mercredi, 18 novembre 2015
Gethsémani
« Elle est retrouvée.
Quoi ? — L'Éternité !
C'est la mer allée
Avec le soleil »
Rimbaud a défini en poésie une conception de l’éternité dont les temps modernes ont fait un bréviaire ainsi qu’un mode d’emploi : une éternité de l’instant, fantasmée dans un moment d’extase, lequel s’énonce dans une sorte d’eurêka lyrique. L'Éternité se donnerait à ressentir, à contempler crument et seulement dans le spectacle sans cesse renouvelée de la nature.
« Là pas d'espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr… » (1)
D’extase, et non de grâce. Au cri de son âme encore inquiète du salut chrétien, l’adolescent oppose ce spectacle du renouvellement sans fin des jours et des saisons, la lumière crue de ce soleil de midi que Valéry, un peu plus tard, placera à son tour comme borne ultime de sa conscience, face à la tombe familiale :
« Midi le juste y compose à grands feux
La mer, la mer, toujours recommencée… » (2)
« Vous êtes à l’étroit dans vos cœurs », lança Paul de Tarse aux Corinthiens (II, 3,12) Les poètes, de tous les hommes, sont sans doute les plus enclins, non pas seulement à ressentir, mais à exprimer cette étroitesse.
A Gethsémani, le Christ lui-même a subi cette tentation du néant. Marc rapporte son cri fameux : « Mon âme est triste à en mourir », tandis qu’il commence à souffrir « la crainte et l’angoisse » de l’agonie : « Abba, écarte de moi cette coupe », jette-t-il, avant de redevenir pleinement le Fils en acceptant la mort comme le passage obligé vers une éternité bien réelle, et non fantasmée : « Non ce que je veux moi, mais ce que tu veux, toi ». (3)
Au fond, l’accès à une éternité réelle n’est possible que si Dieu brise ce cycle qui est celui du péché, par un acte surnaturel : le salut. « Les Justes ne se désolent pas, quand retentit à leurs oreilles le Profiscere, ce signal de dé part qui jette l’épouvante dans l’âme des mondains. Les justes ne s’affligent pas de quitter les biens de ce monde, puisqu’ils en ont toujours tenu leur cœur détaché » (4) Bien dit. Mais pécheurs nous sommes tout autant que Justes, les deux mêlés, entre consolation et désolation.
Dans la prière sacerdotale du Christ que relate Saint Jean, le Fils livre sa Vérité sur l’éternité : « Père, l’heure est venue. Glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie puisqu’aussi bien tu lui as donné pouvoir sur toute créature pour qu’il donne la vie éternelle à la totalité de ce dont tu lui as fait don. Or la vie éternelle, c’est de te connaître, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (5)
Ce moment de Gethsémani, cette entrée en agonie, est le seul passage du Nouveau Testament dans lequel le Christ se laisse rencontrer, ainsi dissocié, le Fils de l’homme parlant du Fils de Dieu à la troisième personne, en un seul Être. Quelle beauté ! Quel enseignement ! Quelle expression, aussi, de ce Dieu trinitaire : puisque la vie éternelle accomplie, c’est de connaître Dieu, toute autre approche de l’éternité au sein de l’existence limitée ne peut être qu’une sensation fausse, poétique. Pour connaître le Père, il faut mourir, et mourir en juste, et pour mourir en juste, il faut mourir en racheté, c'est-à-dire dans le Christ. Sans le Christ, oui, sans la compréhension du sacrifice du Christ et de sa Passion, nous sommes à l’étroit dans notre cœur, parce que ne s’y trouvent que nous-mêmes et nos semblables. Tout, le meilleur comme le pire peut alors arriver, surtout lorsque la soif de Dieu s’égare et se fige en son contraire.
« Je veux réaffirmer avec vigueur que la voie de la violence et de la haine ne résout pas les problèmes de l’humanité. Utiliser le nom de Dieu pour justifier cette voie est un blasphème », a rappelé le pape François il y a trois jours, lors de sa condamnation des attentats parisiens. C’était certes parler en chrétien : tuer son prochain, c’est sacrilège vis-à-vis du Père comme surtout vis-à-vis du Fils et de son sacrifice auquel on inflige le pire des mépris. Mais notre chère République, qui considère que le blasphème est un droit, peut-elle comprendre cela ? Dans son mépris du Christ qu’elle aussi blasphème allègrement, elle vous dira simplement que toute vie en vaut une autre, que tuer est immoral au regard de sa conception du vivre ensemble, certes. Comme elle se bornera par ailleurs à vous dire que l’éternité repose dans un beau coucher de soleil.
La République révèle ainsi sa limite et son insuffisance devant les gouffres de l’âme humaine. Faire la morale, elle ne sait pas faire, même si elle le prétend avec outrecuidance et stupidité : quand cette gauche lâche et schizophrène qu'incarne l'actuel président le comprendra-t-elle enfin ? Jamais, sans doute. A une théologie du Mal absolu comme celle de l’Islamisme radical, on ne peut pourtant répliquer que par une théologie du Bien véritable. Il ne s’agit pas d’opposer un dieu à un autre, mais de rappeler souverainement qu’après le sacrifice du Fils de Dieu en rémission du péché de tous les hommes, tout sacrifice sanglant de fils et de filles des hommes au nom de Dieu est d’inspiration purement et uniquement satanique, quelque slogan spectaculaire qu’on brandisse stupidement en l’accomplissant. Satanique, et rien d'autre.
fronton de l'église de Toutes-Les-Nations, Gethsémani
- Rimbaud, L’Eternité, 1872
- Valéry, Cimetière Marin, 1920
- Evangile selon saint Marc (14,34/37)
- « La mort du juste », Préparation à la Mort, Alphonse de Liguori
- Evangile selon saint Jean (17,1/4)
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jeudi, 26 août 2010
Le cimetière marin
Tour de force poétique absolu, chant du virtuose : ici, la métaphore in absentia, Valéry l’esthète a réussi à obtenir d’elle qu’elle se dévoile au regard de tous, redevienne chaque fois qu’un visiteur se présente devant sa propre tombe in praesentia, et du fait de la réalité même, cesse d’être une énigme : « ce toit tranquille où marchent des colombes », dévoilement du référent à jamais recommencé, la mer, en effet. Je ne connais autre poète pour réussir dans une telle concrétude (celle de sa propre mort), à matérialiser l’Idéal, comme disait Mallarmé, à domestiquer finalement « l’absente de tout bouquet », et à véritablement « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », tout en invoquant bel et bien l’absence, à convoquer aussi surement la présence.
Et pas n’importe comment, s’il vous plait.
Et pas n’importe quelle présence, songez-y : celle de la mer, celle de midi, présence qu’il fit à jamais plier devant le monument de sa propre tombe. Geste fou de l’orgueil poétique, du dédain souverain, certainement : Paul Valéry ne devait pas être un vivant bien commode, j’en ai l’intime conviction. Et je me demande en combien de temps fut composé ce chef d-œuvre impeccable, digne d’un Ancien. C’est ce que je ressens à chaque fois que je m’élève jusqu’à ce tombeau des Gassi, et que cette « récompense après une pensée » se mue à la fois en regard et en élucidation, dans la récitation – au sens pur – de la parole – frêle palpitation entre deux silences :
01:02 Publié dans Des Auteurs, Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, poèsie, paul valéry, sète, cimetière marin |