jeudi, 16 octobre 2008
Louis Guilloux : Le sang noir
La vérité de cette vie, ce n'est pas qu'on meurt. C'est qu'on meurt volé.
Lorsque parait le Sang noir, dans la deuxième quinzaine d'octobre 1935, on ne voit tout d'abord que ce bandeau, qui résume la portée critique du roman. Les mots vie et vérité sont imprimés en grosses lettres; meurt en plus grosses encore, et volé en énormes. Louis Guilloux vient d'avoir 35 ans. « Tout grand roman suppose une idée du monde », a-t-il noté- dans son journal quelques mois plus tôt. Mourir volé : Le héros de son livre (Merlin, comme l’Enchanteur) devra incarner à lui seul cette tragédie là. Guilloux choisit l’année 1917, année des mutineries des poilus et de la révolution russe, pour situer l’action de son roman. C’est pour lui une évidence, 1917 étant à ses yeux l’année où tout bascule, où l’on passe du dix-neuvième au vingtième siècle. Merlin, qui dans son esprit prend déjà les contours de George Palante, devra mourir à l’aube de ce changement de siècle. Merlin, pâle fantôme alcoolisé de Kant dont il cite la Critique de la Raison Pure, ce qui, dans la bouche des élèves, deviendra facilement : « Cripure de la raison tique ». A ce personnage, il assigne une compagne, Maïa (l’illusion en russe et en hindi).
La ville où se déroule l’intrigue, bien qu’elle ne soit jamais nommée, sera Saint-Brieuc, la ville natale où il a grandi et fréquenté Palante ainsi que le lycée.
Ville dans laquelle il met en scène ce que les poilus ont appelé l'Arrière, cette humanité larvaire fait d’un monde de notables et de femmes de notables, toutes et tous uniquement préoccupés de survivre, et sacrifiant pour cela, goutte à goutte, le sang de leurs enfants afin de continuer leur comédie provinciale, aussi insignifiante que désenchantée; fade puissance de cet Arrière qui vient à bout des idées généreuses, de l'idéalisme, de l'humanisme, bref, de toutes les valeurs sur lesquelles il prétend reposer, toutes les valeurs qu'il prétend défendre et transmettre. Cripure, ravagé par l'alcool et la routine sera l'étrange bouc-émissaire de tous ces cloportes, rejoignant par son suicide les innombrables sacrifiés du front.
Pour composer son roman, Guilloux avoue avoir suivi les conseils de Malraux :
« Ecrivez ce que vous voyez, la scène telle qu’elle se présente. Ensuite vous monterez ça comme un film. Il y aura forcément des ponts qui vous donneront des vues nouvelles ».
Sur son carnet, il a noté aussi cette phrase de Marcel Proust :
«Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous n’est pas à nous. Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous, et que ne connaissent pas les autres. »
Des personnages naissent en contre-points : Un ennemi de Cripure, qui sera Nabucet, Babinot, qui jouera le rôle de l’idiot, Moka qui sera le doux.
L’idée d’un lieu unique et celle d’une seule journée, la dernière de Cripure, s’imposent.
Eté 35 : Louis Guilloux peut enfin noter dans son journal : « Hier, 5 août, j’ai achevé mon roman ». En septembre, il est à Paris pour en corriger les épreuves. Il donne quelques indications sur la signification du titre choisi : « Le sang de ceux qui n’ont plus que l’apparence de la vie »
« Cripure et les hommes qui participent de son univers condamné sont des personnages en contradiction avec eux-mêmes et avec la vie. Un monde finit, qui les écrase, mais qu’ils n’ont pas la force de rejeter. Les uns consentants, les autres révoltés, tous dupes, ces hommes et ces femmes désorientés s’efforcent de chercher en eux-mêmes une justification à leur existence gâchée. Il faut passer outre, ou périr. Cripure, le plus lucide d’entre eux, le plus douloureux aussi, ne pourra faire autre chose que de contempler son destin tragique et de s’y soumettre. Il disparaîtra, répandra sur lui-même volontairement son sang noir. Un autre homme, plus ordinaire et plus vrai, ira chercher les moyens d’un ordre nouveau, et contre les anciens malheurs qu’il oubliera, il s’efforcera de travailler à ouvrir une porte sur la vie.»
Le roman sort dans la deuxième quinzaine d’octobre, et a immédiatement un grand retentissement. Romain Rolland écrit à Guilloux :
« Votre livre est extraordinaire. Il me faut remonter aux romans russes de ma jeunesse pour retrouver un roman qui m’ait fait une impression aussi inattendue et aussi forte ». Il pense, bien sûr à Dostoïevski.
Avec son Sang Noir, Guilloux rate de peu le Goncourt, décerné à Sang et Lumière de Joseph Peyré, l'auteur de l'écurie Grasset. Roland Dorgelès a voté pour Guilloux et sera avec Gide, son plus ardent auxiliaire ; Gide, qui trouve la formule : « Il y a dans Le Sang noir, non pas à tel ou tel endroit précis du livre, mais épars et constant, de quoi me ravir tout particulièrement : un certain sens de la vie, comique en tant que spectacle, tragique en tant que réalité (…) ce qui me plait dans Le Sang Noir, c’est qu’il offre de quoi perdre pied »
De quoi perdre pied : C'est bien le moins qu'on puisse dire tant on se demande à la relecture de ce roman fascinant ce qui est le plus effroyable dans l'espèce humaine : la dimension de son cycnisme ou celle de sa naïveté.
Description d'une place, un jour de 1917
« Lucien parcourait la place, flânait d'un étal à l'autre, fasciné par tous ces jeunes gens qu'il regardait comme s'il eût cherché parmi eux tous quelqu'un de connu. C'était, pour la plupart, de petits paysans venus le matin à pied par la route, en bandes, conduits par un violoneux. Ceux de la ville ne restaient guère sur la place. La morue, le pain noir et la piquette, ils n'en mangeaient pas. Ils étaient dans les cafés où déjà rentrés chez eux porter à leurs parents la nouvelle : bons pour le service armée ou ajournés. On ne réformait pas. De petits malingres portaient à leur chapeau le signe de la mort prochaine. Comme ils avaient l'air peu guerrier, cependant, peu faits pour la mort. Comme ils paraissaient peu se douter de la mort ! Presque tous les visages de ces jeunes gens, même les plus virils, exprimaient une confiance, une crédulité d'enfant, une ignorance pathétique du mensonge. Il ne leur venait pas à l'esprit qu'on pût les trahir. Ils étaient tout prêts à mettre la main dans la main de qui les emmenait, pourvu que le conte promis fût beau et noble... »
08:54 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : le sang noir, cirpure, marcel maréchal, merlin, c'est qu'on meurt volé, octobre 1935 |
Commentaires
"Sacrifiant goutte à goutte le sang de leurs enfants pour continuer leur comédie provinciale"...Comme vos billets sont écrits avec une précision redoutable.... et quel champ de pensée ils procurent, de connaissances, d'émotions, et de littérature. c'est un bonheur de commencer la journée comme ça.Ben,merci
vraiment.Bonne journée.
Écrit par : Sophie L.L | jeudi, 16 octobre 2008
Bon. Vous insistez. Il va falloir lire Guilloux. Je n'avais pas prévu ça du tout, moi.
Sans plaisanter, vos textes donnent envie. Merci.
Écrit par : Pascal Adam | jeudi, 16 octobre 2008
Le Sang Noir, que j'ai lu à vingt ans, demeure un de mes souvenirs de lecture les plus vifs. Guilloux m'y contait à la fois l'homme et l'Histoire des hommes, et ce personnage de Cripure, plus que celui de Bardamu, avait quelque chose de très proche de chacun d'entre nous.
Écrit par : Marcel Rivière | samedi, 18 octobre 2008
@ M.Rivière : Vous dites peu et beaucoup à la fois, avec cette formule : "l'homme et l'histoire des hommes". Guilloux aurait, je crois, aimé l'entendre. Merci de votre passage.
Écrit par : solko | samedi, 18 octobre 2008
Je ne connais de Louis Guilloux que ce roman-là, qui est,je crois, le plus connu. Ses autres livres n'ont que rarement connu les éditions de poche. Merci pour tous ces billets.
Écrit par : Marcel Rivière | samedi, 18 octobre 2008
Un lien qui peut vous intéresser sur L.GUILLOUX
http://www.culturesfrance.com/adpf-publi/folio/textes/guill.pdf
Écrit par : Marcel Rivière | jeudi, 23 octobre 2008
Je le connaissais. Merci beaucoup.
Écrit par : solko | jeudi, 23 octobre 2008
Et celui-ci, vous le connaissiez aussi ?
http://www.terresdecrivains.com/article.php3?id_article=87
Écrit par : Marcel Rivière | jeudi, 23 octobre 2008
En voici un nouveau :
http://www.bretagne.com/fr/culture/litterature/louis_guilloux
Écrit par : Marcel Rivière | jeudi, 23 octobre 2008
Ah Marcel, si vous n'existiez pas, il faudrait vous inventer : vous avez l'humour de ceux qui donnent à tous l'envie d'être au plus vite à la retraite ! Merci en tous cas pour tous ces liens. Et si vous en trouvez d'autres, ne vous génez pas ...
Écrit par : solko | jeudi, 23 octobre 2008
Pges 256 et 257, vous trouverez sur ce lien des développements, notamment sur "compagnons", cette petite nouvelle fort appréciée de Camus, qui se trouve dans mon édition de "La maison du Peuple" ( Cahiers rouges, Grasset)http://books.google.fr/books?id=V09RQ2dfGogC&pg=PA256&lpg=PA256&dq=louis+guilloux&source=web&ots=tYpismCzzA&sig=ojRhi39A780S2Jamulqcqw8lzTI&hl=fr&sa=X&oi=book_result&resnum=8&ct=result :
Pour ce qui est de la retraite, wait and see!
Écrit par : Marcel Rivière | samedi, 25 octobre 2008
@ M. Rivière : "Compagnons" était le récit de Guilloux que préférait Camus : Voici quelques lignes qu'il lui consacre : "La pauvreté et la mort font ensemble un ménage si désespéré qu'il semblerait qu'on ne puisse en parler sans être Keats, si sensible, a-t-on dit, qu'il aurait pu toucher de ses mains la douleur elle-même. Il n'empêche que dans ce petit livre qui a le ton des grandes nouvelles de Tolstoï, Guilloux ne cesse de se maintenir à la hauteur exacte de son modèle (...) Je défie qu'on lise ce récit sans le terminer la gorge serrée."
Si nous avons la même édition, on trouve cela dans la préface.
Écrit par : solko | samedi, 25 octobre 2008
Je n'avais pas encore découvert "votre" Louis Guillloux.
Je n'ai lu que le Sang Noir, oeuvre magnifique.
Solko, admiration et respect pour votre blog.
Écrit par : Ambre | jeudi, 18 juin 2009
@ Ambre : Louis Guilloux : Un breton, n'est-ce pas ! Si vous ne connaissez pas le "Pain des Rêves", allez-y ! C'est en folio.
Écrit par : solko | samedi, 20 juin 2009
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