lundi, 14 juin 2010
Quand la Grande Muette parlera
A propos du bourrage de crane, cet extrait de Quand la Grande Muette parlera, chronique du premier numéro du Crapouillot, écrit en juillet 1916 par Jean Galtier-Boissière et cité dans ses remarquables Mémoires d'un Parisien.
« Et tandis que les bonshommes, couverts de boue, éclaboussés de sang, gravissent péniblement leur indescriptible calvaire, la « grande guerre » à l’arrière est traduite en livres, en articles, en dessins, en films, en chansons. Une horde d’industriels de la pensée et de l’image se sont jetés sur la grande catastrophe comme des mouches sur une charogne. A de rares exceptions près, ceux qui font la guerre ne sont pas ceux qui la racontent. A l’arrière, chaque profiteur a son filon, sa boutique, où il détaille, à tant la ligne, le dessin où la scène, l’héroïsme des autres ; et les civils ne peuvent apercevoir le grand drame qu’à travers les verres de couleur de ces charlatans qui vivent de la guerre, tandis que les autres en meurent.
Au cinéma, le permissionnaire contemple avec stupéfaction des sections de figurants enthousiastes, qui franchissent de terribles barrages de pétards à un sou et montrent aux gogos de l’arrière comment on meurt sur le front, le sourire aux lèvres et la main sur le cœur, tandis que l’orchestre susurre La Valse Bleue. Dans les beuglants, de faux poilus affirment, convaincus, qu’il ne faut pas s’en faire et qu’ils ne passeront pas, tandis que les dondons aux florissants appas célèbrent l’éternelle bonne humeur des « chers poilus » en exhibant leurs mollets pour faire tenir jusqu’aux bouts les vieux messieurs de l’orchestre.
Les feuilles humoristiques perpétuent la légende du poilu rigolo et s’acharnent sur les lâches Boches qui ne s’interrompent de couper les mains des petites filles que pour lever les leurs en l’air. Quant aux grands journaux dits d’information, leurs colonnes sont bourrées d’enthousiastes récits de combat et de ces ineptes bons mots de poilus, composés à la grosse par des spécialistes qui jadis faisaient pour le même prix les mots de Forain ou de Tristan Bernard.
Mais ce qui déconcerte le plus les soldats, c’est de voir que l’élite des intellectuels n’a pas su s’élever au-dessus du patriotisme de cinéma et fait chorus avec les vils professionnels du bourrage de crâne. »
17:23 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : galtier-boissière, crapouillot, bourrage de cranes |
Commentaires
Voilà qui est dit, et bien dit. En effet.
Écrit par : Tanguy | lundi, 14 juin 2010
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