vendredi, 24 septembre 2010
Bonjour Sagan
Une histoire de Côte d'azur, d'accident de voiture, de soleil. La mise en scène tragique et dérisoire d’une France des années cinquante, à la fois défaite et victorieuse. Dans la société de consommation émergente, la seule éducation sentimentale encore possible, c'est d'accepter qu'on ne sera heureux que dans et par le plaisir, celui qu’on consomme à toute allure, au risque oui, de l'égoïsme, de la défaite et de la destruction de tout ce qui n'est pas lui. Ce narcissisme effroyable, que l'américain Cristopher Lasch nomme aussi survivalisme (1), Françoise Sagan en a fixé les contours naissants dans cette histoire simple et presque banale qu'elle raconte à toute berzingue, à toute allure, en une écriture minimaliste - tant et si bien qu'on la croirait déjà couchée sur papier pour le livre de poche, le supermarché ou la ligne de métro.
La société de consommation vend et consomme tout, certes. Sagan, cette fille de Flaubert au cynisme sensuel (ou à la sensualité cynique – on ne sait comment le dire), rappelle qu'au moins quelque chose passe entre les mailles, que ni le supermarché ni la voiture de sport ne peut vendre ou produire. Et ce sentiment, avec l'élégance d'un Musset, elle le sait parfaitement littéraire. C'est pourquoi elle le salue en cette phrase digne d'anthologie qui fit sa gloire : « Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C'est un sentiment si complet, si égoïste, que j'en ai presque honte alors que la tristesse m'a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l'ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. (...) Je répète ce nom très bas et très longtemps dans le noir. Quelque chose monte alors en moi que j'accueille par son nom, les yeux fermés : Bonjour Tristesse. »
La fin de Sagan est triste. Son implication dans l’affaire Elf, ainsi que tout ce qui s’en suivit, sordide Il y a tout juste six ans aujourd’hui, la mort du « charmant petit monstre », comme l’avait baptisée François Mauriac, avait réveillé la bienveillance des éditeurs à l’égard de son œuvre. Denis Westhoff, son fils unique, héritier de ses dettes (deux millions d’euros), déposait Julliard de ses droits, arguant du fait que la maison n’avait rien fait pour soutenir cette œuvre jugée « désuète » et dorénavant non rentable. Il proposa à Stock d’accueillir l’œuvre complète, avec correspondance et inédits. La réédition semble un succès, avec une programmation jusqu’en 2011.
Sagan peut-elle vraiment gagner une postérité ? De son propre aveu, elle « se fichait pas mal de ce que deviendraient ses livres ». Il y avait dans son phrasé quelque chose de cinématographique et d’éphémère, fondement de ce qu'on appela sa « modernité ». Sagan comprit-elle dès la fin des années cinquante que la véritable « nouvelle vague » ne pourrait être seulement littéraire, mais au final purement cinématographique ? En 1963, c’est elle qui écrivait le scénario de Landru, un film de Claude Chabrol, qui vient de mourir. Et en 70, elle adaptait pour Marc Allégret Le bal du comte d’Orgel. Hormis ces quelques incursions, le cinéma parut pourtant la laisser de glace, tout comme d’ailleurs la politique: en allant chercher son pseudonyme chez Proust, Françoise Qoirez n’avait qu’à moitié coupé les ponts avec une certaine tradition française qui ne devait pas passer le siècle, tout comme l’élégance désabusée qu’elle nous lègue in fine.
(1) C .Lasch, Le moi assiégé, Climats 2008
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samedi, 07 février 2009
L'Etude (dédiée à Georges Pérec et Françoise Sagan)
Ce port résolu, ce livre vert fermé, pressé contre soi, ce rameau d’olivier tenu si négligemment qu’on la croirait sur le point de le porter à ses lèvres pour en mâcher distraitement un petit brin : Ce billet affirme la volonté, l’intelligence et la joie d’une étudiante émancipée juste ce qu'il faut, mais encore stricte et très stylée dans un chandail élégamment torsadé, sagement boutonné, soigneusement repassé, les traits un peu sévères à cause de l’arceau vert qui rejette ses boucles de cheveux et dégage son front. Classique mais, déjà, oh déjà, si moderne : L’Étude de 1945 affiche une beauté en technicolor. Songe-t-elle à quelque film américain qu’elle irait voir, avec un amoureux ? Quelque air de swing qu’on danserait, une histoire de vacances sur la côte d’Azur ? Une histoire de soleil, simple et presque banale, racontée à toute vitesse, à toute allure, - tant et si bien qu'on la croirait couchée sur papier pour le livre de poche déjà, le supermarché, la décapotable. Sagan, cette fille de Flaubert, rappelait en ces temps-là avec l'élégance d'un Musset : "Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C'est un sentiment si complet, si égoïste, que j'en ai presque honte alors que la tristesse m'a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l'ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. (...) Je répète ce nom très bas et très longtemps dans le noir. Quelque chose monte alors en moi que j'accueille par son nom, les yeux fermés : Bonjour Tristesse."
On l’imagine ensuite, Sylvie d’un quelconque Jérôme devenue rien qu’une chose en son salon, écoutant un air de jazz dans un poste radio d’après-guerre que lui aurait offert ses parents. « L’œil glisserait sur la moquette… » Fièrement élancée, lançant loin devant elle et devant sa vie le regard, fièrement assurée devant le globe qui tourne sur lui-même dans son dos, grosse boule liquide d’où émergent des continents, des hommes… Un monde dont le centre, sur la vignette, n’est la France qu’afin de lui permettre de se croire la citoyenne d’un pays calfeutré, elle-même, n'étant que pour elle-même le centre d’un monde déjà sur orbite. Quelques quinze ans plus tard, ils, comme disent les gens simples, poseraient le pied sur la lune. Sur le billet qui porte aussi le nom de Génie français, cette figure, donc, à peine allégorique et déjà très individualisée de l’Étude. Une figure qui n’a plus grand chose à voir avec la statuaire de ses ancêtres du dix-neuvième que logeaient encore les billets roses et bleus de la Belle Epoque. Ce billet, qui est l'œuvre de Sébastien Laurent, fut imprimé sur papier de ramie et frappé de très beaux filigranes. Il est le dernier à posséder une telle largeur : décidant, en 1952, d'homogénéiser sa production, le gouvernement de la Banque de France le condamnait implicitement : le retrait définitif de l'Etude s'opéra un 11 décembre 1956. Georges Pérec avait vingt ans. Françoise Sagan, à peine un de plus. Le monde allait s’emplir de plus en plus de choses. Bonjour, tristesse.
15:13 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, pérec, sagan, l'étude, billets français, bonjour tristesse |