Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 26 août 2010

Le cimetière marin

Tour de force poétique absolu, chant du virtuose : ici, la métaphore in absentia, Valéry l’esthète a réussi à obtenir d’elle qu’elle se dévoile au regard de tous, redevienne chaque fois qu’un visiteur se présente devant sa propre tombe in praesentia, et du fait de la réalité même, cesse d’être une énigme : « ce toit tranquille où marchent des colombes », dévoilement du référent à jamais recommencé, la mer, en effet.  Je ne connais autre poète pour réussir dans une telle concrétude (celle de sa propre mort), à matérialiser l’Idéal, comme disait Mallarmé, à domestiquer finalement « l’absente de tout bouquet », et  à véritablement « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », tout en invoquant bel et bien l’absence, à convoquer aussi surement la présence.

Sete_tombe_Valery_(cimetiere_marin).JPG

Et pas n’importe comment, s’il vous plait.

Et pas n’importe quelle présence, songez-y : celle de la mer, celle de midi, présence qu’il fit à jamais plier devant le monument de sa propre tombe. Geste fou de l’orgueil poétique, du dédain souverain, certainement : Paul Valéry ne devait pas être un vivant bien commode, j’en ai l’intime conviction. Et je me demande en combien de temps fut composé ce chef d-œuvre impeccable, digne d’un Ancien. C’est ce que je ressens à chaque fois que je m’élève jusqu’à ce tombeau des Gassi, et que cette « récompense après une pensée » se mue à la fois en regard et en élucidation, dans la récitation – au sens pur – de la parole – frêle palpitation entre deux silences :


 

Ce toit tranquille, où marchent des colombes, 
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
O récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux!

 

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d'imperceptible écume, 
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l'abîme un soleil se repose, 
Ouvrages purs d'une éternelle cause, 
Le temps scintille et le songe est savoir.

 

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous une voile de flamme, 
O mon silence! . . . Édifice dans l'âme,
Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit!

 

Temple du Temps, qu'un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m'accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l'altitude un dédain souverain.

 

Comme le fruit se fond en jouissance, 
Comme en délice il change son absence 
Dans une bouche où sa forme se meurt, 
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l'âme consumée 
Le changement des rives en rumeur.

 

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change! 
Après tant d'orgueil, après tant d'étrange 
Oisiveté, mais pleine de pouvoir, 
Je m'abandonne à ce brillant espace, 
Sur les maisons des morts mon ombre passe 
Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir.

 

L'âme exposée aux torches du solstice, 
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié! 
Je te tends pure à ta place première, 
Regarde-toi! . . . Mais rendre la lumière 
Suppose d'ombre une morne moitié.

 

O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d'un coeur, aux sources du poème,
Entre le vide et l'événement pur,
J'attends l'écho de ma grandeur interne, 
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l'âme un creux toujours futur!

 

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l'attire à cette terre osseuse?
Une étincelle y pense à mes absents.

 

Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière, 
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!

 

Chienne splendide, écarte l'idolâtre!
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes, 
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux!

 

Ici venu, l'avenir est paresse.
L'insecte net gratte la sécheresse;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air
A je ne sais quelle sévère essence . . .
La vie est vaste, étant ivre d'absence,
Et l'amertume est douce, et l'esprit clair.

 

Les morts cachés sont bien dans cette terre 
Qui les réchauffe et sèche leur mystère. 
Midi là-haut, Midi sans mouvement 
En soi se pense et convient à soi-même 
Tête complète et parfait diadème, 
Je suis en toi le secret changement.

 

Tu n'as que moi pour contenir tes craintes! 
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes 
Sont le défaut de ton grand diamant! . . . 
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres, 
Un peuple vague aux racines des arbres 
A pris déjà ton parti lentement.

 

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?
La larve file où se formaient les pleurs.

 

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu!

 

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge
Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse?
Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi!

 

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse!
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel!

 

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées, 
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N'est point pour vous qui dormez sous la table, 
Il vit de vie, il ne me quitte pas!

 

Amour, peut-être, ou de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir!
Qu'importe! Il voit, il veut, il songe, il touche!
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d'appartenir!

 

Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas!

 

Non, non! . . . Debout! Dans l'ère successive!
Brisez, mon corps, cette forme pensive!
Buvez, mon sein, la naissance du vent!
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme . . . O puissance salée!
Courons à l'onde en rejaillir vivant.

 

Oui! grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l'étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil

 

Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre!
L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs!

 

Paul Valery

Commentaires

Ah merci. Et Dieu comme j'aime ce vers :

"Le vent se lève! ... il faut tenter de vivre!"

Écrit par : Tanguy | jeudi, 26 août 2010

Que j'aime ce vers itou !
Et dans ma tête, je l'ai tjs associé à cet autre de Mallarmé.
Comme si entre le Cimetière marin et Brise marine, il y avait comme deux frères qui se répondaient :

"Le vent se lève !...Il faut tenter de vivre !
Fuir ! Là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres "

Écrit par : Bertrand | jeudi, 26 août 2010

deux frères je ne sais pas, mais les voici sur scène depuis peu c'est rarissime :



http://www.youtube.com/watch?v=Qln_f3haFoE&playnext=1&list=PL7A6E2D1651306453





http://www.youtube.com/watch?v=8MNp9Olctds&playnext=1&list=PL69DBF2F40420F9E7

Écrit par : mscully | mardi, 05 avril 2011

Le cimetière marin lieu magique qui descend par des escalier et des terrasses vers la Grande Bleue, à Sète ou la mer "sans cesse recommencée" vient battre les côtes de mon âme. Merci de nous faire partager le poème de Valery, poète injustement décrié pour son académisme, enterré dans une tombe sans fard ni pompe.
Il s'agit d'un endroit qui m'est cher.

Vous trouverez aussi inhumés dans ce cimetière Jean Vilar et Charles Lemaresquier

Écrit par : -Upsilon- | jeudi, 26 août 2010

Par Zénon et la grande mer ! Ce cimetière a du "Charme(s)"... J'aime "la métaphore in absentia", et le "geste fou de l'orgueil poètique". C'est immense ! Solko dans ses grands jours assurément. Je vous suis et vous lis recueillie, vous relis, vous relie...(Encero nu etaru sharda!)
Pra la nobne étiami nyolotésiose !

Écrit par : Frasby | samedi, 28 août 2010

rien à voir avec votre post, mais j'ai pensé que cela vous ferait plaisir de découvrir la poésie d'une résidente lyonnaise, annie salager:

QUELQU'UN

Au souvenir adorable de ce qui jamais fut la vie

Sous sa paupière de mythes quelqu’un

Avait l’enfance d’un jouet de lumière

Quand trop d’humain l’eut piétiné

Dans le cœur jour à jour sali

Par son double de violence

Quand trop d’humain l’eut piétiné

Il se remit à respirer comme il l’avait cru impossible

En trébuchant sur le chaos

Des sueurs d’angoisse et des voix

L’air lui emplissait la poitrine d’une musique de couleurs

Et son cœur silencieux choisit de les aimer

Sous l’humiliation obscure de ce qui jamais fut la vie.

Écrit par : gmc | mardi, 31 août 2010

@GMC : Annie Salager, bien sûr ! J'ai sous les yeux un recueil dirigé par Raoul Becousse, "Poésie à Lyon", qui date de 1979 dans laquelle on cite quelques poèmes d'elle. De 1961 à 1978, elle a beaucoup publié, et après aussi sans doute. Merci GMC de ce clin d'oeil à une lyonnaise.

Écrit par : solko | mardi, 31 août 2010

Les commentaires sont fermés.