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dimanche, 22 mars 2009

De la passion politique

« Les passions politiques atteignent aujourd'hui à une universalité qu'elles n'ont jamais connue. Elles atteignent aussi à une cohérence. Il est clair que, grâce au progrès de la communication entre les hommes, et plus encore, de l'esprit de groupement, les adeptes d'une même haine politique, lesquels, il y a encore un siècle, se sentaient mal les uns les autres et haïssaient, si j'ose dire, en ordre dispersé, forment aujourd'hui une masse passionnelle compacte, dont chaque élément se sent en liaison avec l'infinité des autres. Cela est singulièrement frappant pour la classe ouvrière, qu'on voit, encore au milieu du XIXème siècle, n'avoir contre la classe adverse qu'une hostilité éparse, des mouvements de grève disséminés (par exemple ne pratiquer la grève que dans une ville, dans une corporation), et qui forme aujourd'hui, d'un bout de l'Europe à l'autre, un tissu de haine si serré. On peut affirmer que ces cohérences ne feront que s'accentuer, la volonté de groupement étant une des caractéristiques les plus profondes du monde moderne, qui de plus en plus devient, et jusque dans les domaines où on l'attendait le moins,  (par exemple le domaine de la pensée),  le monde des ligues, des unions, des faisceaux. (...) La condensation des passions politiques en un petit nombre de haines très simples et qui tiennent aux racines les plus profondes du cœur humain est une conquête de l'âge moderne.

Les passions politiques rendues universelles, cohérentes, homogènes, permanentes, prépondérantes, tout le monde reconnaît là, pour une grande part, l'œuvre du journal politique quotidien et bon marché. On ne peut s'empêcher de rester rêveur et de se demander s'il ne se pourrait pas que les guerres inter humaines ne fissent que commencer quand on songe à cet instrument de culture de leurs propres passions que les hommes viennent d'inventer, ou du moins de porter à un degré de puissance qu'on n'avait jamais vu, et auquel ils s'offrent de tout l'épanouissement de leur cœur chaque jour qu'ils s'éveillent »

(Julien Benda - La Trahison des clercs, 1927)

 

Je cherchais chez Péguy, le souvenir de ce texte, qui se trouvait en fait chez Benda.

Benda analyse la manière dont les clercs de son temps excitèrent les passions politiques (principalement nationaliste et internationaliste), via notamment l'invention des grands organes de presse. et leurs liens avec les partis A cette occasion, il rappelle que le peuple du début du XIXème siècle, celui dont parle Michelet, n'éprouvait pas à un tel point sa passion dans le domaine publique, mais bien davantage dans toutes les sphères du privé. Ce qu'il nomme « trahison des clercs », c'est cette permanente excitation et permanente bipolarisation des passions politiques dans les sphères populaires. Si ce texte, malgré son caractère daté, rencontre aussi de vifs échos avec la situation d'aujourd'hui, c'est que l'établissement de ce qu'on appelle la « société de communication », qui va de pair avec la schématisation outrancière de la pensée et la bipolarisation à l'américaine des partis politiques parait faire de lui une sorte de texte prophétique. La défaite de toute possibilité d'affirmer une pensée individuelle à l'intérieur d'une société de masses s'y lit en creux de façon déjà désespérante. C'est pourquoi ce texte de Benda est à lire avec celui de Péguy, qui évoque, lui, non pas une strangulation idéologique, mais une strangulation économique : les deux vont de pair dans le monde où nous sommes, et la conjonction des deux a bien pour conséquence la fin d'une certaine gaité, d'une joie de vivre ensemble. Voilà pourquoi, quelques soient les différends, il reste précieux, sans égarer son propre point de vue, de les dépasser. Pour conclure, cette citation prise dans L'Argent de Péguy : 

« Nous avons connu un temps où, quand un ouvrier allumait sa cigarette, ce qu'il allait vous dire, ce n'était pas ce que le journaliste a dit dans le journal de ce matin »

 

09:48 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : littérature, charles péguy, julien benda | | |

Commentaires

"On ne peut s'empêcher de rester rêveur et de se demander s'il ne se pourrait pas que les guerres inter humaines ne fissent que commencer"

Écrit par : gmc | dimanche, 22 mars 2009

J'ai été frappée aussi par la phrase que cite gmc.
Et le texte date de 1927 !

Nous entrons dans des systèmes chaotiques avec toutes les aberrations, toutes les violences, toutes les absurdités, tous les aveuglements, déjà à l'oeuvre dans une financiarisation devenue folle, incontrôlable et incontrôlée.

Il nous faut construire dans l'incertain, l'imprévisible, et je ne suis pas sûre que " l'ouvrier qui allumait une cigarette, s'il n' allait pas dire ce qui était dans le journal du matin" ait eu chaque fois qu'il ouvrait la bouche, une pensée, ce qu'on appelle une pensée, affranchie de la doxa.

Je pense au contraire qu'il n'était pas plus facile hier qu'aujourd'hui de se construire un regard personnel ; mais qu'aujourd'hui l'individuation extrême fait que nous nous déprenons des anciennes certitudes qui nous étaient données par la culture collective et que nous nous retrouvons dans cette nécessité de construire nous-mêmes nos architectures personnelles. Et que cela crée de grandes angoisses.

D'où sans doute ce besoin des échanges que nous avons, ici (et ailleurs) ; mais ici, avec cette idée d'aller un jour s'absinther à ces tables mêmes où La Zélie buvait un coup avec sa voisine.

Écrit par : michèle pambrun | dimanche, 22 mars 2009

on peut aussi ajouter ceci:

passion: du grec pathè, la souffrance

Écrit par : gmc | dimanche, 22 mars 2009

juste une petit chose, michèle, le chaos n'est absolument pas une aberration, sauf pour un outil tyrannique appelé pensée, l'ébéniste a besoin du chaos par lequel transitent les flux d'imaginaire qui produisent des formes à la majorelle, par exemple, mais ceci peut effectivement déplaire au rabot... la question pertinente, c'est de savoir si le rabot dispose d'un jugement sûr en matière d'ébénisterie^^....

Écrit par : gmc | dimanche, 22 mars 2009

à GMC : Voir à ce sujet les images du JT, déconcertantes !

Écrit par : s Jobert | dimanche, 22 mars 2009

@ GMC : La guerre, disait La Bruyère, a pour elle l'Antiquité

Écrit par : solko | dimanche, 22 mars 2009

J'aime beaucoup, Gilles-Marie, votre "du chaos par lequel transitent les flux d'imaginaire". Je le préfère au "bcp de chaos pour accoucher d'une étoile qui danse" dont on nous a rebattu les oreilles.
Et puis vous me faites découvrir Majorelle, merci, j'ignore tout de l'ébénisterie.
Quant à la pensée du rabot, ma foi (je n'ai pas d'équivalent non connoté, à cette expression), j'y songerai...^^

Écrit par : michèle pambrun | dimanche, 22 mars 2009

@ Michèle : La question qui nous taraude tous est donc plus ou moins celle de la pérennité de l'héritage, en terme intellectuel, c'est donc celle de la tradition. Mais comment peut-elle se régler sur un plan individuel ?

Écrit par : solko | dimanche, 22 mars 2009

@ GMC : Vous parlez toujours en poète. Je vous répondrai que le rabot n'est plus d'un jugement sûr dès lors qu'il n'est plus un outil hérité, mais un instrument manufacturé.

Écrit par : solko | dimanche, 22 mars 2009

Thibaudet fait la gueule!!!

Écrit par : Sophie L.L | dimanche, 22 mars 2009

@ Sophie LL : Forcément. Je m'en doutais qu'il allait réagir comme ça. Mais bon. C'est Julien qui a écrit ce texte. Qu'y puis-je ?

Écrit par : solko | dimanche, 22 mars 2009

Ah rien, vous n'y pouvez rien! quelle tête de pioche cet Albert...Je suis pourtant en train de lui expliquer: ...gaité, joie de vivre ensemble...etc !! mais tiens, macache!
Bonne soirée Solko!

Écrit par : Sophie L.L | dimanche, 22 mars 2009

Ah zut j'ai manqué le parfum de drame chez Solko! Le dindon vaut bien cela, allez...
Merci pour vos extraits Solko, ils vont au cœur d'un sentiment si diffus, si inexprimable... Voilà qui est d'un vrai justicier, dire les choses justes avec justesse.

@Michèle Pambrun: Je le dis longtemps après la bataille, j'aurais été tout à fait désolé de ne plus lire ici vos commentaires. Quel que soit leur assaisonnement!

Écrit par : tanguy | dimanche, 22 mars 2009

s jobert,

désolé, mais je fais en sorte de croiser le moins souvent possible les jt. je n'ai pas vu ces images, mais au vu de ce que vous en dîtes les uns et les autres, je ne pense pas rater autre chose qu'une manifestation pathétique ou grotesque, et rien d'a priori merveilleux. ça ne me manquera donc absolument pas, je vous rassure.
soit dit en passant, le jt ne montre généralement pas le chaos, mais des variations néologiques qu'on prête - mal à propos - à ce terme.

solko,

l'écume s'écrase depuis au moins l'antiquité sur les rochers dans un fracas toujours intense.
cependant l'écume n'est que la frange externe de la mer, et la mer n'est pas réductible à l'écume.

je ne sais si je vous ai déjà fait passer cette reprise d'un chant traditionnel portugais:

http://www.youtube.com/watch?v=MSIGWEcR5Dc#

Fui bailar no meu batel
Além do mar cruel
E o mar bramindo
Diz que eu fui roubar
A luz sem par
Do teu olhar tão lindo

Vem saber se o mar terá razão
Vem cá ver bailar meu coração

Se eu bailar no meu batel
Não vou ao mar cruel
E nem lhe digo aonde eu fui cantar
Sorrir, bailar
Viver, sonhar
Contigo

Vem saber se o mar terá razão
Vem cá ver bailar meu coração

Se eu bailar no meu batel
Não vou ao mar cruel
E nem lhe digo aonde eu fui cantar
Sorrir, bailar
Viver, sonhar
Contigo

***

J'ai été danser sur mon navire
Au-delà de la mer cruelle
Et la mer déchaînée
Dit que j'ai été voler
La lumière sans pair
De ton regard tellement beau

Viens savoir si la mer aura raison
Viens ici voir danser mon coeur

Si je danse sur mon navire
Je n'irai pas dans cette mer déchaînée
Et je ne lui dirai pas ou j'ai été chanter
Sourire , Danser
Vivre , Rêver ,
Avec toi

Viens savoir si la mer aura raison
Viens ici voir danser mon coeur

Si je danse sur mon navire
Je n'irai pas dans cette mer déchaînée
Et je ne lui dirai pas ou j'ai été chanter
Sourire , Danser
Vivre , Rêver ,
Avec toi

Écrit par : gmc | lundi, 23 mars 2009

@ GMC : Ah merci beaucoup. C'est magnifique. Les images de phare, de mer, le chant que je ne comprends pas. Merci aussi pour la traduction. Cela me ramène ce soir vers Ouessant, que j'ai connue il y a pas mal d'années, vers laquelle je ne suis pas revenu. Phare, c'est aussi solitude mais si joyeuse de poète.

Écrit par : solko | lundi, 23 mars 2009

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