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jeudi, 14 février 2008

Mais où sont les polémistes d'antan

georges-bernanos.jpgLe 9 novembre 1944, Georges Bernanos rédige un article, « La France dans le monde de demain », que je relisais ce matin. (1) Et tandis que le bus tournait dans les rues sombres de la ville où ne se distinguait vraiment que le rond des lampadaires dans une brume sale et de pollution, je me disais que les polémistes de naguère croyaient encore à la possibilité de bousculer la société par le moyen d'un livre. (« J'ai la conviction de parler au nom d'un grand nombre de Français » écrit Bernanos). De quelque bord qu'ils fussent, ils croyaient à  leur cause. (« O vous qui me lisez, commencez par le commencement, commencez par ne pas désespérer de la Liberté ») Tels les anciens soldats, ils allaient, armés de figures, de lyrisme et de naïveté dans le sillon de leurs lignes. S'ils n'étaient pas tous prets à « mourir pour des idées », du moins croyaient-ils que la parole avait encore le pouvoir d'alerter les hommes, qu'il suffisait pour cela de mettre le paquet, voire d'en rajouter une louche. Extrait de cet article de Bernanos, contre la « civilisation des machines » à laquelle il oppose ce qui reste de la civilisation des Droits de l'Homme :

« L'énorme mécanisme de la Société moderne en impose à vos imaginations, à vos nerfs, comme si son développement inexorable devait tôt ou tard vous contraindre à livrer ce que vous ne lui donnerez pas de plein gré. Le danger n'est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d'anéantir aussi les croyances. Le danger n'est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d'hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. Le danger n'est pas que les machines fassent de vous des esclaves, mais qu'on restreigne indéfiniment votre Liberté au nom des machines, de l'entretien, du fonctionnement, du perfectionnement de l'Universelle Machinerie. Le danger n'est pas que vous finissiez par adorer les machines, mais que vous suiviez aveuglément la Collectivité  - dictateur, Etat ou Parti - qui possède les machines, vous donne ou vous refuse la production des machines. Non, le danger n'est pas dans les machines, car il n'y a d'autre danger pour l'homme que l'homme même. Le danger est dans l'homme que cette civilisation s'efforce en ce moment de former ».

Où en sommes-nous, soixante quatre ans plus tard ? A lire le bouquin d'Olliver Dyens, La condition inhumaine, qui se veut une réflexion critique sur ce même sujet, nous serions en plein marasme. Nous serions devenus, au centre des machines qui nous font naître, nous surveillent, nous guérissent, nous alimentent, nous instruisent, construisent nos villes et nos maisons, « une machine qui palpite »...  La polémique s'arrête sur cette belle vue de l'esprit. En comparant l'écriture de Bernanos et celle de Dyens. on voit à quel point la technique (contre laquelle pestait Bernanos) a intégré, via la promotion de la linguistique et celle des sciences humaines, l'espace de la littérature comme celui de l'édition. Si bien que, ô vaste ironie, ô vaste fumisterie, même la pensée critique- même la polémique-, est devenue une technique. Je ne suis pas en train de dire que les polémistes du passé écrivaient sans technique : ils maîtrisaient évidemment toutes les règles de l'éloquence. Mais ils ne se laissaient pas, du moins les meilleurs d'entre eux, maîtriser par elle. Leur démonstration donnait encore à entendre la voix de leur passion, celle de leur désir, celle de leur colère. La sincérité de Bloy, malgré -et même contre le langage-, est, par exemple, évidente. Celle de Bernanos ne l'est pas moins. Si je trouve, dans l'édition contemporaine, si peu de polémistes dignes de ce nom, n'est-ce donc pas à cause « de cet homme habitué dès son enfance à ne désirer que ce que les machines peuvent donner », cet homme que cette civilisation s'est efforcé, depuis une cinquantaine, d'années de former ?

 

(1)Il se trouve en annexe dans l'édition de poche de La France contre les robots.

11:35 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : polémistes, polémique, bernanos, bloy, littérature | | |