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lundi, 30 mars 2009

Du libre-penseur et du chrétien

Au commencement de l'Argent, Péguy a cette phrase extraordinaire, avec laquelle une part de moi n'a cessé d'être, depuis que je l'ai lue : « Les libres-penseurs de ce temps-là (vers 1880) étaient plus chrétiens que nos dévôts d'aujourd'hui (1913) »

 J'aime cette phrase et je l'ai beaucoup respirée, comme on respirerait un brin de mimosa ou de muguet, si juste. Avec gaîté, et malgré la tristesse de son constat, cette phrase proclame combien il est ridicule de s'affirmer de façon dogmatique comme étant un libre-penseur ou un chrétien, combien c'est même impossible quand en vérité, on ne peut qu'être de son temps, de sa condition, de sa place, de son monde. J'aime la senteur de cette phrase que je sens profondément juste : elle souligne - et pour le pire comme pour le meillleur- le primat de l'humain sur le théorique, du concret sur l'abstrait, de l'affection sur le cours des idées, de la chair incarnée sur le roseau pensant. Elle renvoie dos à dos libres penseurs et théologiens en leur rappelant qu'ils sont tous deux déterminés par l'appartenance au monde commun de leur génération, au sens le plus large, malgré  la prégnance de leur foi ou de leur idéologie qui restent, l'une et l'autre, la foi et l'idéologie dont est capable leur époque.

 

00:13 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : charles péguy, littérature | | |

dimanche, 29 mars 2009

Un tigre en quarantaine

C'est en 1955 que la Banque de France commande à Jean Lefeuvre le projet d'un billet dédié à Georges Clemenceau (1841-1929). Le peintre dispose d'un an pour mettre au point les vignettes recto et verso. Le 5 avril 1956, il présente son projet, pour une valeur nominale de 50 000 francs : On y découvre un Clemenceau âgé dont le portrait, d'après photo, est reproduit à l'identique sur chaque face. Au recto, il siège au cœur de l'ambiance douce et feutré de son cabinet de travail, dans l'appartement qu'il avait loué en 1896 et où mourut le  24 novembre 1829 à 1h45 du matin, au 8 de la rue Franklin dans le 16ème arrondissement. L'appartement, précédemment occupé par Robert de Montesquiou, est à présent un musée. Sur le bureau, reproduction moderne d'un meuble réalisé au XVIIIème siècle pour l'abbé de l'église Sainte-Geneviève, un encrier, une loupe, des plumes d'oie, des documents épars, et trônant tout au fond devant la baie, une statuette du dieu Hanuman et un Bouddha en bois laqué. Sur la cheminée, des plâtres originaux de Rodinet et des moulages grecs. Au mur, plusieurs toiles, dont une huile de Daumier représentant Don Quichotte et Sancho Pancha. Le filigrane figure un rond de lumière inondant les lieux, par la baie fermée.

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En vis à vis du personnage privé, le verso évoque la vie publique et parlementaire du Tigre, ses joutes oratoires légendaires dans l'hémicycle depuis sa première élection à la députation de Paris, le 8 février 1871.

Se reconnait derrière lui le perchoir de l'Assemblée Nationale, où son éloquence s'illustra maintes fois. A sa gauche, Athéna, telle qu'elle est représentée sur la stèle figurant en Vendée non loin de sa sépulture, au lieu-dit La Colombier, sur la commune de Mouchamps. La déesse grecque de la Sagesse et de la Guerre souligne l'attachement du personnage à la culture hellénique ainsi que son action comme président du Conseil et ministre de la guerre en 1917-1918.

A sa droite, des livres et un  encrier en faïence blanche, qui témoignent la production littéraire de Clemenceau : Son roman, Les plus forts, entre autres, publié entre le 21 août et le 4 décembre 1897 dans L'Illustration, édité l'année suivante chez Fasquelle. Roman de plus de quatre cents pages, au style jugé ampoulé, empruntant au pire de Zola… Il fut un échec.

Sa carrière de journaliste, d'autre part, à La Dépêche du Midi, La Justice, Le Bloc, Le Temps, et L'Aurore où il trouva le titre du fameux « J'accuse » de Zola qui fit la une du 13 janvier 1898. Son expérience de biographe, enfin, avec le fameux Claude Monet, les nymphéas, publié un an avant sa mort, dans lequel il retrace la vie de son ami disparu.

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Le projet de Lefeuvre est adopté par le Conseil général de la Banque de France, et placé en billet de réserve. C'est cependant le billet de Molière qui, au dernier moment, le supplantera, la gravure du Tigre n'ayant pas donné les résultats attendus.

En 1958, Lefeuvre refait sa maquette et Piel retouche la taille-douce du verso. Le billet doit alors compléter la future gamme de Corneille, Racine, Pasteur et Voltaire. Mais 27 décembre de la même année, le nouveau franc est adopté et, pour ne pas désorienter doublement le public, on décide de surcharger l'ancienne gamme : Clémenceau est à nouveau remisé. Le 9 novembre 1962, un décret du 9 novembre indique qu'à partir du 1er janvier 1963, "la dénomination de Franc, doit remplacer celle de Nouveau Franc" : la Banque de France émet successivement le 50 F Racine, le 10 F Voltaire, le 100 F Corneille, le 5 F Pasteur, mais pas de remplaçant pour le 500 NF Molière : Au mois d'août 62, De Gaulle, répondant à une invitation d'Adenauer, vient de faire un voyage triomphal qui se conclura par la signature, le 22 janvier 1963, d'un traité d'amitié franco-allemand. Le choix du Père La Victoire est jugé diplomatiquement inopportun en cette période de réconciliation médiatico-populaire. A la même époque, une vignette  l'effigie de Foch est également mise en quarantaine. C'est sans doute pourquoi le 500 NF Molière, billet pourtant libellé en Nouveaux Francs, perdurera jusqu'en ... 1970 !

La Banque garde cependant son projet sous le coude et imprime de nouvelles épreuves de 500 francs. Pour aider les aveugles, on y adjoint deux points en taille-douce. Le billet est prêt à sortir quand la création du Système Monétaire Européen annihile toute possibilité de voir figurer sur un billet français le symbole d'une victoire militaire. Cette fois-ci, le Tigre est mis en cage pour de bon par un Giscard d'Estaing qui  oppose un veto catégorique « pour ne pas froisser Helmut Schmidt ». Le fameux billet à l'effigie de Pascal est mis en circulation. De façon symbolique, un spécimen est offert le 23 juin 1989 au musée Clemenceau par le Gouverneur de la Banque de France.

Ce Clemenceau de réserve, inconnu du grand public et victime du déclin historique du nationalisme face à la construction européenne, demeure cependant, dans l'histoire fiduciaire aussi mouvementée que passionnante de ce pays, comme l'un des chefs d'œuvre de l'école française du billet,  que les collectionneurs s’arrachent avec d’autant plus de fougue que, n’ayant finalement jamais été édité, il n’en existe que peu d’exemplaires.

 

 

samedi, 28 mars 2009

De la nudité des acteurs

Dissertation du samedi : Quand un comédien est nu sur la scène, à qui appartient le sexe qu'on voit ? Au comédien ou au personnage ?

 

 

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11:22 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : théâtre, nudité des acteurs | | |

vendredi, 27 mars 2009

Les malheurs d'Hamlet

Les raisons d'être en colère sont multiples; les sources d'indignation ne manquent pas; « the time is out of joint », proclame Hamlet, à la fin de l'acte I de la pièce de Shakespeare. Alors s'indigner ? S'indigner pour du théâtre ? S'indigner parce qu'un des chefs d'œuvre de la culture occidentale, transformé en divertissement pour bourgeois blasés de tout par une serveuse de plateaux aussi habile que rouée venue de Charentes-Poitou, tourne en ce moment et s'est arrêté pour quelques soirées au théâtre des Célestins à Lyon, s'indigner, oui, à quoi bon ? Hamlet est un prince malheureux. Dans le siècle où nous sommes, qui est malheureux est forcément ennuyeux. Mais Hamlet, comme le dit Claire Lasne-Darcueil, c’est l’un des « tubes » de Shakespeare. « Un peu comme avec Molière », rajoute la dame dans son dossier de presse «quitte à s’attaquer aux grands auteurs, autant choisir des tubes…»  Nous voilà rassurés : Il y a dans la com' d'aujourd'hui quelque chose de désespérément bête, oui. Car vraiment, cette façon de parler est aussi un aveu : Hamlet est le tube de Shakespeare, soit. Mais un tube  de jadis, un tube ennuyeux : qu’en faire pour capter à la fois l’attention bienveillante d’un public d’abonnés et celle, voltigeante, d’un public de scolaires ? Car sans les abonnés et le scolaire, pour les intermittents d'aujourd'hui, peu de salut. En bonne technicienne, en bonne vendeuse de soupe, Claire Lasne-Darcueil a la solution : épuiser, dans une seule mise en plateau, tous les poncifs du théâtre de la déconstruction : bande-son rock n’roll pour ponctuer chaque scène, chouettes, vautour, vol de rapaces en scène, nudité des acteurs, recours à la marionnette, bande-son, toujours, sus au silence, ennemi de l'époque maudite où nous vivons... Surprendre, séduire, divertir. Exaspérer, exhiber, juxtaposer : Ne jamais laisser l'esprit du spectateur vagabonder seul avec le texte non plus. Et pas davantage avec lui-même.

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08:45 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : hamlet, célestins, claire lasne-darcueil | | |

jeudi, 26 mars 2009

Juliette Récamier

« J'ai vu à Lyon le Jardin des Plantes établi dans les jardins en amphithéâtre de l'abbaye de la Déserte, maintenant abattue : le Rhône et la Saône sont à vos pieds ; au loin s'élève la plus haute montagne d'Europe, première colonne militaire de l'Italie, avec son écriteau blanc au-dessus des nuages.  Mme Récamier fut mise dans cette abbaye... »

 

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« Vous souvenez-vous, belle Juliette, d'une personne que vous avez comblée de marques d'intérêt cet hiver, et qui se flatte de vous engager à en redoubler l'hiver prochain ? Comment gouvernez-vous l'empire de la beauté ? On vous l'accorde avec plaisir cet empire, parce que vous êtes éminemment bonne et qu'il semble naturel qu'une âme s douce ait un charmant visage pour l'exprimer. »

Chateaubriand, Mémoires d'Outre Tombe, III, 2  et 3. Le buste est de Chinard (suivre le lien)

Lyon, Palais des Beaux Arts, Exposition Juliette Récamier du 27 mars au 29 juin

mercredi, 25 mars 2009

La Galoche

La Galoche : Telle est le nom qu'on donna autrefois à une ligne de chemin de fer reliant la Croix-Rousse à Sathonay. On la surnommait ainsi en raison des nombreuses secousses dont elle gratifiait ses voitures durant le trajet. Elle avait été ouverte à la circulation le 30 juillet 1863, et, prolongée jusqu'à Trévoux le 1er juin 1882. C'est la Cie P.L.M (chemin de fer de Paris Lyon Méditerranée) qui en assura l'exploitation à partir de 1897. Deux liaisons, l'une pour les marchandises, l'autre pour les voyageurs étaient assurées. La Galoche fut très populaire à la Croix-Rousse. On la prenait le dimanche matin, pour aller à la pêche, et pour la promenade familiale qui, passant par Caluire, Cuire et Montessuy, se poursuivait par Sathonay, puis gravissait les collines surplombant la Saône, desservait Fontaines, Rochetaillé, Fleurieu, Neuville, Genay, Massieux, Parcieux et après un voyage de 35 kilomètres, s'achevait à Trévoux.

A l'origine, la gare se trouvait à côté du terminus du funiculaire de la rue Terme (actuel tunnel routier), afin de faciliter la correspondance des voyageurs. Du coup, c'est les locomotives qui devaient traverser le boulevard, à très faible vitesse, et précédée d'un agent. Un train de la Galoche pouvait ainsi rester un bon quart d'heure au travers du boulevard, et cela plusieurs fois par jour. « On avait le temps, explique Pétrus Sambardier, d'aller faire une partie de boules avant que la circulation soit libre. » (1)

Une telle contrainte d'exploitation fut jugée trop pesante par le P.L.M., et le 19 mai 1914, le terminus de Lyon Croix-Rousse fut déplacé au nord du boulevard, à l'angle de la place des Tapis et de la rue de la Terrasse, où se trouvaient initialement la gare marchandises et le dépôt. Ces deux dernières installations furent quant elle reportées simultanément au-delà de la rue Hénon. Les voyageurs traverseraient désormais à pieds :  Le « Café des Voyageurs », sur le boulevard, demeure le seul souvenir de ce temps-là.

Le 16 mai 1953, en effet, la Galoche devait transporter ses derniers voyageurs. Et quelques années plus tard, la gare fut démolie. Voici un extrait du Progrès, daté du 27 août 1957 :

« Curieuse désolation apocalyptique à la gare de la Croix-Rousse. Les toitures ne conservent qu'une vague charpente, le verre pilé crisse sous les pas, les murs se dégradent, les pieds se prennent dans des planches fendues cachant des clous traîtres... Plus de rails, un seul camion chargé de gravas. La gare de la Croix-Rousse est livrée à la casse. Tandis que tout s'écroule le long de la rue de Villeneuve, la SNCF fait élever pour cinquante ménages de ses employés un premier H.L.M. D'autres s'érigeront, comme lui le long de cette rue également pour le personnel de la SNCF. Face à la place des Tapis et le long de la rue de Cuire, va se construire un immeuble de quatorze étages pour soixante-dix foyers, avec au rez-de-chaussée des bureaux pour les PTT. Partant de la place des Tapis, un grand boulevard (2) longeant puis coupant les vieilles voies, prendra les Croix-Roussiens en partance pour le week-end et les lancera en direction de Trévoux. Les espaces libres de toute construction seront voués "au vert". Parcs et squares fleuris viendront concurrencer les ombrages du boulevard de la Croix-Rousse. Adieu, tortillard croix-roussien. »

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(1) Pétrus sambardier, "La vie à Lyon"
(2) Le boulevard des canuts.

mardi, 24 mars 2009

Hiver 56

Eau gelée de la fontaine recouvrant la grotte, tombant dans le bassin à Lyon. Hiver 56 : Un hiver que le printemps ne parvient pas à fendre. Merci à La Zélie pour  le lien et la photo.

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06:55 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : hiver 1956, lyon | | |

lundi, 23 mars 2009

Les arêtes des Fantasques

Ce rassemblement d'ouvriers rappelle la construction du premier tunnel de la Croix-Rousse, à Lyon., en juin 1941. Les travaux avaient été adjugés le 27 février 1939, et le gros œuvre du percement fut réalisé entre 1940 et 1948. Cette photo-ci date de 1941. Durant la guerre, les Lyonnais avaient utilisé le chantier du tunnel comme un abri contre les bombardements. Le forage des puits de ventilation s'effectua  par la suite, de 1949 à 1950. L'aménagement des galeries, des stations de ventilation et la pose du revêtement intérieur en céramique de 1950 à 1951. La mise en place des installations de force motrice et éclairage, de signalisation et de sécurité de 1951 à 1952. Le tunnel a pu être inauguré en 1952 par le président du Conseil Antoine Pinay et le maire de Lyon Edouard Herriot, qui avait été à l'origine de sa  fabrication. Cette décision avait donné lieu à une virulente polémique, à l'époque : de fait, la localisation en ce point-là du quai Saint-Clair du nouveau tunnel routier coupait littéralement en deux la rue Royale et le quartier de la soie, balayait la place Louis Chazette et défigurait à jamais le magnifique cours d'Herbouville. Qui donc à présent prend le temps d'admirer, sur la droite quand on quitte le tunnel pour prendre le pont sur le Rhône, le magnifique immeuble aux pilastres cannelés, aux superbes chapiteaux, à la corniche richement travaillée par-dessus les oeils de bœuf ? Qui se souvient que plusieurs autres immeubles de Soufflot ont été sacrifiés alors qu'il eût été possible de faire déboucher ce même tunnel plus en amont, vers la montée de la Boucle, et d'éviter ainsi de corseter la ville au Nord, comme elle l'avait été, un siècle auparavant, au Sud, par le préfet Vaisse qui avait isolé deux kilomètres de presqu'ile du reste du centre-ville en construisant Perrache ?

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Le tunnel de la Croix-Rousse redevient d'actualité depuis le vote par le Grand Lyon, début février 2009, du percement d'un deuxième tube, juste à côté du premier, lequel sera réservé aux transports en commun, aux piétons et aux vélos. Les travaux vont débuter à la fin de cette année, et le percement proprement dit se fera à partir d’avril 2010 (pour une ouverture en 2014). On en profitera pour désamianter l'actuel  tunnel routier, changer le système de ventilation et remettre aux normes-incendie son revêtement. Il faut prévoir six mois de fermeture et 220 millions d'euros.

Ce qu'on tait fort pudiquement, c'est qu'à cette occasion, un ensemble architectural de galeries souterraines datant du XVIIème et du XVIIIème siècles va voler ni plus ni moins en éclat, bien que son intérêt historique soit avéré et malgré le classement de la ville au fameux « patrimoine mondial de l'Unesco ». Comme quoi tout ceci n'est qu'un fumeux label touristique ! Trente-quatre galeries mesurant chacune une trentaine de mètres de long, réparties de part et d'autre d'un important cheminement central aménagé en escalier et s'enfonçant dans les profondeurs du sous-sol lyonnais en direction du Rhône : parce que ce curieux tracé est situé juste sous la rue des Fantasques, on avait appelé ces galeries « les arêtes des Fantasques ». Pas d'arêtes dans le gosier du tunnel de l'encore toute puissante automobile : ces vestiges patrimoniaux sont condamnés.

dimanche, 22 mars 2009

De la passion politique

« Les passions politiques atteignent aujourd'hui à une universalité qu'elles n'ont jamais connue. Elles atteignent aussi à une cohérence. Il est clair que, grâce au progrès de la communication entre les hommes, et plus encore, de l'esprit de groupement, les adeptes d'une même haine politique, lesquels, il y a encore un siècle, se sentaient mal les uns les autres et haïssaient, si j'ose dire, en ordre dispersé, forment aujourd'hui une masse passionnelle compacte, dont chaque élément se sent en liaison avec l'infinité des autres. Cela est singulièrement frappant pour la classe ouvrière, qu'on voit, encore au milieu du XIXème siècle, n'avoir contre la classe adverse qu'une hostilité éparse, des mouvements de grève disséminés (par exemple ne pratiquer la grève que dans une ville, dans une corporation), et qui forme aujourd'hui, d'un bout de l'Europe à l'autre, un tissu de haine si serré. On peut affirmer que ces cohérences ne feront que s'accentuer, la volonté de groupement étant une des caractéristiques les plus profondes du monde moderne, qui de plus en plus devient, et jusque dans les domaines où on l'attendait le moins,  (par exemple le domaine de la pensée),  le monde des ligues, des unions, des faisceaux. (...) La condensation des passions politiques en un petit nombre de haines très simples et qui tiennent aux racines les plus profondes du cœur humain est une conquête de l'âge moderne.

Les passions politiques rendues universelles, cohérentes, homogènes, permanentes, prépondérantes, tout le monde reconnaît là, pour une grande part, l'œuvre du journal politique quotidien et bon marché. On ne peut s'empêcher de rester rêveur et de se demander s'il ne se pourrait pas que les guerres inter humaines ne fissent que commencer quand on songe à cet instrument de culture de leurs propres passions que les hommes viennent d'inventer, ou du moins de porter à un degré de puissance qu'on n'avait jamais vu, et auquel ils s'offrent de tout l'épanouissement de leur cœur chaque jour qu'ils s'éveillent »

(Julien Benda - La Trahison des clercs, 1927)

 

Je cherchais chez Péguy, le souvenir de ce texte, qui se trouvait en fait chez Benda.

Benda analyse la manière dont les clercs de son temps excitèrent les passions politiques (principalement nationaliste et internationaliste), via notamment l'invention des grands organes de presse. et leurs liens avec les partis A cette occasion, il rappelle que le peuple du début du XIXème siècle, celui dont parle Michelet, n'éprouvait pas à un tel point sa passion dans le domaine publique, mais bien davantage dans toutes les sphères du privé. Ce qu'il nomme « trahison des clercs », c'est cette permanente excitation et permanente bipolarisation des passions politiques dans les sphères populaires. Si ce texte, malgré son caractère daté, rencontre aussi de vifs échos avec la situation d'aujourd'hui, c'est que l'établissement de ce qu'on appelle la « société de communication », qui va de pair avec la schématisation outrancière de la pensée et la bipolarisation à l'américaine des partis politiques parait faire de lui une sorte de texte prophétique. La défaite de toute possibilité d'affirmer une pensée individuelle à l'intérieur d'une société de masses s'y lit en creux de façon déjà désespérante. C'est pourquoi ce texte de Benda est à lire avec celui de Péguy, qui évoque, lui, non pas une strangulation idéologique, mais une strangulation économique : les deux vont de pair dans le monde où nous sommes, et la conjonction des deux a bien pour conséquence la fin d'une certaine gaité, d'une joie de vivre ensemble. Voilà pourquoi, quelques soient les différends, il reste précieux, sans égarer son propre point de vue, de les dépasser. Pour conclure, cette citation prise dans L'Argent de Péguy : 

« Nous avons connu un temps où, quand un ouvrier allumait sa cigarette, ce qu'il allait vous dire, ce n'était pas ce que le journaliste a dit dans le journal de ce matin »

 

09:48 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : littérature, charles péguy, julien benda | | |