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samedi, 01 novembre 2008

Monde sans évasion possible

« Dès avant même de sortir de l'enfance, il me semble que j'eus, très net, le sentiment qui devait me dominer pendant toute la première partie de ma vie : celui de vivre dans un monde sans évasion possible, où il ne restait qu'à se battre pour une évasion impossible. J'éprouvais une aversion mêlée de colère et d'indignation pour les hommes que je voyais s'y installer confortablement. Comment pouvaient-ils ignorer leur captivité ?  Comment pouvaient-ils ignorer leur iniquité ? »

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Victor Serge

Mémoires d'un révolutionnaire ( 1905 - 1941)

Prisonnier by Stazii

On peut trouver les Œuvres de Victor Serge chez Robert Laffont (collection Bouquins) dans une édition préfacée par Jil Silberstein et annotée par Jean Rière. Toute la complexité de la situation en Russie, avant, pendant et surtout après 1917 y est exprimée en des termes justes. Les Mémoires d'un Révolutionnaire, notamment, (le texte le plus autobiographique de Victor Serge), expliquent de façon assez douloureuse mais avec grande clarté qu'une génération entière de russes n'eut le choix qu'entre la Terreur Blanche et la Terreur Rouge, et que la première eût été pire pour le plus grand nombre que la seconde qui le fut également. Toute la vie de Serge est traversée par la ferveur révolutionnaire qui hante cette Révolution dès son origine, et par tous les paradoxes qui en découlent. Il meurt dans un taxi, le 17 novembre 1947. En 1954, écrit son biographe, « faute  de concession perpétuelle, il est transféré dans une fosse commune. »

 Lui dont le nom était devenu célèbre dans le monde entier, il rejoint ainsi la foule d'anonymes que ses pages ont fait vivre, et que traverse une question récurrente - la question bourgeoise par excellence : « Pourquoi écrire un nom ? » 

 

10:49 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : victor serge, littérature | | |

jeudi, 30 octobre 2008

Les octobres de Léon Bloy.

« Laisse là ces feuilles, ma fille, je t'en supplie ! Ne sens-tu pas que c'est un décor sublime ? Serais-tu de ces sottes qui voit toujours le balai ou le râteau à la main et qui ont de l'ordre une idée si basse que leur diligence effacerait jusqu'à la Beauté divine ? Est-ce donc pour balayer et détruire ces feuilles admirables qui épuisent, en octobre, les deux tiers de la palette, que tu as arboré cette magnifique robe de safran ?

Personne, je le vois bien, ne  t'a jamais enseigné que le platane étant, d'après le Saint-Texte, un des arbres mystérieux désignés pour symboliser Marie, il est en même temps celui de tous dont le feuillage retient le plus souvent et avec le plus d'éclat les adorables couleurs du soleil mourant. »

Léon Bloy – « Octobre » (Petits poèmes en prose).

 

21 octobre 1894 : - Je prie comme un voleur demande l'aumône à la porte d'une ferme qu'il veut incendier.

27 octobre 1894 : Il faut être des mendiants à la porte des cimetières ! Des mendiants habillés de feu !

29 octobre 1895 : Faire de l'Art pour de l'argent ! m'écrit de Goux. Travailler pour vivre ! Quelle horreur ! ... alors qu'il ne peut être question que d'avoir de l'argent pour faire de l'Art et de vivre pour travailler.

3 octobre 1902 : Le boulanger, ce matin, m'a parlé de ma note avec une éloquence intérieure, comme autrefois, les premiers chrétiens parlaient du Royaume de Dieu

31 octobre 1903 : Vu, à l'église, notre doyen qui s'approche plein de sourires, pour me remercier de l'exemplaire que je lui ai fait expédier avec cette dédicace : "de la brebis galeuse au bon pasteur." Je proteste contre la brebis galeuse, me dit-il. Mais il ne proteste pas contre le bon pasteur.

 29 octobre 1905 : Révolution, bouleversement effroyable en Russie : serait-ce enfin le commencement de l'universelle conflagration attendue par moi si longtemps ?

8 octobre 1906 : Pour gagner du temps, je fais usage, une première fois, de l'autobus. Ah, je n'échapperai pas aux inventions modernes. Il est vrai que c'était pour courir à la Nouvelle Revue, où mon Epopée Byzantine est acceptée.

15 octobre 1907 : Une commerçante est polie et même affable. Menacée de perdre 50 centimes, elle devient une tigresse, en une seconde

16 octobre 1914 : Après Reims, c'est le tour d'Arras, la merveilleuse capitale artésienne. Son sublime hôtel de ville est en ruines. Le beffroi subsiste encore mais pour combien de jours ?

Le journal de Bloy s'achève un 20 octobre 1917, sur ces mots : « Après-midi, mandat de 50 francs envoyé par Lamoureux. Jeanne lui répond. »

 

Léon Bloy s'éteint le 3 novembre qui suit, à 6 heures 10 du matin.

 

01:19 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : léon bloy | | |

dimanche, 26 octobre 2008

Le mot d'Hannah

"La culture de masse apparait quand la société de masse se saisit des objets culturels et son danger est que le processus vital de la société comsommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira."

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Hannah Arendt, (La Crise de la Culture - 1959)

P.S. : J'aime beaucoup, mais alors beaucoup, beaucoup, la photo du milieu.

13:59 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (23) | Tags : littérature, crise, hannah arendt, philosophie, culture | | |

samedi, 25 octobre 2008

Paroles obscures

Vous trouvez mes paroles obscures ? Mais l'obscurité est dans nos âmes, n'est-ce pas votre avis ?  (J.Joyce, Ulysse)

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22:06 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (28) | Tags : joyce, littérature, clin d'oeil, dublin, ulysse, lacan | | |

vendredi, 24 octobre 2008

Béraud, toujours en enfer ?

Connaissez-vous le Photon ?

Ce blog, régulièrement, célèbre les dates anniversaires d'événements historiques, de naissances ou de décès d'hommes célèbres. Je m'y promène régulièrement avec plaisir. Or voici qu'hier soir, j'y découvre un billet consacré à la mort d'Henri Béraud, il y a tout juste cinquante ans. Mort qu'au passage, la ville de Lyon (dont Béraud est le natif et sans doute le plus grand écrivain qu'elle ait "produit") la ville de Lyon, donc, s'est bien gardée, une fois de plus, de célébrer. Henri Béraud, pour tous ceux qui ont lu La Gerbe d'Or, Qu'as-tu fais de ta jeunesse, Les derniers Beaux Jours (œuvre autobiographique), Le bois du templier pendu, Les lurons de Sabolas, Ciel de Suie  (Œuvres romanesques), Le Flaneur salarié, Rendez-vous européens ( œuvre journalistique), L'école lyonnaise de peinture, Jacques Martin, François Vernay ( œuvre de critique d'art) Béraud, disais-je, est un auteur de la dimension de Giono, de celle de Guilloux. Ceux qui souhaitent le découvrir davantage trouveront juste à gauche, dans la rubrique "La bibliothèque est en feu" de quoi satisfaire leur première curiosité. Bien après la mort de Béraud, un journaliste a demandé à De Gaulle pourquoi il lui avait accordé sa grâce. Le Général laissa tomber ces mots, en pleine conférence de presse : « Béraud, ce n'était pas rien. Mais il était contre moi ».

Victime de ce que Jean Paulhan nomma un jour  La Terreur dans les Lettres dans son fameux essai les Fleurs de Tarbes, l'œuvre de Béraud n'est jamais sortie de l'enfer dans laquelle de bons confrères l'a poussée. C'est à présent un auteur pour happy few. Je laisse ici quelques lignes de lui, in memoriam. Il s'agit d'un extrait de la préface de son autobiographie, Qu'as tu fait de ta jeunesse :

« Fallait-il écrire ces choses en ce moment ? Eût-il fallu les écrire demain ? Laissant courir ma plume, je me demande si ce livre paraîtra jamais. Est-il sage, est-il bon de chercher dans hier un peu d'espoir pour demain ? Beaucoup, parmi ceux de mon temps n'osent pas le croire. Ce n'est pas pour eux que j'écris.

Vais-je prétendre, après tant d'autres, que je m'adresse à nos fils ? Qu'aurais-je à leur dire ? Rien. Ceux de mon âge n'ont rien à dire à la jeunesse, et la jeunesse n'a rien à leur dire. On ne peut qu'échanger des conseils contre des confidences. Indigne, horrible marché, tout à l'avantage des vieux qui, recevant l'or de la vie, ne vendent que les devises crasseuses et démonétisées de leur expérience. Les dieux me préservent de finir ainsi. Ma vie, heureusement, ne me permet pas de me citer en exemple, et mon ignorance aurait plutôt besoin de leçons. Tout ce que je puis, c'est imiter nos anciens qui chauffant leurs vieilles jambes sur le seuil de leur chaumière, essayaient de se survivre en disant à voix cassée ce qu'ils croyaient avoir vécu.  Comment userions-nous les jours de notre déclin, sinon en offrant à ceux qui viendront le simple récit de ce que nous vécûmes, une image fanée de ce qu'a détruit la folie du monde, un pâle film animant sur l'écran les dernières lueurs d'une époque oubliée ?

Ceux-là ne se tromperont point qui trouveront dans ces pages l'écho d'un chant de regret. Un chant mêlé de rires et de larmes. Ainsi va la vie. Ainsi parlent aux hommes les vrais livres, pétris de faiblesse humaine et d'espoir perdus.

J'écris pour ceux qui ne verront pas ce que j'ai vu. Si plus tard, quelque adolescent au cœur simple ouvre mon livre, il saura que je l'ai fait pour lui. C'est à lui que je penserai durant ces nuits où je vais chercher à tâtons mes fantômes. Et quand à mon tour je ne serai qu'une ombre au pays des ombres, il me connaîtra mieux que mes compagnons de route, bien mieux que ces vivants aux trois quarts ensevelis qui sont mes contemporains.

 

 

 

 

08:20 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : littérature, lyon, béraud, culture, politique | | |

dimanche, 19 octobre 2008

Médecin des pauvres.

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Le personnage narrateur de deux excellents romans lyonnais, peut-être les deux meilleurs qui soient, est un médecin, et un médecin des pauvres. Qu'en faut-il en penser ? Est-ce un hasard ?

Ciel de Suie, le troisième volet de la série de La Conquête du Pain d'Henri Béraud parait aux Editions de France, en 1933. Le Passage de Jean Reverzy est publié chez Julliard, en 1954. Béraud n'a alors plus que quatre ans à vivre, puisqu'il s'est éteint à Saint-Clément les Baleines, le 24 octobre 1958. Et Reverzy plus que cinq, qui est mort brutalement le 9 juillet 1959.

Entre les deux, une indéniable unité de ton dans la mélodie.

Béraud, tout d'abord, puis Reverzy :

 

 « Mon métier n'est pas d'écrire. Je suis médecin à la Croix-Rousse, médecin des canuts, une espèce de rebouteux en jaquette et chapeau melon. Mes clients sont mes amis. Ils m'appellent tantôt le Docteur comme s'ils n'en connaissaient point d'autre, et tantôt le Militant, à cause de mes opinions qui sont les leurs. Souvent, le soir, avant d'aller en vieux garçon que je suis vider un carafon de marc aux cafés de Bellecour, je m'attarde à trinquer avec eux. Ailleurs, on m'a fait la réputation d'un cynique, et même d'un méchant homme. Mes canuts trouvent que je suis trop franc :

- On vous l'a bien fait payer, disent-ils.  Quand je ne suis pas là, ils ajoutent.

- S'il avait su se taire, il ne passerait pas sa vie à soigner les pauvres !...  Les braves gens ! Ils connaissent, eux, le goût amer de la vérité. Je ne me plains pas. En agissant comme je l'ai fait, je savais que j'allais perdre. Qu'importent la quiétude et la douceur de la vie, s'il faut les payer du mépris de soi-même ? »

 

« J'étais un petit docteur attaché à une banlieue triste. Je savais un peu de médecine : la digitale ranime les cœurs, la morphine endort les douleurs, la pénicilline modère les fièvres. Quand je devinais un cancer, un peu attristé, je disais : vous entrerez à l'hôpital. (...) Fixé dans ma ville, j'étais devenu le médecin d'un quartier malheureux; j'avais accepté ce destin et un horizon de hautes maisons misérables. Des infiniment pauvres, des intouchables puis des ouvriers des employés chétifs avaient frappé à ma porte : tout le jour ils venaient s'étendre sur mon divan brûlé par leurs fièvres, verni par la sueur de leurs angoisses. Le soir, un cartable sous le bras comme les policiers, j'escaladais les exténuants escaliers de la misère : ces spirales semblent mener au ciel et finissent au corridor noir de l'enfer prolétarien. Je pensais que ces gens m'aimaient et comme quelque chose persistait en moi de cette bonté naïve de l'enfance, cela m'avait longtemps suffi. »

 

Ciel de Suie et Le Passage ont bien d'autres parentés :

- Le décor de la ville de Lyon, d'abord, de la ville de Lyon telle qu'elle était dans la première moitié du vingtième siècle. - La tristesse et la douceur des destins qu'ils narrent l'un et l'autre, ensuite : 

Palabaud, l'interminable agonisant dont l'agonie finale éclaire la métaphore du titre, Patrice et Noëlle, les amants inavouables dont le sacrifice final entre soudain en résonance avec la suie d'un ciel ô combien béraldien. Une pudeur dans la narration, enfin, pudeur qui fait évidemment de Reverzy un des fils secrets d'Henri Béraud. Mais enfin, laquelle de ces filiations aurait pu être significative, si cette première - le narrateur-médecin des pauvres, avec toute la symbolique dont elle est chargée pour le lecteur - n'avait été d'abord rendue à ce point explicite.

 

 Illustration "Médecin et son patient", tirage photo de Beato FELICE, 2ème moitié XIXème siècle.

09:46 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : béraud, reverzy, littérature, lyon, romans, ciel de suie, place des angoisses | | |

samedi, 18 octobre 2008

Louis Guilloux et la chronique

Bien que Le Pain des rêves se présente à nous comme un récit d’apparence autobiographique, tous ses personnages appartiennent à ce que Louis Guilloux appelle sa Chronique, et qui prendra jour en 1949 dans Le Jeu de Patience. Une chronique est « un recueil de faits historiques, rapportés dans l’ordre de leur succession » (Petit Robert). Le genre connaît ses heures de gloire durant le haut Moyen Age avec Froissart et Joinville, qui fixent dans leurs chroniques (Vie de Saint Louis) les exploits de leurs Rois, ceci afin de laisser trace de leurs passages dans l’histoire des hommes.

9782070369096.gifDans Le Pain des Rêves, cependant il ne se passe rien. Rien de dramatique, rien qui soit digne d’être conté : un vieil homme coud. Il coud toute la journée, toute la semaine, tout le mois et toute l’année. Son petit-fils le regarde. Il regarde l’homme qui coud, « cette gravité plus pathétique que celle du penseur » et il rêve que son grand père est un roi. Ou plutôt, non, je corrige : « Ce n’était pas un roi, mais le Roi. Le roi lui-même enfermé depuis des années dans un cachot, autrefois une écurie, et qu’on venait de délivrer» Nous sommes à Saint-Brieuc, à la charnière entre le dix-neuvième et le vingtième siècle. Avec les démolitions des vieilles maisons du XVème siècle transformées en taudis, « l’esprit d’une nouvelle époque soufflait son chemin dans les ruines » L’enfant découvre l’école, les fêtes religieuses et militaires qui scandent l’année, le théâtre l’injustice sociale : il découvre ce qu’il appelle « la diabolique fantaisie du monde ». Sorte de petit chose l’enfant ne comprend pas pourquoi sa mère et son grand père sont si pauvres, pourquoi son frère est infirme, pourquoi, aux yeux de toute la ville, il fait partie des voyous de la rue du Tonneau. Puis le grand père meurt. Survient une étrange cousine, la cousine Zabelle, qui va s’occuper désormais de lui. Entre en scène un premier amour. Bientôt, l’enfant va entrer, lui, au lycée.

Toute l’intrigue du Pain des Rêves tourne autour de cette question que l’enfant qui grandit se pose malgré lui :  pourquoi sommes-nous si pauvres ? Le récit explore ainsi toute l'ambiguïté offerte par le titre : Parle-t-on du pain dont on rêve ou du rêve dont on se nourrit ? du pain fait rêve ou du rêve fait pain ? La déchristianisation en cours du pays transforme le  statut même du pauvre, le regard dont on l'enrobe comme celui qu'il pose sur lui-même et ses semblables.

Cela, Charles Péguy et Léon Bloy l'ont également noté. Rien de plus éloquent, à cet égard, que cette remarque de Bloy : "Le comble de la misère humaine, c'est la haine du pauvre par les pauvres." L'apprentissage de l'enfant-narrateur, dans cette France de 1905, consistera donc à placer tous ses efforts pour ne pas laisser cette misère morale le contaminer.  "Je doute qu'aucun amour vaille celui des pauvres, écrit Guilloux. Le nôtre était un amour religieux. Nous savions que cet amour-là n'était possible qu'à l'intérieur d'une certaine catégorie, qu'il n'était propre qu'à de certains êtres, vivant dans des conditions définies : les nôtres. (...) Oui, nous savions, et peut-être même était-ce ce que nous savions le mieux, que cet amour tirait sa plus grande force du fait qu'ailleurs, nous n'étions pas aimés."

(Le Pain des rêves, première partie)

Si l’on peut parler, à propos du Pain des Rêves de chronique, c’est en référence à ce souci constant de Guilloux, à la fois de parler vrai et d’offrir à ses personnages l’abri de sa mémoire. Comme beaucoup d’écrivains de sa génération Louis Guilloux a conscience d’appartenir à un monde dont on a dit beaucoup de mensonges et qui est voué à la dissolution : le monde du petit peuple, celui dont il est issu. L’homme du peuple : le romantisme lyrique et le naturalisme scientiste qui, tour à tour, en ont fait un motif littéraire, un thème bourgeois, l’ont soit mythifié, soit caricaturé, soit transfiguré. Hugo, ce n’est « qu’un grand et beau mensonge » nous dit Louis Guilloux. Or, ce mensonge demande une réparation. Ecrit en pleine période d’Occupation allemande, Le Pain des Rêves, récit d’enfance, galerie de portraits, début de la longue chronique qui occupera toute la suite de l’œuvre, jusqu’à L’Herbe d’Oubli,  aura été cette nécessaire réparation.

 

11:46 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : louis guilloux, le pain des rêves, saint-brieuc | | |

jeudi, 16 octobre 2008

Louis Guilloux : Le sang noir

La véd4e017904b5fe9d07c054c717769dc69.jpgrité de cette vie, ce n'est pas qu'on meurt. C'est qu'on meurt volé. 

Lorsque parait le Sang noir, dans la deuxième quinzaine d'octobre 1935, on ne voit tout d'abord que ce bandeau, qui résume la portée critique du roman. Les mots vie et vérité sont imprimés en grosses lettres; meurt en plus grosses encore, et volé en énormes.  Louis Guilloux vient d'avoir 35 ans « Tout grand roman suppose une idée du monde », a-t-il noté- dans son journal quelques mois plus tôt. Mourir volé : Le héros de son livre (Merlin, comme l’Enchanteur) devra incarner à lui seul cette tragédie là. Guilloux choisit l’année 1917, année des mutineries des poilus et de la révolution russe, pour situer l’action de son roman. C’est pour lui une évidence, 1917 étant à ses yeux l’année où tout bascule, où l’on passe du dix-neuvième au vingtième siècle. Merlin, qui dans son esprit prend déjà les contours de George Palante, devra mourir à l’aube de ce changement de siècle. Merlin, pâle fantôme alcoolisé de Kant dont il cite la Critique de la Raison Pure, ce qui, dans la bouche des élèves, deviendra facilement : « Cripure de la raison tique ». A ce personnage, il assigne une compagne, Maïa (l’illusion en russe et en hindi).

La ville où se déroule l’intrigue, bien qu’elle ne soit jamais nommée, sera Saint-Brieuc, la ville natale où il a grandi et fréquenté Palante ainsi que le lycée.

Ville dans laquelle il met en scène ce que les poilus ont appelé l'Arrière, cette humanité larvaire fait d’un monde de notables et de femmes de notables, toutes et tous uniquement préoccupés de survivre, et sacrifiant pour cela, goutte à goutte, le sang de leurs enfants afin de continuer leur comédie provinciale, aussi insignifiante que désenchantée;  fade puissance de cet Arrière qui vient à bout des idées généreuses, de l'idéalisme, de l'humanisme, bref, de toutes les valeurs sur lesquelles il prétend reposer, toutes les valeurs qu'il prétend défendre et transmettre. Cripure, ravagé par l'alcool et la routine sera l'étrange bouc-émissaire de tous ces cloportes, rejoignant par son suicide les innombrables sacrifiés du front. 

Pour composer son roman, Guilloux avoue avoir suivi les conseils de Malraux :

« Ecrivez ce que vous voyez, la scène telle qu’elle se présente. Ensuite vous monterez ça comme un film. Il y aura forcément des ponts qui vous donneront des vues nouvelles ».

Sur son carnet, il a noté aussi cette phrase de Marcel Proust :

«Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair  avant nous n’est pas à nous. Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous, et que ne connaissent pas les autres. »

Des personnages naissent en contre-points : Un ennemi de Cripure, qui sera Nabucet, Babinot, qui jouera le rôle de l’idiot, Moka qui sera le doux.

L’idée d’un lieu unique et celle d’une seule journée, la dernière de Cripure, s’imposent.

Eté 35 : Louis Guilloux peut enfin noter dans son journal : « Hier, 5 août, j’ai achevé mon roman ». En septembre, il est à Paris pour en corriger les épreuves. Il donne quelques indications sur la signification du titre choisi : « Le sang de ceux qui n’ont plus que l’apparence de la vie »

« Cripure et les hommes qui participent de son univers condamné sont des personnages en contradiction avec eux-mêmes et avec la vie. Un monde finit, qui les écrase, mais qu’ils n’ont pas la force de rejeter. Les uns consentants, les autres révoltés, tous dupes, ces hommes et ces femmes désorientés s’efforcent de chercher en eux-mêmes une justification à leur existence gâchée. Il faut passer outre, ou périr. Cripure, le plus lucide d’entre eux, le plus douloureux aussi, ne pourra faire autre chose que de contempler son destin tragique et de s’y soumettre. Il disparaîtra, répandra sur lui-même volontairement son sang noir. Un autre homme, plus ordinaire et plus vrai, ira chercher les moyens d’un ordre nouveau, et contre les anciens malheurs qu’il oubliera, il s’efforcera de travailler à ouvrir une porte sur la vie.» 

Le roman sort dans la deuxième quinzaine d’octobre, et a immédiatement un grand retentissement. Romain Rolland écrit à Guilloux :

 « Votre livre est extraordinaire. Il me faut remonter aux romans russes de ma jeunesse pour retrouver un roman qui m’ait fait une impression aussi inattendue et aussi forte ». Il pense, bien sûr à Dostoïevski.

Avec son Sang Noir, Guilloux rate de peu le Goncourt, décerné à Sang et Lumière de Joseph Peyré, l'auteur de l'écurie Grasset. Roland Dorgelès a voté pour Guilloux et sera avec Gide, son plus ardent auxiliaire ; Gide, qui  trouve la formule : « Il y a dans Le Sang noir, non pas à tel ou tel endroit précis du livre, mais épars et constant, de quoi me ravir tout particulièrement : un certain sens de la vie, comique en tant que spectacle,  tragique en tant que réalité (…) ce qui me plait dans Le Sang Noir, c’est qu’il offre de quoi perdre pied »

De quoi perdre pied : C'est bien le moins qu'on puisse dire tant on se demande à la relecture de ce roman fascinant ce qui est le plus effroyable dans l'espèce humaine : la dimension de son cycnisme ou celle de sa naïveté.

Description d'une place, un jour de 1917

 

« Lucien parcourait la place, flânait d'un étal à l'autre, fasciné par tous ces jeunes gens qu'il regardait comme s'il eût cherché parmi eux tous quelqu'un de connu. C'était, pour la plupart, de petits paysans venus le matin à pied par la route, en bandes, conduits par un violoneux. Ceux de la ville ne restaient guère sur la place. La morue, le pain noir et la piquette, ils n'en mangeaient pas. Ils étaient dans les cafés où déjà rentrés chez eux porter à leurs parents la nouvelle : bons pour le service armée ou ajournés. On ne réformait pas. De petits malingres portaient à leur chapeau le signe de la mort prochaine. Comme ils avaient l'air peu guerrier, cependant, peu faits pour la mort. Comme ils paraissaient peu se douter de la mort ! Presque tous les visages de ces jeunes gens, même les plus virils, exprimaient une confiance, une crédulité d'enfant, une ignorance pathétique du mensonge. Il ne leur venait pas à l'esprit qu'on pût les trahir. Ils étaient tout prêts à mettre la main dans la main de qui les emmenait, pourvu que le conte promis fût beau et noble... »

 

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Louis Guilloux et Marcel Maréchal, qui crée l'adaptation du roman pour le théâtre, Cripure.

 

08:54 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : le sang noir, cirpure, marcel maréchal, merlin, c'est qu'on meurt volé, octobre 1935 | | |

mercredi, 15 octobre 2008

Louis Guilloux : La Confrontation

La parution de La Confrontation, en 1968,  ne précède que de quatre mois les événements de mai. Un des personnages, le maçon Philippe, ne les annonce-t-il d’ailleurs pas lorsqu’il s’écrie : «Après six mois de grève générale, il faudra bien réviser le problème une fois pour toutes. » Mais les événements ne dureront qu’un mois, et c’est dans un silence consterné que Louis Guilloux voit, à la télévision, son vieil ami Malraux descendre les Champs Elysée à la tête du cortège des « réactionnaires », la main dans celle de Michel Debré. Il garde alors le silence, comme, au retour du voyage de 36 en URSS, et au contraire d’un autre ami, André Gide, il s’était tu. Il sait depuis longtemps qu’il n’est ni un homme du spectacle, ni un homme de l’instantané : « J’ai laissé le journal », se contente de déclarer le narrateur de La Confrontation devant les événements contemporains : guerre du Vietnam, incidents raciaux aux Etats-Unis, dictature militaire en Grèce. « Quel beau siècle que le nôtre ! », se contente-t-il de remarquer. Ce récit bref sonne-t-il, dans l’œuvre ardemment militante, l’heure du retrait ? « Si un homme de vingt-cinq ans a quelque chose à dire aux autres, ce n’est probablement pas ce qu’il dira à trente-cinq et, à plus forte raison, ce que dira un homme de quarante ou cinquante ans »  (1) , note-t-il dans les brouillons de L’herbe d’oubli. Or il a alors soixante neuf ans.

Depuis 1962, il a en tête l’idée de raconter l’histoire d’un « détective recherchant quelqu’un qui est l’homme même qui s’est adressé à lui ». Ainsi écrit-il alors, « celui-ci connaîtra indirectement son passé et ce qu’il a été dit de lui ». La confrontation initiale est donc, dans l’esprit de l’auteur, celle d’un homme avec son image publique.  L’intrigue du roman met en effet en scène un ancien journaliste, sollicité par un certain Germain Forestier à enquêter sur un certain Gérard Ollivier. Le premier ayant perdu le second de vue, il désire, avant de lui léguer une somme importante, savoir s’il en est digne. Le récit se présente comme le rapport oral que le journaliste narrateur chargé de l’enquête (je)  livre à son terme à son commanditaire, durant une nuit entière, dans la petite chambre de bonne qu’il habite en plein quartier latin, et qui du coup s’adresse directement au lecteur (vous). Ce dernier s’aperçoit très rapidement que cette voix narrative n’est qu’un habile truchement qui ne masque qu’à peine la personne de l’auteur lui-même ; toujours dans L’herbe d’oubli, ce dernier note :

9782070290741.jpg« La distance entre le personnage et la personne paraît énorme. Mais ne peut-on tout bonnement décider que cette distance-là peut aisément se réduire jusqu’à disparaître dans une fusion complète, que bon nombre de romans ne sont guère autre chose que des Mémoires déguisés, que nombre de « mémoires » constituent une matière romanesque à l’état but, enfin que si l’on n’éprouve pas l’envie de se mettre un masque, on peut tout aussi bien, en s’épargnant le mal d’inventer, raconter ce qu’on a vu et su (…), à condition qu’on ait le courage de dire partout la vérité, même et surtout quand l’amour propre voudrait qu’on l’habille ? Il faut que les choses vous soient devenues comme indifférentes dans la distance qui vous en sépare, qu’elles cous apparaissent à vous-même comme étant arrivées à un autre, et que, en tout cas, il ne s’agisse jamais de se vanter. » (2)  

Dans son roman, la question de la vérité n’est pas posé en terme de « Mémoires », mais en terme de « biographie » : Très vite, en effet, l’apparente intrigue policière tourne court pour se déliter dans le décor anodin d’une petite ville de province, Laval, et ses nombreux bars. Rien ne se passe et, « de la rue Sainte Catherine au boulevard Thiers », déclare le narrateur, « je tenais les deux bouts de la chaîne ». Comment le lecteur s’intéresserait-il plus longtemps à une enquête que dédaigne aussi ouvertement celui-là même qui la conduit ?  Le banal, le fortuit, l’anecdotique occupent ironiquement le devant de la scène, réservé en principe dans ce genre de récit à l’action, au drame, au suspens : « plus aucune envie de me mettre à l’ouvrage, je vous assure ». La plaisanterie du voisin écossais du narrateur à propos du biographe enterré à côté de l’auteur éclaire la démarche poétique que prend le récit lorsque l’imagination « qui s’est mise en branle » le transforme en hasardeuse introspection intérieure : pour le journaliste enquêteur, il ne s’agit pas, en effet « de reconstituer un fait, les circonstances d’un délit, voire d’un crime (…) mais de reconstruire… une âme, en somme d’établir… une biographie ». Le narrateur, biographe d’un personnage imaginaire, rencontre alors un ami de celui sur lequel il enquête, « petit pédant » qui lui a dédié une pièce, « Le Monument ».  Le héros fantomatique, véritable Arlésienne de ce roman, en est-il digne ? Telle est la confrontante question qui se pose bel et bien à Guilloux lui-même depuis que, l’année précédente, il a reçu le prix national des Arts et des lettres pour l’ensemble de son œuvre, telle est la question centrale de l’enquête menée entre fiction et réalité : peut-on, lorsqu’on est né pauvre, devenir riche et demeurer digne (revers de la question est-on digne de devenir riche ?) Faut-il accepter l’argent (Philippe, le maçon, affirme que non), la gloire, la consécration quand « le bordel est partout » ? « Il m’a semblé tout à coup que je devenais le jouet d’un immense canular » déclare J/L Boutier au fur et à mesure que se déroule son enquête désinvolte. Ou bien : « Vous n’allez pas me dire que je suis vieux jeu ». Ou encore « Quel abîme entre le Je et le Il. Peut-il être comblé ? » La question du personnage comme la figure même de l’auteur sont alors au cœur des préoccupations littéraires des jeunes romanciers, tous marqués par « l’ère du soupçon » ; et devant ces partisans de la modernité, le vieux rusé de Saint-Brieuc sait qu’il fait figure de vieux romancier, sympathique mais décalé. Un changement de ton ? Certes, la critique de l’époque a failli s’y tromper, tant la fusion progressive des trois personnages en un seul (celui de l’auteur) est un brouillage énonciatif propre à la littérature des années soixante. Mais la mise en abyme, la « confrontation » dans l’écriture même du roman entre deux procédés, celui de l’écrivain « du temps passé étudiant le milieu dans lequel il va camper son personnage » et celui qui consiste à tromper le lecteur par de nouvelles techniques narratives n’est-il pas plutôt, pour reprendre un mot du texte un « canular », un pastiche avant l’heure d’une « modernité » dont le pessimisme doux de l’auteur se raille : « Je me suis mis au nouveau roman pour ne pas me rouiller tout à fait »,  soupire le narrateur avant de revenir à l’essentiel, car pour lui, la question demeure évidemment sociale : « qui manque de pain ne rêve plus d’autre chose, et quelle est la première des choses ? Le pain ou le rêve ? ». Le lecteur du Pain des rêves, du Jeu de patience, du Sang noir et des Batailles perdues reconnaît là une voix qui ne se reconnaît que par ce qu’elle dit, et qui n’a d’autre souci que de répondre à la nécessité historique de son temps, même s’il doit contredire d’apparentes nécessités littéraires : A l’heure où la littérature se sépare de l’Histoire, épargnons-nous le mal d’inventer : 

« Il faut faire avec ce qu’on a, écrit dans La ville cet auteur discret, qu’à l’heure de la mondialisation en cours il est plus que jamais nécessaire de redécouvrir, « non se venger mais venger les siens et pourtant n’offenser personne inconsidérément, dire la vérité quoiqu’il en puisse coûter à soi et aux autres, payer ses dettes, instruire les petits enfants en racontant comme au coin du feu à la vieille mode et sans trop se demander si on ne va pas radoter, si on n’a pas déjà raconté ailleurs ce qu’on s’apprête à raconter aujourd’hui ». 

Telle pourrait être le sens de cette dignité qui fait tout l’enjeu de l’enquête. Il faut en définitive écouter ces petites vieilles, pauvres voisines du narrateur et de l’auteur lui-même, dont les pas ponctuent le roman et en forment la magistrale conclusion : « n’entends-tu pas comme des bruits de chaînes qu’on secoue ? » Cette œuvre dont on pouvait croire qu’elle sonnât le glas de l’écriture militante nous semble en définitive, parce qu’elle marque en la pastichant  l’insignifiance de toute autre tentative aux yeux de l’auteur, constituer de par son titre même, La confrontation, une ultime œuvre de résistance.



[1] L’herbe d’oubli, Gallimard, édition de Françoise Lambert, page 416.

[2] Idem, page 284

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