samedi, 24 mai 2008
Florilège de C.F.Ramuz
« L'ambition me dévore. Je crois avoir conscience de ma valeur et je souffre de ce qu'autrui ne la remarque pas, cet autrui qu'on dédaigne si souvent et qui nous est si nécessaire. J'aurais besoin d'encouragements. » (7 novembre 1896)
« Je crois que le bon sens crie qu'il vaut mieux être ignorant tout à fait que de l'être à moitié et qu'il n'y a pas d'inspiratrice de plus mauvais conseil qu'une demi-instruction. » (21 juillet 1898)
« Noël ; un des jours les plus terribles de l'année; l'ennui lourd, les gens atroces, le désœuvrement noir du temps qu'on doit à sa famille, - toutes ces choses adorables pour les simples et si touchantes quand il s'agit d'eux, si absurdes pour les compliqués. » (25 décembre 1901)
« Je n'ai besoin que de ce qu'il me faut pour vivre, avec un peu de confort que j'aime et de quoi m'acheter des cigarettes et du tabac. Le succès ? Non comme on l'entend, je veux dire le bruit, mais l'estime de quelques hommes qui ont la mienne. Où mon ambition est très vive, c'est au-dedans de moi-même. J'aspire à me réaliser : voilà où je mets toute mon ardeur, toute ma force et toute ma volonté. C'est sans doute pourquoi je suis incapable du moindre effort pratique, de la moindre démarche ou même du moindre métier. On me dit : Vous n'avez point de volonté. C'est vrai. Elle est toute intérieure et se consume à des œuvres presque secrètes. » (23 janvier1905)
« L'écrivain se trouve une fois, tout entier, et c'est un hasard, et c'est toujours un hasard. Mais enfin il se trouve et il est une fois lui-même. Le sentiment de force et de bonheur qu'il éprouve le porte alors à regarder sans cesse vers cet état supérieur, d'où il est bientôt retombé » (24 juin 1910)
« Les pauvres gens ne résistent plus. Il y a une vertu dans cette non-résistance, une inconsciente sagesse aussi. Céder, c'est courir la chance d'échapper encore, résister, c'est être brisé. Ils se laissent faire; un coup de vent vient, ils se laissent aller dans le sens du courant comme les feuilles mortes, comme les fumées. » (16 aoüt 1914)
« J'ai mis tout l'enjeu de ma vie sur une seule carte qui n'a pas chance de sortir. Mais si elle sort, ce sera beau. En attendant, il faut faire souffrir. » (1er novembre 1916
« Je déchire plus de deux cents pages : fragments, essais, plans,projets, - de quoi remplir ma corbeille à papier qu'on portera dans le jardin dès qu'il fera beau, et on allumera un grand feu de feuilles mortes. » (8 mars 1920)
« La guerre de nouveau (la seconde) Et dire que, jusqu'au dernier moment, il y a eu des gens qui n'y croyaient pas. Et elle est là, maintenant. Et ils n'y peuvent pas croire encore. » (2 septembre 1939)
« Les découvertes techniques de l'homme (et dont l'homme est si fier) sont à double emploi et à double fin : elles accroissent infiniment ses pouvoirs (au sens actif du mot), on veut dire ceux qui tendent à faire, mais, par une espèce de malédiction, accroissent bien plus encore ses pouvoirs négatifs, on veut dire ceux qui tendent à défaire. De sorte qu'on met deux siècles à construire une cathédrale, mais qu'ensuite on invente une espèce d'obus ou de torpille qu'on n'aura qu'à laisser tomber du haut des airs pour réduire à néant en une seconde la somme de tant d'efforts. » (8 septembre 1939)
« Beaucoup d'hommes ont perdu le sens du sacré. Ils ont perdu le respect de ce qui est, à cause de la confiance qu'ils mettent en eux-mêmes. Il y a respect et vénération dans le mot sacré : c'est que l'homme avait peur et nous n'avons plus peur; c'est que l'homme admirait et nous ne savons plus admirer. Nous ne sommes plus reliés à rien » ( juin 1940)
« Parfait nihilisme. On ne croit à rien, on ne tient à rien, on n'aime rien. Et si, par hasard, on aime au moins quelqu'un, cet amour n'est que dérision parce qu'on voit qu'il n'est fondé sur rien, il faut entendre rien de durable. Alors tout devient négligeable et tout devient indifférent. Sortir égale ne pas sortir, manger ne pas manger, faire ne pas faire. Les contraires se valent. Puisque tout doit finir, qu'importe ? » (Décembre 1942)
Tous ces fragments sont tirés du Journal de Ramuz, lequel est mort le 23 mai 1947.
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dimanche, 06 avril 2008
De la cléricature en état post-moderne
« Telle est depuis un demi-siècle l'attitude de ces hommes dont la fonction était de contrarier le réalisme des peuples et qui, de tout leur pouvoir et en pleine décision ont travaillé à l'exciter ; attitude que j'ose appeler pour cette raison la trahison des clercs. Si j'en cherche les causes, j'en aperçois de profondes et qui m'interdisent de voir dans ce mouvement une mode à laquelle pourrait succéder demain le mouvement contraire. Une de ces principales est que le monde moderne a fait du clerc un citoyen soumis à toutes les charges qui s'attachent à ce titre, et lui a rendu par là beaucoup plus difficile qu'à ses aînés le mépris des passions laïques. A qui lui reprochera de n'avoir plus, en face des querelles nationales, la belle sérénité d'un Descartes ou d'un Goethe, le clerc pourra répondre que sa nation lui met un sac sur le dos si elle est insultée, l'écrase d'impôts si elle est victorieuse, que force lui est d'avoir à cœur qu'elle soit puissante et respectée; à qui lui fera honte de ne point s'élever au-dessus des haines sociales, il représentera que le temps des mécénats est passé, qu'il lui faut trouver aujourd'hui sa subsistance et que ce n'est pas sa faute s'il se passionne pour le maintien de la classe qui se plaît à ses produits. »
Julien Benda, La trahison des clercs - 1927
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samedi, 16 février 2008
Reporters des années trente
« Trop souvent, j’ai écrit trop vite, pour de l’argent » regrettera Joseph Kessel (1) lorsque, couvert d’honneurs, il sera en 1963 élu à l’Académie Française. Singulier aveu, qui rejoint le regret constant d’Albert Londres de n’avoir pu trouver, entre deux reportages, le temps d’écrire autre chose … que des reportages. Un roman, déclare-t-il publiquement ? « Cela suppose qu’on s’arrête un moment, et j’ai bien peur de ne m’arrêter jamais ». (2) Dans une France où la presse demeure le seul accès à l’information, où le champ de la curiosité populaire augmente incessamment, les opportunités fourmillent pour qui a du talent, des idées, du culot. Sur le monde des Lettres, règnent les lois de la vitesse, de l'opportunisme, de l’argent. « La guerre avait appris à lire aux Français … Cet accroissement imprévu du nombre des acheteurs de livres explique les rapports nouveaux qui s’établirent entre auteurs, éditeurs et librairies. » raconte Galtier Boissière.(3)
Dans les colonnes de quotidiens dont les tirages impressionnent aujourd’hui (Le Petit Parisien, par exemple, tire à deux millions d’exemplaires), « une plume qui marche » est un produit providentiel, que s’arrachent les directeurs. La parole devient une forme de marchandise. Le phénomène n'est certes pas nouveau : Henri Béraud cependant, le constate avec ironie (4) :
« Lousteau vivait d’écrire un article par semaine. Tant de facilité émerveillait et effrayait Barbey d’Aurevilly. Un article par jour ne suffit plus à nourrir son auteur. Il lui faut, à présent, se colleter avec l’idée qui s’échappe ; il doit saisir à la gorge sa propre pensée. Il se règle lui-même comme un luminoir à écrits. Il s’use. Il jette au vent le meilleur de lui-même. »
Joseph Kessel, Albert Londres, Henri Béraud : trois reporters de l'entre deux-guerres, dont les destins divergents prennent chacun racine sur ce même Vieux Continent, celui d'après le Traité de Versailles et d'avant le Rideau de Fer. Une terre véritablement engloutie, à présent. Continent sillonné par des express aux couleurs rouges et bleues, aux couloirs déserts et tapissés sous les lampes en veilleuses par les portes de sleepings aux judas bien clos. Europe à multiples langues et multiples monnaies. De l'Arc de Triomphe à la porte de Brandebourg, c’est alors l’affaire d’une petite journée pour un train hennissant sur ses rails. Albert Londres n'est jamais revenu de son voyage en Chine en 1932. Henri Béraud est mort tristement, après son long et scandaleux emprisonnement au bagne de l'île de Ré, en 1958. Kessel, quant à lui, s'est éteint progressivement en 1979, au coin de son feu et les pieds dans ses pantoufles. Quant à cette Europe, leur Europe, elle a donné naissance au mythe du petit reporter dont le trop lisse Tintin demeure de nos jours une sorte d'icone hygiénique.
1 Yves Courrière, Joseph Kessel ou sur la piste du lion
2 Interview à Gringoire du 19 juillet 1929, cité par Pierre Assouline dans la biographie que ce dernier consacre à Albert Londres.
3.Jean Galtier Boissière Mémoires d'un Parisien
4. Henri Béraud Le Flaneur Salarié
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jeudi, 14 février 2008
Mais où sont les polémistes d'antan
Le 9 novembre 1944, Georges Bernanos rédige un article, « La France dans le monde de demain », que je relisais ce matin. (1) Et tandis que le bus tournait dans les rues sombres de la ville où ne se distinguait vraiment que le rond des lampadaires dans une brume sale et de pollution, je me disais que les polémistes de naguère croyaient encore à la possibilité de bousculer la société par le moyen d'un livre. (« J'ai la conviction de parler au nom d'un grand nombre de Français » écrit Bernanos). De quelque bord qu'ils fussent, ils croyaient à leur cause. (« O vous qui me lisez, commencez par le commencement, commencez par ne pas désespérer de la Liberté ») Tels les anciens soldats, ils allaient, armés de figures, de lyrisme et de naïveté dans le sillon de leurs lignes. S'ils n'étaient pas tous prets à « mourir pour des idées », du moins croyaient-ils que la parole avait encore le pouvoir d'alerter les hommes, qu'il suffisait pour cela de mettre le paquet, voire d'en rajouter une louche. Extrait de cet article de Bernanos, contre la « civilisation des machines » à laquelle il oppose ce qui reste de la civilisation des Droits de l'Homme :
« L'énorme mécanisme de la Société moderne en impose à vos imaginations, à vos nerfs, comme si son développement inexorable devait tôt ou tard vous contraindre à livrer ce que vous ne lui donnerez pas de plein gré. Le danger n'est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d'anéantir aussi les croyances. Le danger n'est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d'hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. Le danger n'est pas que les machines fassent de vous des esclaves, mais qu'on restreigne indéfiniment votre Liberté au nom des machines, de l'entretien, du fonctionnement, du perfectionnement de l'Universelle Machinerie. Le danger n'est pas que vous finissiez par adorer les machines, mais que vous suiviez aveuglément la Collectivité - dictateur, Etat ou Parti - qui possède les machines, vous donne ou vous refuse la production des machines. Non, le danger n'est pas dans les machines, car il n'y a d'autre danger pour l'homme que l'homme même. Le danger est dans l'homme que cette civilisation s'efforce en ce moment de former ».
Où en sommes-nous, soixante quatre ans plus tard ? A lire le bouquin d'Olliver Dyens, La condition inhumaine, qui se veut une réflexion critique sur ce même sujet, nous serions en plein marasme. Nous serions devenus, au centre des machines qui nous font naître, nous surveillent, nous guérissent, nous alimentent, nous instruisent, construisent nos villes et nos maisons, « une machine qui palpite »... La polémique s'arrête sur cette belle vue de l'esprit. En comparant l'écriture de Bernanos et celle de Dyens. on voit à quel point la technique (contre laquelle pestait Bernanos) a intégré, via la promotion de la linguistique et celle des sciences humaines, l'espace de la littérature comme celui de l'édition. Si bien que, ô vaste ironie, ô vaste fumisterie, même la pensée critique- même la polémique-, est devenue une technique. Je ne suis pas en train de dire que les polémistes du passé écrivaient sans technique : ils maîtrisaient évidemment toutes les règles de l'éloquence. Mais ils ne se laissaient pas, du moins les meilleurs d'entre eux, maîtriser par elle. Leur démonstration donnait encore à entendre la voix de leur passion, celle de leur désir, celle de leur colère. La sincérité de Bloy, malgré -et même contre le langage-, est, par exemple, évidente. Celle de Bernanos ne l'est pas moins. Si je trouve, dans l'édition contemporaine, si peu de polémistes dignes de ce nom, n'est-ce donc pas à cause « de cet homme habitué dès son enfance à ne désirer que ce que les machines peuvent donner », cet homme que cette civilisation s'est efforcé, depuis une cinquantaine, d'années de former ?
(1)Il se trouve en annexe dans l'édition de poche de La France contre les robots.
11:35 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : polémistes, polémique, bernanos, bloy, littérature |
mercredi, 24 octobre 2007
GASTON COUTE
Un nouveau site sur Gaston Couté présentant la totalité de son œuvre ! Que dire de plus, sinon inviter chacun d'entre vous à vous attarder un peu sur un texte ou un autre de ce poète beauceron anarchiste sur lequel tout et trop a été dit, mais vers lequel on prend toujours plaisir à revenir.
Il faut, à vrai dire, lire Couté à voix haute pour l'apprécier à sa juste mesure. Se le mettre en bouche, vraiment, comme du bon vin. Au sens propre : L'ARTICULER... Voici, pour s'entraîner, en guise d'apéro :
LE CHRIST EN BOIS
Bon guieu ! la sal'commune ! ... A c'souèr,
Parsounne a voulu m'ar'cevouér
Pou' que j'me gîte et que j'me cache
Dans la paille, à couté d'ses vaches,
Et, c'est poure ren qu' j'ai tiré
L'cordon d'sounnette à ton curé
Et qu'j'ai cougné cheu tes déviotes :
Les cell's qui berdouill'nt des pat'nôt'es
Pour aller dans ton Paradis...
S'ment pas un quignon d'pain rassis
A m'fourrer en travars d'la goule...
I's l'gard'nt pour jiter à leu's poules ;
Et, c'est pour çà qu'j'attends v'ni d'main
Au bas d'toué, su' l'rabôrd du ch'min,
En haut du talus, sous l'vent d'bise, .
Qu'ébranl' les grands bras d'ta crouéx grise...
Abrrrr ! ... qu'i' pinc' fort el' salaud !
E j'sens mon nez qui fond en ieau
Et tous mes memb'ers qui guerdillent,
Et mon cul g'lé sous mes penilles ;
Mais, tu t'en fous, toué, qu'i' fass' frouéd :
T'as l'cul, t'as l'coeur, t'as tout en boués !
Hé l' Christ ! T'entends-t-y mes boyaux
Chanter la chanson des moignieaux
Qui d'mand'nt à picoter queuqu'chose ?
Hé l' Christ ! T'entends-t-y que j'te cause
Et qu'j'te dis qu'j'ai-z-eun' faim d'voleux ?
Tell'ment qu'si, par devant nous deux,
I' passait queuqu'un su' la route,
Pour un méyion coumm' pour eun' croùte,
I' m' sembl' que j'f'rais un mauvais coup ! ...
Tout ça, c'est ben, mais c'est point tout ;
Après, ça s'rait en Cour d'assises
Que j'te r'trouv'rais ; et, quoué que j'dise
Les idée's qu'ça dounne et l'effet
Qu'ça produit d' pas avouer bouffé,
Les jug's i's vourin ren entend'e,
Car c'est des gâs qui sont pas tend'es
Pour les ceuss' qu'a pas d' position ;
l's n'me rat'rin pas, les cochons !
Et tu s'rais pus cochon qu'mes juges,
Toué qui m'v'oués vent' creux et sans r'fuge,
Tu f'rais pas eun' démarch' pour moué :
T'as l'vent', t'as l'coeur, t'as tout en bois !
L'aut'e, el'vrai Christ ! el'bon j'teux d'sôrts
Qu'était si bon qu'il en est mort,
M'trouvant guerdillant à c'tte place,
M'aurait dit : " Couch' su'ma paillasse ! ... "
Et, m'voyant coumm'ça querver d'faim,
l'm'aurait dit : " Coup'-toué du pain !
Gn'en a du tout frés dans ma huche,
Pendant que j'vas t'tirer eun'cruche
De vin nouvieau à mon poinson ;
T'as drouét coumm' tout l'monde au gueul'ton
Pisque l'souleil fait pour tout l'monde
V'ni du grain d'blé la mouésson blonde
Et la vendange des sâs tortus... "
Si, condamné, i' m'avait vu,
Il aurait dit aux jug's : " Mes fréres,
Qu'il y fout' don' la premier' pierre
C'ti d'vous qui n'a jamais fauté ! ... "
Mais, toué qu'les curés ont planté
Et qui trôn' cheu les gens d'justice,
T'es ren ! ..., qu'un mann' quin au sarvice
Des rich's qui t'mett'nt au coin d'leu's biens
Pour fair' peur aux moignieaux du ch'min
Que j'soumm's... Et, pour ça, qu'la bis' grande
T'foute à bas... Christ ed' contrebande,
Christ ed'l'Eglis ! Christ ed' la Loué,
Qu'as tout, d'partout, qu'as tout en boués ! ...
06:25 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, poèmes, poésie, écriture, culture, gaston couté |
vendredi, 03 août 2007
La prose poétique de Béraud
Le Vitriol de lune(1921) de Henri Béraud renoue avec le récit historique, en plongeant son lecteur dans une intrigue à la Dumas : conspirations, empoisonnements, écartèlement, énucléation, errances et voyages sur fond de querelles religieuses et politiques. Personnages fictifs et personnages historiques (Louis XV, Damiens…) s’y côtoient, le fil conducteur étant la tendresse filiale qu’un oncle ( Giambattista), porte à son neveu orphelin (Blaise Cornillon). Une tendresse bourrue, fidèle, protectrice.
Le héros de Au Capucin Gourmand (1925) est quant à lui un paysan dauphinois du dix-huitième siècle, lequel vivait heureux avec sa Jeannette jusqu'à ce qu'un soldat de passage violente cette dernière durant son absence. S’estimant déshonoré d’avoir été incapable de la protéger, il la rend à son père, gagne Lyon, où il se fait recruter par le racoleur du régiment du Dauphiné. C’est ainsi que le paysan Lèbre devient le beau Sergent du Roi.
Plus de quinze ans plus tard, il retrouve l’agresseur de sa femme, un certain sergent Merru, qu’il provoque en duel et qu'il tue. Lorsqu’il regagne son pays, il retrouve une Jeannette si lasse et si usée qu’après un an passé en sa compagnie, il engage une aventure auprès de Fanchon, une comédienne et prostituée lyonnaise. Après l’avoir entraîné dans la ville, Fanchon intègre peu à peu à sa bande de « chevaliers » son beau sergent, le pousse au vol, puis au crime. Arrêté, condamné, le sergent Lèbre finit seul et exécuté sur la place des Terreaux. Ces intrigues populaires plus ou moins empruntées (on passe à l'abbé Prévost, notamment) offrent à Béraud l’occasion de travailler son style. Ainsi, dès Le Vitriol de Lune et surtout Au Capucin Gourmand, le projet littéraire qui le conduira aux futurs chefs d’œuvre de la Conquête du Pain prend forme et mûrit :
« Rue de la Limace , à Lyon, tout contre la manécanterie de Saint-Nizier, il y avait un cabaret. Sous l’enseigne Au Capucin Gourmand, un bouchon d’herbe pendait. Deux tilleuls protégeaient le jardin, où étaient des tables et des bancs. On y accédait par dix marches, que rongeaient les brouillards du Rhône »
(Henri Béraud – Au Capucin gourmand, incipit)
La prose poétique de cette séquence repose sur l’usage alterné de mètres pairs et impairs : on trouve en effet deux mètres de 7 syllabes : « Rue de la Limace , à Lyon », « un bouchon d’herbe pendait », trois de 9 syllabes : « Sous l’enseigne Au Capucin Gourmand », « Deux tilleuls protégeaient le jardin », « où étaient des tables et des bancs », ainsi que trois octosyllabes : « Il y avait un cabaret », « on y accédait par dix marches », « que longeait le brouillard du Rhône ». La simplicité du vocabulaire, empruntée à la chanson traditionnelle, estompe évidemment la structure métrique du paragraphe. Seul un segment de treize syllabes se détache, que clôt le mot Saint Nizier, qui domine le fragment tout entier.
Ainsi se forge le style artisanal de Béraud. Souvent composée de mètres identifiables, la proposition va au plus court, incisive. Le terme juste tombe, équilibré sur de discrètes allitérations. La phrase, rarement complexe, forme une séquence close sur son seul prédicat. Lorsque surgit une comparaison, elle est toujours aussi simple qu’inattendue. Béraud, c’est un Boileau qui aurait lu son Michelet. Alors que le roman traditionnel entre dans une crise qui menace de lui être fatale, plusieurs décennies avant le film de capes et d’épées, il invente, si l’on peut dire, le classicisme moderne du roman populaire français :
« Il faisait un froid sec qui, devant les boulangères, fouettaient les femmes attroupées. On vendait le pain, huit sols la livre. Tous les souffles du ciel semblaient se jeter par les rues étroites, sur les malheureux de Paris. Les fumées se couchaient contre l’échine de toits comme des queues de bêtes. Dans l’azur glacial, des brumes flottaient. »
Le Vitriol de Lune II.9
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dimanche, 22 juillet 2007
LEON BLOY ET LA SALETTE
« D'autres voient Marie dans la gloire. Je la vois dans l'ignominie. J'ai beau faire, je ne me représente pas la Mère du Christ douloureux dans la douce lumière de Lourdes. Cela ne m'est pas donné. Je me sens peu d'attrait vers une Immaculée Conception couronnée de roses, blanche et bleue, dans les musiques suaves et dans les parfums. Je suis trop souillé, trop loin de l'innocence, trop voisin des boucs, trop besogneux de pardon »
Ainsi parle Léon Bloy, dans Celle qui pleure, l'un des deux importants ouvrages consacrés par lui à Notre Dame de la Salette. Toute sa vie, Bloy a été un dévot de cette Vierge-ci, Celle qui porte autour du cou le marteau et les tenailles rappelant aux hommes ce que, par eux, son fils a subi et qui, apparue à deux enfants-bergers qui ne parlaient que du patois, le 19 septembre 1846, a livré deux secrets dont un seul (celui de Mélanie) a été dévoilé. Toute sa vie, Bloy a défendu cette Mélanie-ci, précisément, l'enfant sauvage, l'enfant-louve qui ne jurait que par sa révélation, sa Dame de Feu, et tint tête aux hommes et aux femmes, à tous les humains, des francs-maçons les plus roués aux plus hautes autorités de l'Eglise. Toute sa vie, Bloy l'a défendue jusqu'à comparer son dénuement et son discernement à ceux de la Marie du Magnificat. Cette dévotion est la clé de la poétique de Bloy. La chambre obscure où se forge le regard qu'il jette sur ses contemporains, la voix incomparable qui est la sienne parmi les mondains fades ou conventionnels de la Belle Epoque.
Il faut lire Bloy.
Tout Bloy.
Je ne parle pas forcément en quantité, mais en qualité. Lire entièrement chaque phrase dans la totalité de son écriture, pour apprécier l'importance de cet auteur qui fut le seul à percevoir et à dire aussi effroyablement l'événement majeur de son temps : la déchristianisation de la France par le moyen diabolique de la déchristianisation de l'Eglise. Cheminant à travers le secret de Mélanie, la petite Bergère de la Salette, Bloy a composé son œuvre comme on avance sur un chemin de croix. La lucidité, l'effroi, le style, la ténèbre et la lumière qui la traversent de part et d'autre demeurent ses meilleurs avocats, à l'heure vide pour la littérature que nous connaissons.
Texte du secret de La Salette
écrit et daté par Mélanie à Castellamare, le 21 novembre 1878
Nihil obstat et Imprimatur Datum Lycii ex Curia Episcopi, die 15 nov. 1879.
Carmelus Archus Cosma. Vicarius Generalis.
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vendredi, 06 juillet 2007
Henri BERAUD
Je quitte à l’instant l’œuvre de Béraud. Et il me semble qu’il ne l’a jamais écrite, à peu de gens près, que pour lui-même. Comme tous les écrivains. Je ne parle pas, bien sûr, des grands reportages ni des pamphlets polémiques. Comme Joseph Kessel, comme Albert Londres, auxquels il ouvrit bien des portes, il rédigea les premiers pour vivre. Quant aux seconds, dans le contexte rudement cauchemardesque de la seconde moitié des années trente, il estima que c’était son devoir d'être de la bagarre en les faisant publier.
Je parle d’une bonne quinzaine de livres, ce qui n’est pas absolument rien. Et je n’hésite pas à croire que si la littérature française doit sortir vivante de la vacuité sidérante et du conformisme accablant dans lesquels l’ont plongée aussi bien l’institution universitaire que les politiques éditoriales de ces quarante dernières années, la redécouverte de cette œuvre par de jeunes ou de nouveaux lecteurs aura un rôle déterminant à jouer.
Car il y a dans la phrase d’Henri Béraud quelque chose d’asséné et de brutal, de juste et d’élégant, et même souvent de raffiné, qui fait sa fête à tout amoureux de la langue française. Henri Béraud ne fut ni un idéologue, ni un penseur, ni un politique Contrairement à beaucoup d’hommes de sa génération, il sortit la vie sauve de l’enfer des tranchées de quatorze dix-huit. Comme beaucoup d’hommes de sa génération, il sut alors qu’il avait sacrifié son existence, car la société au sein de laquelle elle s’apprêtait à se dérouler avant que la boucherie ne commence, cette société, bel et bien, n’était plus. C’est pourquoi il jeta sur le monde un regard à la fois baroque et lyrique, l’un de ceux qui siéent mal au sérieux que lui demandait son temps : un regard de revenant désenchanté. Iceberg anachronique et têtu, n’explique-t-il pas encore, en 1944 ainsi sa conception politique : « Elle s’exprime toute dans l’amour de la France, la haine des Anglais et le refus de toute obédience étrangère » Cette politique qui, dit-il « a suffi à nos vieux rois, aux hommes de 93, à Napoléon, peut bien suffire à un fils de boulanger.»
L’effacement d’un grand auteur, quel qu’il soit, est toujours significatif de quelque chose. Dans une démocratie sur-médiatisée de pied en cap, le fait d’honorer chaque 11 novembre la mémoire d’un soldat inconnu est évidemment moins compromettant que le fait de perpétuer la mémoire d’un soldat qui fut trop connu et, surtout, inconsidérément bavard. Pour sa défense, c’était son métier de parler ainsi. Loin de moi l’idée d’attenter à la justesse d’une commémoration dont Béraud lui-même écrivit un jour que les Allemands nous en enviait l’idée. Le fait est que, pour son malheur, Henri Béraud a appartenu à cette génération-là - que des cadets opportunistes auront singulièrement réduite au silence- et qui, parce que la gloriole la faisait rire, a laissé faire. Brasillach eut les honneurs d’un procès en bonne et due forme. Celui de Béraud, qui passa avant, lui, est une atroce caricature.
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mardi, 19 juin 2007
NIZIER DU PUITSPELU
Clair Tisseur (1827-1895) -alias Nizier du Puitspelu.
« Le plus lointain souvenir qu’il eût gardé devait remonter à l'âge de moins de trois ans, époque où on le mena voir un petit frère, le dernier des six, qui mourut en bas âge, et se trouvait aussi en nourrice dans un village voisin ».
Ainsi débute l'autobiographie de Clair Tisseur, alias Nizier du Puitspelu. Cet auteur n'est plus guère connu qu'à Lyon, en raison du Littré de la Grande cote, sorte de dico du patois des canuts, émaillé d'anecdotes personnelles. Cette injustice est grande. Car le phrasé de Puitspelu, autobiographe, philologue et moraliste, mérite mieux que cet oubli :
« Au temps que mon grand-père était trésorier de la Compagnie, les Brotteaux n'étaient rien, et pour faire un peu recette, la Compagnie était réduite à organiser des fêtes de l'autre côté du Rhône, manière d'engager les gens à passer le pont. La grande Allée, comme on disait, qu'on appelle aujourd'hui le cours Morand, était en contre-bas de ce qu'elle est, de la hauteur, ma foi, d'un étage, et l'on y descendait du pont comme sur un bas-port. L'allée était plantée d'arbres. C'est là qu'était le théâtre ».
Il y a du Montaigne chez Puitspelu. En témoigne ces extraits :
« C'est grand heur que de manger bien et bon, et boire d'autant, mais qui n'existe qu'à condition d'avoir en face de soi des visages amis. Vous figurez-vous un homme qui demanderait à Pierrre, du café Neuf, un salon pour s'y embocquer, se truffer, s'empiffrer, se bourrer, se gaver, se tuber, se taper le fusil et s'arroser à soi seul, tout seul ! Ce serait la gastronomie d'Onan ! » (Les Oisivetés – « Propos de gueule lyonnais »)
« Pour prendre les choses de plus haut, il faut dire, en manière de conclusion, que, par notre manque de culture, par le besoin de produire à outrance, par le défaut de goût qui nous a fait perdre le sentiment de la propriété des termes, et aussi par un désir grossier de raffinement, d'excentricité, dans le but d'attirer l'attention publique, nous avons entièrement corrompu une langue que les écrivains du XVIème siècle avaient maniée de façon incomparablez, et que ceux du XVIIème avaient portée à la perfection » (Les Oisivetés – « Le bon parler lyonnais »)
Et puis, j'aime bien sa "gueule" de patriarche. Clair Tisseur était architecte : On lui doit, à ce titre, de nombreuses églises : Sainte Blandine, cours Charlemagne, le Bon Pasteur dans le premier arrondissement ; celles de Brignais, Tassin, Orliénas... Il participa également aux travaux de la rue Impériale, devenue "de la République", voire même "de la Ré" pour tous les Lyonnais.
C'était un érudit et un véritable humaniste à la mode d’antan, tout aussi puriste que farceur : Il a fondé en 1879 l'Académie du Gourguillon, dont il est demeuré durant deux années entières le seul et unique membre.
On trouve encore ses ouvrages (sur le net ou chez les bouquinistes.)
Voici quelques titres :
Les Vieilleries lyonnaises (1879)
Les oisivetés du sieur Puitspelu (1883)
Coupons d'un atelier lyonnais, Les Histoires de Puitspelu (1886).
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