samedi, 21 février 2009
Le Mont-Blanc, faute de mieux
Si j'étais à Paris aujourd'hui, je serais allé à l'exposition du Grand-Palais, prélude à la vente de la collection Saint-Laurent qui débute le 23 (voir calendrier ci-dessous). Sûr. Il parait que Pékin rouspète à propos de deux figures (une tête de rat et une tête de lapin) qui auraient été volées durant les guerres de l'opium. Les Chinois exigent une restitution. Un référé devant le tribunal de grand instance de Paris pour bloquer la vente ... Pierre Bergé, qui est un vieux filou, sait ce qu'il fait en rendant l'affaire publique : Les deux têtes dépasseront sans doute les meilleures estimations ; cela dit, la tête de rat et celle de lapin ne m'intéresseraient guère (je suis obligé de parler au conditionnel puisque je ne suis pas à Paris et je n'ai pas la bourse qu'avait Yves Saint-Laurent pour s'offrir toutes ces friandises culturelles.) Donc aujourd'hui ou demain, je serais allé à l'expo, et à partir de lundi j'aurais assisté à la vente. J'aime l'ambiance unique des salles des ventes, qu'elles soient remplies de brocs en jeans sales et pulls à mailles tirées ou de collectionneurs en cravates et index discrets. Je crois l'avoir déjà dit, je radote, c'est un peu normal par les temps qui ne courent plus, on finit par se répéter. J'aurais assisté à la vente, donc, guettant les premières enchères, jouant de, avec prudence, mais histoire de, quand même : le mouvement furtif de la pointe du pied, le plissement du front ou le hochement du chef, l'index qui pianote sur le genou et soudain... Car il y a de beaux spécimens dont les acquéreurs sont déjà connus. Mettre son petit grain de sel dans le bel agencement... Je ne cracherais pas sur un Degas ou un Ingres, tiens, pour décorer mon petit bureau d'où je vois, pour me consoler, les lointains reliefs du Mont-Blanc, faute de mieux.
Exposition ouverte au public - accès libre
21 et 22 février, de 9h à minuit
23 février, de 9h à 13h
Ventes aux enchères
23 février, 19h : art impressionniste et moderne
24 février, 14h : tableaux anciens, dessins anciens, tableaux 19e siècle
15h : orfèvrerie, miniatures
18h : arts décoratifs du 20e siècle, art tribal
25 février, 13h : sculptures
19h : art d'Asie, objets d'art, céramiques, mobilier, art islamique, archéologie
01:44 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : vente saint-laurent, pierre bergé |
vendredi, 20 février 2009
Ecrivains aphones
Qu'est-ce qu'un écrivain aphone ? Un écrivain sans voix. Qu'est-ce qu'un écrivain sans voix : un écrivain qui ne sait parler que de soi. Soi. Soi, à tout bout d'pages, entraînant chacun de ses lecteurs dans l'illusion et la banalité que représente la pseudo-connaissance de soi par ce type d''écriture. Entraînant son lecteur dans sa vision lilliputienne des choses. Qu'est-ce qu'une vision lilliputienne des choses ? Une vision lilliputienne des choses est une vision dépressive du monde. Une vision vue de soi. La vision dépressive de l'écrivain aphone. Un écrivain a tout à fait le droit d'être névrosé (dixit l'illustre Barthes). Mais pas celui d'être dépressif. Car alors il perd sa voix. Je constate qu'un des traits communs de tous les écrivains aphones que les cinquante dernières années ont produits est d'être dépressif. Ou de faire comme. Des exemples ? On en trouve à la pelle. Je me contenterai de deux icones : Côté mâle, regardez Charles Juliet. Côté femelle, tournez les yeux vers Annie Ernaux. Aussi aphones l'un que l'autre. Aussi centrés sur eux. Vision du monde au ras de sa propre existence. Leur seul individu. Le mien. Nos miasmes. Aucun style. Le monde, avec cela, comme évacué. Absent.
Dans un chapitre de La culture du narcissisme, l'essayiste américain Christopher Lasch a fort bien analysé la manière dont ces écrivains aphones sont les chevaliers servants de l'ordre narcissique qui s'impose à nous tous. Il est l'un des premiers à avoir mis en lumière la différence entre l'introspection à laquelle une véritable autobiographie convie son lecteur, et la platitude désespérante de ce discours truqué qui est celui du faiseur d'autofiction. Pour finir, ce paragraphe essentiel de Christopher Lasch sur le sujet,
« Les confessions entreprises dans cette atmosphère d'irresponsabilité dégénèrent en anticonfessions. Ces expositions de la vie intérieure en deviennent, sans le vouloir, la parodie. Ce genre littéraire qui semble mettre en valeur l'intériorité nous prouve au contraire que la vie intérieure est précisément ce qu'on ne peut plus prendre au sérieux. L'écrivain d'antan mettait à nu ses luttes intérieures, car il était persuadé qu'elles représentaient un microcosme du monde. Les confessions de l'artiste contemporain n'ont de remarquable que leur écrasante banalité. Le voyage intérieur ne révèle que le vide. L'écrivain ne voit plus la vie reflétée dans son esprit mais, au contraire, le monde, même vide, comme son propre miroir. Lorsqu'il rend compte de ses expériences "intérieures", ce n'est pas pour nous donner un tableau objectif d'un fragment représentatif de la réalité, mais pour séduire afin qu'on s'intéresse à lui, afin qu'on l'acclame, qu'on sympathise, et qu'ainsi l'on conforte son identité chancelante ».
Christopher Lasch, La Culture du Narcissisme (Climats)
Voilà. C'est, brièvement, ce que j'appelle être aphone. Avoir une voix, et ne révéler que le vide. Mais la notion demande à être retravaillée en temps et heures. Elle le sera assurément.
20:25 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (27) | Tags : autofiction, christopher lasch, la culture du narcissisme, écrivains aphones |
jeudi, 19 février 2009
Le monde change
"Le monde change." J'entends souvent débiter ce genre d'âneries par des gens qui souvent ont un portable à la main, des écouteurs à l'oreille. et une épingle de travers dans l'arcade sourcilière. Le monde ne change pas. Non. Ce sont les générations qui le peuplent, qui changent. Qui passent la main. Qui se refilent, comme on dit, le témoin. Quand j'étais gosse, dans les années cinquante/soixante, j'ai vu partir aux caveaux de familles et aux fosses communes la dernière génération née dans le XIXéme siècle, celle, très pragmatique, dont les membres avaient commencé leur vie d'adulte durant la première guerre mondiale, dans une France encore en grande partie agricole, et dont les derniers rares centenaires viennent de quitter les vivants que nous sommes encore. Puis s'en est allée des affaires celle de leurs enfants, une génération ancrée dans le matérialisme, et qui a voulu et bâti la société de consommation dans laquelle nous sommes tous nés, quel que soit à présent notre âge. Celle du premier baby boom, qui n'aura en guise d'expériences historiques, vécu que le crédit , le spectacle et la consommation, quitte à son tour le monde du travail. Et je dois bien reconnaître que ce ne sont pas les mêmes vieux que ceux qui étaient vieux quand j'avais vingt ans, que je rencontre sur les marchés et dans les pharmacies. Souvent, je pense à ces vieux que je croisais, qui ne sont plus. D'autres vieux les ont remplacés. Qui leur ressemblent sans être comme eux. Autre langage. Autres préoccupations. Autre sagesse. Et ce qui est vrai des vieux est vrai de chaque tranche d'âge. Le quadragénaire d'aujourd'hui n'est plus le même que celui d'il y a cinquante ans. Même chose du moutard de six-sept ans. Et il faut être sacrément imbu de sa personne et de cette stupide société pour y voir un progrès. C'est moi qui vous le dis. Ou une regression, d'ailleurs. Quand serons-nous capables de voir les faits sans ce maudit esprit d'analogie, de comparaison, qui fausse tout jugement ? Oui, les générations passent à la queue leu leu et diffèrent, dans un monde qui, lui, imperturbable, suit sa loi. Ce sont les conditions d'existence, et les mentalités dans ce monde stable, qui, elles, varient. Pour changer les conditions d'existence et les mentalités, comptez trois ou quatre générations. La génération aux affaires actuellement, celle des Nicolas et des Ségolène, sa niaiserie, son incroyable aveuglement historique, son égoïsme aussi béat que spectaculaire et frileux, est sortie tout droit des dessins animés de Walt Dysney, des boums du samedi soir dans les garages, du premier homme sur la lune et des belles illusions que lui avait léguées la précédente. Et quand on regarde les trentenaires, les "enfants de la téle" comme dit le cynique Arthur, cela ne s'arraange pas. Vous me direz, bien sûr, et vous aurez raison, que j'oublie un peu vite la valeur des individus en parlant ainsi. Soit. La vie intérieure, la vie spirituelle, la vie intellectuelle de chacun. Soit. Mais ce n'est pas cela qui détermine les grands phénomènes mondiaux. Hélas. Ni Jaurès, ni Romain Rolland, ni Proust, je prends au hasard trois noms d'hommes fort différents, n'ont empêché Quatorze Dix-huit, comme ni Rabelais, ni Erasme, ni Marguerite de Navarre n'ont su éviter les guerres de religion, et ni Chateaubriand, ni Danton, ni Madame Roland, la Terreur. Le monde ne change pas. C'est bien cela, le problème.
10:56 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (25) | Tags : générations, consommation, culture, renouvellement, le monde change |
mercredi, 18 février 2009
L'Article 139
La peine de mort. Ni plus ni moins. Ainsi que la confiscation de tous leurs biens. Tels étaient les risques encourus, selon l'article 139 du code pénal de 1810, par tous ceux qui avaient contrefait le sceau de L'Etat ou fait usage du sceau contrefait. Tombaient donc sous le coup de cet article tous « ceux qui auront contrefait ou falsifié soit des effets émis par le Trésor Public avec son timbre, soit des billets de banques autorisés par la loi, ou qui auront fait usage de ces effets et billets contrefaits ou falsifiés, ou qui les auront introduits dans l'enceinte du territoire français.» Contrefaire, falsifier, introduire sur le territoire... L'Empire ne plaisante pas avec les faussaires... Cette peine serait rapidement commuée en travaux forcé à perpétuité dès 1832. L'éloquence souveraine de la Banque de France, qui durant presque 150 ans rappellera et résumera l'article sur pratiquement tous ses billets, ne vaudra-t-elle pas celle de tous les Tragiques ? Voici ce texte qui fut sans doute le plus imprimé, le plus véhiculé et le moins lu de la france entière pendant plusieurs générations d'hommes et de femmes :
L'article 139 du code pénal punit des travaux forcés à perpétuité ceux qui auront contrefait ou falsifié les billets de banque autorisés par la loi, ainsi que ceux qui auront fait usage de es billets contrefaits ou falsifiés. Ceux qui les auront introduits en France seront punis de la même peine.
La mention des travaux forcés est restée imprimée en toutes lettes sur chaque billet de banque jusqu'à la première série des NF des années soixante. Signe de la clémence des temps modernes, elle s'est ensuite métamorphosée en «réclusion à perpétuité» sur la deuxième série des nouveaux francs (Voltaire, Racine, Corneille, Pascal). Les bagnards devenaient ainsi de banals détenus. Depuis 1992, nouvelle modification et tolérance plus accrue encore, dans les encarts rectangulaires des dernières séries : «La contrefaçon ou la falsification des billets de banque et la mise en circulation des billets contrefaits ou falsifiés sont punies par les articles 442-1 et 442-2 du code pénal de peines pouvant aller jusqu'à trente ans de réclusion criminelle et trois millions de francs d'amende.»
Entre 1810 et 1992, la peine a donc perdu beaucoup de son romanesque initial en gagnant de la clémence : il est donc bien mort, le temps de Jean Valjean. Si Contrefaire et falsifier sont toujours des crimes dans ces nouveaux articles 442-1 et 442-2, introduire dans le pays, signe des temps n'en est plus un. De la relativité des lois et des châtiments...
00:34 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : article 139, billets français, travaux forcés, banque de france, culture |
mardi, 17 février 2009
Pavese et Reverzy
Le métier de vivre : le titre appartient à César Pavese. C’est celui de son journal, qui court du 6 octobre 1935 au 18 août 1950. Dans la journée d’hier, je suis passé sans trop savoir pourquoi, sans crier gare, en silence, de Jean Reverzy à César Pavese. Les deux écrivains ne sont pas si loin l’un de l’autre, ni dans le temps, ni dans l’esprit, ni dans ma bibliothèque. Ils ont vécu à peu près le même nombre d’années, à peu près les mêmes années. Les sonorités de leurs noms se font écho, Pavese et Reverzy. Leurs prénoms aussi ont du commun : César et Jean, le prénom d’un empereur et celui d’un apôtre, devenu celui de n’importe quel italien, de n’importe quel français. Du Mal du soir de Reverzy au Métier de Vivre de Pavese, il n’y a qu’un pas. Comment, après ce détour par Pavese, suis-je revenu à Reverzy ? La journée d’hier passa. Quid de celle d’aujourd’hui ? D’un 17 février, l’autre :
Pavese (1908-1950):
Les jugements moraux de Madame Bovary ignorent tout principe sauf celui de l’artiste qui violente et imite tous les gestes humains. Certains se gargarisent du tableau que Madame Bovary donne de l’amour, y voyant une saine critique des vieilleries romantiques faite par une « robuste conscience », et ils ne voient pas que cette robuste conscience n’est pas autre chose que le fait de regarder nettement, d’étaler fougueusement les tristes mobiles humains. Comment peut-on vivre, selon Madame Bovary ? D’une seule manière : en étant un artiste calfeutré chez soi. Garde-toi bien de prendre au sérieux les critiques de Flaubert envers la réalité : elles ne sont faites que d’après ce seul principe : tout est boue, sauf l’artiste consciencieux.
17 février 1938
Reverzy (1914-1959) :
Hier soir, j’étudiais l’attente. Chez moi, dans une parfaite solitude, assis dans un fauteuil, je guettais l’instant où les invités, dix personnes, arriveraient. J’aurais voulu percevoir l’instant où se briseraient net l’isolement et le silence ; et je prévoyais le changement non seulement de moi-même, mais surtout de ce que je pouvais percevoir du monde : les murs de la pièce, les meubles, la lumière. Je m’étais promis d’observer scrupuleusement, dès leur intrusion, ceux que j’attendais d’une seconde à l’autre ; et ce n’étais pas pour connaître cet instant même, celui de leur entrée, mais l’instant d’avant, celui où je vivais en ma solitude, face à face avec moi-même. Ils vinrent, le but de toute mon attente – les voir entrer, les saisir, percevoir le changement de moi-même, et par le contraste de ce changement mieux pénétrer mon état intérieur - en une seconde fut oublié. Mon projet ne me revint à l’esprit que lorsqu’ils furent partis. Donc, je ne les avais pas vus entrer
17 février 1955
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lundi, 16 février 2009
Brouillards de Lyon
« Dans le tramway ferraillant de jadis, lorsque nous allions à l'école, les matins d'hiver et d'automne, un monde confus, peuplé de spectres familiers, défilait derrière les vitres embuées. C'était le temps du brouillard : dès octobre, il s'établissait sur la ville, comblant le vide des rues et des places, voilant les collines, amortissant les bruits, emprisonnant les êtres : il avait son odeur et sa saveur. Grâce à lui la nuit se prolongeait jusqu'au milieu du matin; au début de l'après-midi seulement l'univers vaporeux, pour une heure, s'éclairait : un rayon fugitif tombait sur les squares, où le bronze des statues luisait de sueur froide, et sur les fleuves coulant vers d'invisibles horizons de lumière. Puis l'obscurité revenait : chacune de ces journées ressemblait à celle qui l'avait précédée. Monotonie noire ou claire-obscure que troublait parfois une éclaircie. Et chaque fois, sous la neige, la pluie, ou à la lumière insolite d'un matin limpide, nous croyions, en nous réveillant, découvrir sous nos fenêtres une ville nouvelle. L'avons-nous assez aimé, ce brouillard dont nous nous sentions captifs et qui nous mettait face à face avec nous-mêmes ! Dans les rues, à la tombée de la nuit, nous cherchions à tâtons notre chemin, frôlés par des ombres que reflétaient des vitres ternies. Les vapeurs voilaient mais ne déformaient pas la réalité : comme dans la caverne originale, nous regardions des êtres s'approcher, grandir, s'éloigner et se fondre dans le néant et le silence. S'il nous arriva parfois de nous révolter contre ce monde étrange, le brouillard oppressant, à l'instant même, étouffa notre blasphème. Il serrait notre poitrine, notre cœur et notre pensée : pour avoir si longtemps éprouvé son étreinte, nous nous sentirons toujours mal à l'aise dans l'univers large et clair que nous avons maintenant découvert »
Jean Reverzy, A la recherche d'un miroir, Julliard (1961 - posthume)
« Le gris est une couleur avouable. La lumière se manifeste dans le gris autant et plus tendrement que dans les tons tapageurs. Les objets qui se meuvent au-dessus d'un horizon gris ont leur harmonie aussi bien que ceux que dessine crûment la lumière d'été. Allons-nous renier nos beaux soirs de grisaille, où nos collines, nos ponts, nos quais, nos maisons, sont baignés dans une buée d'ardoise claire et comme poudrée ? Ce soir, que nous avons vu embrasé en d'autres saisons, est gris, gris, gris, d'un gris qui semble porter les nuages noirs au panache blanc, l'horizon lui-même et les fumées de la ville. Des cheminées d'usine sortent avec lenteur des panaches sombres qui tracent des horizontales majestueuses dans l'ouate. »
Pétrus Sambardier, Le Salut Public, 10 janvier 1928
01:21 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature, brouillard, reverzy, pétrus sambardier, lyon, fonville, culture |
dimanche, 15 février 2009
Pour cinq mille balles de mythologie
Dans les années soixante, feu les Classiques Garnier jaune proposaient un recueil mythologique de Pierre Commelin (1837-1926) qui fit les choux gras des lycéens de l’époque et qu’on peut encore trouver en occasion. En exergue de son recueil de mythologie gréco-latine, ce dernier avait placé cette phrase :
« La mythologie est évidemment une série de mensonges. Mais ces mensonges ont été, durant de longs siècles, des sujets de croyance. Ils ont eu dans l’esprit des Grecs et des Latins, la valeur de dogmes et de réalités. À ce titre ils ont inspiré les hommes, soutenu des institutions parfois très respectables, suggéré aux artistes, aux poètes, aux littérateurs l’idée de créations et même d’admirables chefs-d’œuvre. »
La Banque de France s’est toujours intéressée à ces mensonges, dont avec minutie elle décora pendant plus d’un siècle ses jolies vignettes, images fiduciaires pour ne pas dire pieuses, dont elle abreuva les Français à travers tous les soubresauts de leur histoire. Au sortir de la seconde guerre mondiale, peut-être ces derniers avaient-ils envie de légèreté, besoin d’insouciance : est-ce pour cette raison qu’en 1959, elle confia à Sébastien Laurent la fabrication, pour sa nouvelle valeur faciale de 5000 francs, d’un billet à l’effigie de Pomone ? Pomone – cela sonne un peu comme Simone (Signoret), oscar le 4 avril 1960 de la meilleure actrice pour son interprétation dans le film Les Chemins de la haute ville de Jack Clayton.
Mais ce n’est pas Simone. Ni Momone, la demi-sœur de Piaf, autre icône de ces années-là. Non. Pomone est une des charmantes divinités de la campagne, telles que les Romains ont eu le bonheur d’en inventer. Recherchée en mariage par tous les dieux champêtres, elle avait donné sa préférence à Vertumne, le dieu des changements de temps et des variations climatiques, sous le gouvernement de qui Denis Diderot eut la sagesse de placer son magnifique Neveu de Rameau. («Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid… »)
« Pomone, raconte Commelin, nymphe d'une remarquable beauté, fut recherchée en mariage par tous les dieux champêtres. Elle donna la préférence à Vertumne, à cause de la conformité de leurs goûts. Aucune nymphe ne connaissait comme elle l'art de cultiver les jardins et surtout les arbres fruitiers. Son culte passa de chez les Etrusques à Rome où elle avait un temple et des autels. On la représentait ordinairement assise sur un grand panier plein de fleurs et de fruits, tenant de la main gauche quelques pommes, et de la droite un rameau. Les poètes l'ont dépeinte couronnée de feuilles de vigne et de grappes de raisin, tenant dans ses mains une corne d'abondance ou une corbeille remplie de fruits. »
Sur le billet de Sébastien Laurent la jeune nymphe est accompagnée d’une Amphitrite tenant en mains un trident et un coquillage, ce qui représente l’amitié et la collaboration entre la terre et la mer. Le billet Pomone a survécu jusqu’en1957, c'est-à-dire qu’il fut en gros le billet de cinq mille de la Quatrième République. Celle de Piaf et de Signoret, de Mendes France et de René Coty… C’est le bon roi Henri qui détrôna Pomone sur les billets de cinq mille. Et le grand Charles, René Coty, à l’Elysée. Mais ça, c’est une tout autre histoire.
15:01 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : pomone, cinq mille francs, billets français, pierre commelin, littérature, garnier jaune |
samedi, 14 février 2009
On ne va pas se mentir
A l’origine, un commandement d’ordre moral et religieux : « Il ne faut pas mentir », que l’expression reprend, en en modalisant tout ce qu’il manifestait de trop injonctif pour les sensibilités post-modernes. Car, aussi douce que rouée, l’époque présente feint d’avoir en horreur l’autorité. Chérie, on ne va tout de même pas se mentir ?
L’expression possède tout ce qu’il faut pour devenir rapidement un lieu commun : ce pronom on, tout d’abord, dont la valeur indéfinie masque bien sûr ici un pronom de la première personne (je) ou de la deuxième (tu). Tout dépend.
Sa forme pronominale, ensuite, qui peut tout aussi bien être réfléchie que réciproque (je ne vais pas me mentir, je ne vais pas vous mentir, nous n’allons pas nous mentir, tu ne vas pas me mentir, tu ne vas pas nous mentir, etc.) En recourant à un sujet indéfini tout en en restant vague sur la valeur réfléchie ou réciproque du procès, cet énoncé ouvre une porte vers le non-dit, l’allusif, le vague. Et cette porte laissée ouverte possède toutes les allures d’un premier mensonge (l’un des moins pardonnables), le mensonge par omission.
A bien y regarder, l’implicite de cette expression, fort employée autour de nous, c’est que le mensonge partout régnant serait partout souverain. Partout, sauf, précisément, dans cette entre soi que son emploi, pourvu que le ton y soit également, cherche à créer entre deux interlocuteurs. Telle est la grâce de ces quelques mots, affirmer que tout ce qui précède et suivra la parenthèse qu’ils ouvrent dans un bref échange n’est que pur mensonge. Leur corollaire étant : partout, on (les autres) ne fait que se mentir. Le mensonge serait donc un vice public, tandis que la vérité serait une vertu privée : étrange et commode postulat. « On ne va pas se mentir » présuppose par ailleurs que la sincérité est une valeur rare, voire quasiment inexistante, et de cette valeur, fait une sorte de distinction. Son emploi tente de restaurer une communauté de belles âmes, communauté pourtant fort improbable dans le désert qu’habitent, à l’en croire, presque 7 milliards de sales âmes passant leur temps à se mentir.
Dans la bouche de monsieur tout le monde, le lieu commun sert à introduire une concession : « On vend des livres, on ne va pas se mentir, mais on sait que ce sont des gens de la génération qui est née avant l’Indépendance, ceux qui ont aujourd’hui entre 50 et 60 ans, qui lisent. » déclare une libraire algérienne interrogée sur les habitudes de lecture de ses compatriotes. Autrement dit, « je vends des livres, certes, mais cela ne va pas durer ». Mais dès qu’on quitte monsieur tout le monde, les enjeux ne sont pas les mêmes d’une situation d’énonciation à une autre. Ne pas se mentir n’a pas le même sens entre un politique et un téléspectateur, un médecin et son patient, un Roméo et une Juliette.
En politique, « on ne va pas se mentir » sert invariablement à annoncer un problème, une situation délicate, une catastrophe. On voit mal Fillon dire « on ne va pas se mentir, la France est prospère ». Dans ce cas-là, le tribun ou la tribune (tiens, on dit ça, la tribune ?) fait mine de ne pas avoir, au contraire de tous ses confrères et consœurs du milieu politique, la peu populaire langue de bois. C’est ainsi que, depuis 1974, « On ne va pas se mentir, il va falloir faire des efforts » est devenu un classique des politiques gouvernementales.
Le lieu commun est vivace aussi dans le sport ; « on ne va pas se mentir, on a fait un mauvais match » entend-on à l’entrée du vestiaire. Ne pas se mentir, c’est ici non seulement ne plus se raconter des bobards de politiciens, mais également ne pas s’illusionner soi-même : glissade de la valeur réciproque, sur laquelle se fonde le « pacte démocratique » à la valeur réfléchie, sur laquelle repose la pertinence de l’exploit héroïque. Le sportif joue sur un présupposé d’époque, qu’il partage d’ailleurs avec le politique : qu’importe qu’il ait été (ou soit) nul, pourvu qu’il soit sincère. Dans ce cas-là l’emploi du lieu commun sonne comme un recours en grâce. Ne pas mentir demeurant la dernière façon de ne pas perdre complètement la face, ni le salaire qui va avec.
07:08 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (25) | Tags : politique, langue française, lieux communs |
vendredi, 13 février 2009
L'ancien pont Morand
La planète entière a récemment été le témoin d'une résurgence d'intérêt imprévue pour un illustre bâtiment qu'on croyait à tort oublié, le pont Morand à Lyon. Ce regain est dû à la fouineuse Frasby, dont le malin appareil photo est allé à plusieurs reprises caresser les formes de la somptueuse dame de pierre qui orne la place Liautey dans le sixième arrondissement, flanquée de ses malins génies, pour réinventer la forêt Morand. Deux lyonnais dont l'avis fait autorité sont aussitôt intervenus pour rappeler à quel point l'ingénieur Morand avait marqué de sa griffe ce quartier, et que non seulement le pont, mais également la place (Liautey) et mêmement le cours (Vitton) portèrent jadis le nom de celui à qui la ville doit sa progression vers l'Est. Je cite Mère Grand qui évoqua avec charme les balconnets du vieux pont Morand construit en 1890 et détruit lors de la construction de la ligne A du métro, et Marcel Rivière qui retraça avec érudition l'histoire de la place et celle de la Grande Allée. Une sorte de hasard (mais le hasard fait bien les choses) fit que là-dessus votre serviteur épluchant pour d'autres raisons les collections du Progrès Illustré de la Bibliothèque de la Part-Dieu tomba nez à nez, dans le numéro 10 du dimanche 22 février 1891, avec un bref article où le dessinateur Giranne rendait hommage au premier pont Morand (1772-1890) celui que même Mère Grand n'a pas connu, qui était construit en bois, et que les Lyonnais du dix-neuvième siècle avaient nommé le pont rouge, parce que Morand avait obtenu des recteurs de l'Hôtel-Dieu sa gratuité pendant la Révolution. Voici donc le lien avec la page et les illustrations de Giranne, une gravure du tout premier pont en bois, et le commentaire de Giranne reproduit en dessous :
L'ancien pont Morand. - L'inauguration du nouveau pont Morand est si récente (14 juillet 1890) qu'il est encore d'actualité de parler de la vieille et pittoresque passerelle qui l'a précédé en lui laissant son nom. Elle fut construite par l'ingénieur Morand, en 1774, pour relier le quartier des affaires (les Terreaux) au quartier des plaisirs (les Brotteaux), vastes plaines verdoyantes où les Lyonnais allaient se réjouir le dimanche. Les salles de danse, les cafés-concerts, les théâtres guignol, rien n'y manquait. On se rendait au Pavillon chinois, aux Bosquets de Paphos, aux Jardins d'Italie, à l'Elysée lyonnais. Le pont Morand, tel que nous le représentons, a été dessiné sur nature, en 1887, alors qu'en aval on pouvait voir encore le long bateau des Bêches, qui fut entraîné par le courant au moment de l'avant-dernière crue du Rhône. Plus près du pont du Collège, il y avait aussi un autre bateau curieux, soit par ses dimensions, soit par son architecture. Il fut détruit par un incendie en 1887. En aval du pont Morand se trouvaient d'autres bateaux, dont il reste encore quelques spécimens vermoulus et tremblants, les Moulins de Saint-Clair. Nous en avons précédemment parlé. Ils forment avec les plattes, les bachuts des marchands de poissons, les sapines et les radeaux, toute la flotille du fleuve. Llentrée du pont Morand, flanquée de ses deux pavillons, d'abord construits pour le péage et qui servirent plus tard de poste de police : C'est de là que, pendant l'Exposition de 1872, partait ce curieux chemin de fer, suspendu sur un seul rail, qui transportait les visiteurs à l'entrée du Parc de la Tête-d'Or. Le pont Morand, quoique construit en bois (16 travées), avait résisté à la fameuse débâcle des glaces de 1789 et aux inondations de 1840. Il subit le siège de Lyon et si l'on s'en rapporte aux gravures du temps, la canonnade aurait dû singulièrement l'endommager. Il portait donc vaillamment encore ses 115 ans quand il fut remplacé, l'année dernière, par le pont monumental qui existe actuellement.
11:08 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : lyon, pont morand, histoire, culture, littérature |