La lettre, le mot, la page

 9782212126211.jpg« Tout a changé à partir de 1985 pour la réalisation de certains travaux d’imprimerie, surtout dans le secteur de la publicité. Avec l’informatique graphique, une seule personne peut réaliser le travail en amont de l’imprimeur là où plusieurs personnes étaient nécessaires au temps du plomb. La transition ne s’est pas faite sans secousses. A la fin du deuxième millénaire, l’édition par informatique a remplacé presque toutes les techniques de l’ancienne imprimerie et la photogravure pour la reproduction des images. Le mot typographie ne conserve donc que son acception de style. Une typo signifie, en mise en pages, l’esthétique des rapports de masse entre les textes, les illustrations et les blancs. Le graphiste est donc moins spécialisé que ses prédécesseurs et, puisqu’il regroupe l’ensemble des métiers d’autrefois, son rôle devient plus flou. (…) Le graphiste doit acquérir une solide culture typographique pour répondre aux demandes. L’informatique graphique a remplacé l’exécution artisanale des documents et aurait dû maintenir la qualité. Malheureusement, il n’en est rien. Les cycles de la formation des graphistes sont volumineux. La connaissance typographique est une base prépondérante à notre époque où la publicité dispose d’une énorme typothèque. Si la communication graphique tombe dans la vulgarité, il ne faut pas accuser l’informatique graphique, mais le manque de formation des graphistes. Pour remédier à cette situation, il faut insister avec obstination sur la maîtrise du dessin, la connaissance de la lettre, l’histoire des arts graphiques, indispensables pour acquérir les savoirs qui permettront de répondre de façon professionnelle aux objectifs. »

 

Ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur un livre dont on comprend dès le premier contact qu’on est en compagnie d’un livre-testament, et c’est un peu ce qui, par hasard, vient de m’arriver avec celui de Jacques Bracquemond dont je cite quelques lignes. Jacques Bracquemond est mort en 2006.  Le livre sur lequel il a travaillé les dernières années de sa vie est sorti de presse en février 2010. C’est Jean-Luc Desong qui a parachevé l’ouvrage. Voilà une journée déjà que je prends un grand plaisir à feuilleter ses pages, lire au hasard les citations choisies, regarder les lettres de l’une ou l’autre famille qu’il commente. Sa vie durant, Jacques Bracquemond a appris à dessiner à toute sorte d’élèves du lycée d'arts graphiques Initiative à Paris, où il enseignait le trait, la lettre son histoire. Né en 1930, il appartenait à cette génération ambivalente qui s’en va à petits pas depuis que nous sommes entrés dans le millénaire du numérique. Je dis ambivalente, car elle aura été dans bien des domaines « coincée » entre l’exigence dans laquelle ses pères l’avaient façonnée, et ce rêve de facilité qu’elle a nourri pour ses enfants, au fur et à mesure que le progrès technologique lui paraissait une sorte de panacée universelle. Or le testament de Jacques Bracquemond, en ce qui concerne les arts graphiques, est clair : la facilité technologique n’est pas viable sans une véritable exigence intellectuelle en amont.

Or, ce qui est vrai de la typographie l’est de tous les domaines, comme si la typographie était l’allégorie même de la vie. Nous avons déjà payé cher – et nos enfants continueront à le faire, cette naïve croyance dans le progrès dont les gens de cette génération se sont réveillés un peu tard, lorsqu’ils se sont aperçus que la facilité technologique aurait pour corollaire ipso facto une facilité intellectuelle, pour ne pas dire une paresse, en tout cas chez le plus grand nombre, spécialement de jeunes gens. Et qu’il ne pourrait qu’en être ainsi.  

C’est cette inquiétude créative qui me plait dans ce livre, celle-là même qui motive un souci de vulgarisation intelligente et de transmission sensible à toutes les pages, et porté à son acmé jusqu’à la dernière.

 

Jacques Bracquemond, Typographie, la lettre, le mot, la page

Ed Eyrolles, février 2010

02:07 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : typographie, graphisme, jacques bracquemond, infographie | | |

mercredi, 14 juillet 2010

Cache toi, salope

Chambard 28.jpg

Jour de fête pour une République sans garden-party : particulièrement d’actualité, cette première page de Steinlen pour le n° 28 du Chambard socialiste, du 23 juin 1884, dans l'arôme de décomposion qui se prolonge comme irrémédiablement, de septennat en quiquennat ! Sous le regard rempli de reproches de deux ouvriers, Marianne, éhontée, cache sa tête avec son manteau et se réfugie vers le bourgeois ventru qui l’a corrompue. Une illustration pour  fêter pour la République.

Théophile Alexandre Steinlen aura été, avec Forain, Couturier, Rouveyre, Caran d’Ache, Willette, une figure complexe de ce Paris montmartrois, qui ne se concevrait même plus à présent. Il était né à Lausanne en 1859 ; comme Van Gogh, il aurait d’abord souhaité être pasteur, et avait commencé des études à cet effet. Et finalement, il s’était installé là, sur la colline romantique comme on disait, en 1881, avec en tête la volonté de ne compter qu'avec soi-même et de se tenir ferme et droit sur le chemin des artistes pauvres. Du moins est-ce ce qu'il écrivait alors.

C’est lui qui pour Salis réalisa cette fameuse affiche du Chat Noir, celle dont les touristes lobotomisés achètent la reproduction dans les mauvaises échoppes de Saint-Michel ou de Chatelet,  en cartes postales, cravates, tasses, posters, et autres produits dérivés. Peut-être même que certains se la font tatouer sur le ...

Steinlen collabora évidemment avec la revue du Chat Noir, rencontrant Forain, Bruant, Lautrec, Vallotton, Capiello, Verlaine… Ses meilleurs dessins revinrent à des revues contestataires, La Revue illustrée, La Caricature, Le Gil Blas illustré (où il réalisa plus de 700 illustrations), L’Assiette au beurre, La Feuille de Zo d’Axa et dès décembre 93 et pour 32 numéros, ce fameux Le Chambard socialiste, où il signait PP (Petit Pierre).

Il n’était, dirent ceux qui le connurent, pas du tout un humoriste. Mais plutôt un gars à l’humeur en dents de scies, tantôt euphorique et tantôt neurasthénique : un bipolaire, dirait un psy d’aujourd’hui ?

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10:20 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : steinlen, politique, quatorze juillet, république, le chambard, montmartre | | |

vendredi, 18 juin 2010

Waterloo, morne plaine

« Moi je suis un mondain. Je crains Dieu, mais je crains plus l’enfer de la misère. Etre sans le sou, c’est le dernier degré du malheur dans notre ordre social actuel. Je suis de mon temps. J’honore l’argent »  C’est un personnage de La Cousine Bette de Balzac, un salaud pur jus, le bien nommé Crevel qui s’exprime aussi vertement. Oh, ça pourrait tellement être aussi n’importe lequel d’entre nous, non ?  L’actualité de Balzac est saisissante ; si l’actualité de cette œuvre est si saisissante, c’est qu’elle a placé en son centre exact ce qui est au centre exact du monde déliquescent qui est le nôtre depuis deux siècles : écoutons-le, en ce tout début de chapitre XXIX de cette étonnante Cousine Bette, ce Celestin Crevel, génial autant que taré, éternel et à jamais crevé : « C’est le roi Louis-Philippe qui règne, et il ne s’abuse pas là-dessus. Il sait comme nous tous qu’au-dessus de la Charte, il y a la sainte, la vénérée, la solide, l’aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, la toute-puissante pièce de cent sous ».

Au centre de l’œuvre, donc, une compréhension dont Marx et Engels, dans leur correspondance, s’étonnaient eux-mêmes, s’avouant l’un à l’autre tels deux écoliers naïfs qu’ils avaient « plus appris sur l’économie à la lecture des Paysans de Balzac qu'en lisant les économistes et les historiens ». Cette phrase, par exemple, que je retrouve sur l’une de mes fiches thématiques et jaunies qui datent de mes premières lectures de la Comédie Humaine (en des temps pré-informatiques -autant dire préhistoriques-) mais ces fiches écornées (sur lesquelles je reconnais mon écriture d’alors) témoignent que ces temps pas très éloignés de Waterloo ont bel et bien existé : « Une voix lui cria bien : l’intelligence est le levier avec lequel on remue le monde. Mais une autre voix lui cria que le point d’appui de l’intelligence était l’argent. »

On trouve cela dans les Illusions Perdues, bien sûr.

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01:48 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : balzac, politique, waterloo, littérature, cousine bette, colonel chabert, actualité | | |

jeudi, 17 juin 2010

Les Mémoires de Guerre sont-ils de la littérature ?

C. Domaine : Littérature et débats d'idées - Littérature et histoire
Œuvre : Mémoires de guerre, tome III, « Le Salut, 1944-1946 », Charles de Gaulle.

Instructions officielles

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Grotesque, ce débat qui s’éternise, initié probablement par les lettreux du SNES, à propos de la présence des Mémoires du général De Gaulle au programme de TL de l’an prochain. Les Mémoires de Guerre, pas de la littérature ?

Il serait plus pertinent de retourner la question : qu’est-ce que la littérature aux yeux d’un militant borné ? Sûr que De Gaulle n’a pas, à priori, cette étiquette d’écrivain consensuel collée sur le képi. C’est bien ça, justement ça, ça qui est intéressant !

« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a en moi d’affectif imagine naturellement la France telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle »…

Pour moi, cela vaut largement la prose de Quignard, qui est également au programme.

Que les mémoires de de Gaulle soit un texte subjectif et polémique, c’est bien évident. Quel grand texte ne l’est pas ? C’est même cela qui fait son intérêt premier. La dramatisation de l’événement, la mise en scène de soi, la vision du monde empreinte de solennité et de burlesque, le dédoublement du personnage…

Il est certain que de Gaulle n’est pas Claude Simon qui écrivit la Route des Flandres, sur la même période. De Gaulle n’est pas, autrement dit un novateur ni un chercheur ni un expérimentateur. De Gaulle n’est pas Joyce. C’est bien le moins qu’on puisse dire ! Il est un mémorialiste, pas un romancier. Les Mémoires ne sont-ils pas un genre littéraire ? Et, très franchement, De Gaulle vaut très largement Malraux ou Sartre, pour parler de contemporains... Ou d’autres, par centaines, qu’on trouve dans les manuels scolaires. Son écriture est classique, et alors ? Les élèves actuels auront au contraire tout intérêt à rencontrer une fois dans leur existence ce phrasé correct, traditionnel, inspiré et imité des mémorialistes du grand siècle comme de Chateaubriand, mais aussi souple, contemporain, à quelques décennies près.

Ce qui gène les gens de gauche évidemment, c’est que De gaulle n’est pas qu’un écrivain. Cela aussi, on l’aura bien compris. Leur dirai-je que les Mémoires sont non seulement un grand livre, un livre instructif, mais aussi un livre drôle ? L’entendront-ils ? Car ce livre, et principalement la partie au programme, démystifie les coulisses du pouvoir, met en scène le mythe en train de s'élaborer et en révèle les zones d’ombres. Les réflexions de de Gaulle face à Roosevelt ou Staline ne manquent pas de sel. Les passages avec Hopkins ou Truman, dans la partie au programme (Tome III, « le salut »), non plus. Peut-être que quelques professeurs de lettres un peu dissonants par rapport à l’idéologie officielle oseront toucher deux mots à leurs élèves de Béraud, puisque l’épuration parmi les gens de Lettres y est évoquée : « Les cours de justice condamnèrent à mort plusieurs écrivains notoires. S’ils n’avaient pas servi directement et passionnément l’ennemi, je commuais leur peine, par principe. Dans le cas contraire, je ne me sentais pas le droit de gracier » C’est dit clairement : Pour de Gaulle, qui suivit en cela Mauriac et aussi le dossier du procès, Béraud n’a jamais été collaborateur comme l’ont prétendu ceux qui voulaient sa peau. Dans cette partie, « Le Salut », le général de Gaulle évoque aussi une affaire que connaissent bien les habitués de Solko : l’échange des billets. « Les propriétaires avaient à présenter et, par là même, à déclarer leurs titres. On les leur remplacerait, franc pour franc, par de nouvelles vignettes. Du coup devenaient caduques les coupures qui n’étaient pas remises aux guichets publics, celles notamment que les Allemands avaient emportées chez eux, celles aussi que leurs possesseurs préféraient perdre plutôt que d’en avouer le total. » Succulent, non ?

Pour une fois qu’il y a au programme de Lettres un livre intéressant, original, profitez-en au lieu de vous lamenter…

08:57 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (23) | Tags : de gaulle, mémoires de guerre, programme de lettres, littérature | | |

lundi, 14 juin 2010

Quand la Grande Muette parlera

A propos du bourrage de crane, cet extrait de Quand la Grande Muette parlera, chronique du premier numéro du Crapouillot, écrit en juillet 1916 par Jean Galtier-Boissière et cité dans ses remarquables Mémoires d'un Parisien.

« Et tandis que les bonshommes, couverts de boue, éclaboussés de sang, gravissent péniblement leur indescriptible calvaire, la « grande guerre » à l’arrière est traduite en livres, en articles, en dessins, en films, en chansons. Une horde d’industriels de la pensée et de l’image se sont jetés sur la grande catastrophe comme des mouches sur une charogne. A de rares exceptions près, ceux qui font la guerre ne sont pas ceux qui la racontent. A l’arrière, chaque profiteur a son filon, sa boutique, où il détaille, à tant la  ligne, le dessin où la scène, l’héroïsme des autres ; et les civils ne peuvent apercevoir le grand drame qu’à travers les verres de couleur de ces charlatans qui vivent de la guerre, tandis que les autres en meurent.

Au cinéma, le permissionnaire contemple avec stupéfaction des sections de figurants enthousiastes, qui franchissent de terribles barrages de pétards à un sou et montrent aux gogos de l’arrière comment on meurt sur le front, le sourire aux lèvres et la main sur le cœur, tandis que l’orchestre susurre La Valse Bleue. Dans les beuglants, de faux poilus affirment, convaincus, qu’il ne faut pas s’en faire et qu’ils ne passeront pas, tandis que les dondons aux florissants appas célèbrent l’éternelle bonne humeur des « chers poilus » en exhibant leurs mollets pour faire tenir jusqu’aux bouts les vieux messieurs de l’orchestre.

Les feuilles humoristiques perpétuent la légende du poilu rigolo et s’acharnent sur les lâches Boches qui ne s’interrompent de couper les mains des petites filles que pour lever les leurs en l’air. Quant aux grands journaux dits d’information, leurs colonnes sont bourrées d’enthousiastes récits de combat et de ces ineptes bons mots de poilus, composés à la grosse par des spécialistes qui jadis faisaient pour le même prix les mots de Forain ou de Tristan Bernard.

Mais ce qui déconcerte le plus les soldats, c’est de voir que l’élite des intellectuels n’a pas su s’élever au-dessus du patriotisme de cinéma et fait chorus avec les vils professionnels du bourrage de crâne. »

 

 

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17:23 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : galtier-boissière, crapouillot, bourrage de cranes | | |