samedi, 22 janvier 2011
Céline et la célébration (2)
« La cause est entendue : Céline est génial. La cause est entendue : Céline est abject. Depuis que Céline est mort, nous tournons fous dans ce débat entre esthétique et morale », écrivait déjà Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde en 1985.
Dans ce cas précis de « double contrainte », le message paradoxal est aisé à formuler. Etre un écrivain génial et être un antisémite abject apparaissent telles deux propositions contradictoires, qui heurtent le sens commun. Le parallèle entre les deux propositions établit, si l’on n’y prend garde, une adéquation choquante entre l’antisémitisme et le génie. Il favorise, si l’on n’est pas attentif, un présupposé inquiétant : qui aime Céline est probablement antisémite ? Y compris moi-même qui, aimant Céline, ne me sens pourtant pas antisémite. On n’est pas loin, dès lors, comme le suggère Poirot-Delpech, d’une micro-folie (1)
En dernier lieu, le rapprochement entre les deux notions suggère le fait que la lecture de Céline propagerait l’antisémitisme. Dès lors est tentante l’exclusion pure et simple de l’écrivain, la censure, partielle ou totale de l’œuvre. Si l’on pousse la logique jusqu’au bout, comme le fait ironiquement le comédien Fabrice Lucchini, retirons donc l’œuvre entière des libraires. Tous les extraits des manuels scolaires. L’affaire sera classée.
Premier effort pour échapper au cadre absurde de la double contrainte, sortir du système binaire à laquelle elle nous réduit. Analyser pour cela quelques présupposés sur lesquels repose la double proposition. En premier lieu, mettre à jour l’identité entre lire et être qu’elle induit. Est-on nécessairement ce qu’on lit ?
Il va de soi qu’on peut bel et bien lire Céline et ne pas être antisémite, comme on peut lire Chateaubriand et ne pas être légitimiste, lire Claudel et ne pas être catholique, etc. Mais après tout, cela ne va peut-être pas de soi pour tout le monde, et peut-être que pour beaucoup de gens, le mot c’est nécessairement la chose.
Une telle conception de l’écrit repose sur la réduction du texte à l’information. Elle ignore non seulement l’esthétisme (le fameux style) mais encore la signification, le contexte, et jusqu’au sens que le lecteur est toujours libre de donner à sa lecture, au texte lui-même.
C’est une conception éditorialiste de la littérature, en ce sens que le texte se trouve réduit à ce que dans un jargon journalistique, on pourrait appeler sa ligne éditoriale. Si la ligne éditoriale de Céline est l’antisémitisme, tout lecteur qui le lit est antisémite, aussi vrai qu’il est interdit à tout lecteur de l’Humanité d’être de droite, du Figaro de gauche. On peine à croire que messieurs Klarsfeld et Mitterrand soit de si piètres lecteurs. Ou leur défenseur véhément, Luc Ferry, qui était encore ministre de l’éducation nationale en 2004, alors que se décidait le programme de l’agrégation de lettres de 2005 où figura Céline et son Voyage.
Cette éviction (et non pas réduction) du sens et du contexte, cette lecture qui n’est qu’une contre-lecture risque demain de rendre encore plus problématique qu’il ne l’est déjà – et c’est peu dire - l’enseignement de la littérature. Je me souviens avoir il y a trois ans essuyé pour la première fois cette remarque suspicieuse d’une étudiante à qui je proposais ce fameux passage du Voyage sur le communisme du caca, alors que Bardamu se trouve à New-York : « Mais, c’est pas l’écrivain antisémite… ? »
Métacommuniquer à propos de cette affaire, ce serait, comme le fait Nauher sur son blogue, commencer par rappeler qu’en effet, ce n’est pas Céline qui a inventé l’antisémitisme et que les écrivains ont toujours été de parfaits boucs émissaires. Je me souviens avoir eu Jacques Seebacher au téléphone à la fin du siècle dernier, lorsque je me proposais de faire une thèse sur Béraud. Il songea un instant à m’aiguiller sur Henri Godard, qui avait été son collègue à Jussieu, et avec lequel j’avais suivi un cours de licence il y a fort longtemps sur les techniques narratives chez Proust, Céline et Joyce. Après un moment d’hésitation : « c’est encore trop tôt », me dit-il. Le cher homme ne savait si bien dire.
Un livre est donc ce qu’il dit, rien de plus. Il n’existe dans aucun contexte particulier, ne contient aucun effet de polysémie, ne peut donner lieu à aucune interprétation contradictoire. Ce n’est au fond qu’un discours informatif, comme le mode d’emploi d’un magnétoscope ou de n’importe quelle machine, juste en plus long et en plus divertissant. Voilà ce qu’il faut retenir de l’intervention d’un ministre de la culture, plus actif sur ce coup-là qu’il ne le fut par ailleurs sur la liquidation à des intérêts privés par les maires de Lyon et de Marseille de bâtiments à recycler eux aussi - j’entends les Hotel-Dieu, en passe de devenir deux hôtels de luxe. Cela ne choque bien entendu personne, ni rue de Valois, ni ailleurs.
(1) Bateson développe pour la première fois son analyse de la double contrainte dans un article sur la schizophrénie.
identité du délit (2)
17:02 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : politique, littérature, céline, henri godard, frédéric mitterrand, hôtel-dieu |
mercredi, 19 janvier 2011
Indignez-vous
Stéphane Hessel est en train de faire un joli succès de librairie, avec son titre Indignez-vous. Je dois dire que, tout comme Pascal Adam, je n’ai pu non plus passer le stade de la seule couverture et l'ai donc laissé chez le libraire. Ce titre-slogan me rappelle trop les analyses de Gregory Bateson à propos de la double-contrainte manipulatoire, énoncée en 1956 dans son article « Vers une théorie de la schizophrénie ».
Il y était question de ces fameuses injonctions plongeant celui à qui elles s’adressent dans une situation angoissante, le paradoxe qu’elles contiennent le menant systématiquement à une « double contrainte ». Ces ordres impossibles à respecter (du type « soyez naturel ») qui vous invitent à faire ou à être ce que précisément l’injonction vous empêche de faire ou d’être. Car dans l’exemple en question, que vaut un comportement naturel façonné ? Ces analyses furent à l’époque à l’origine du Mental Research Institute, qui donna naissance au fameux (et par moment fumeux) collège invisible de Palo Alto.
Stéphane Hessel s’en est-il souvenu avec ce titre impossible, donc : Indignez-vous ! Mais puis-je m’indigner si on me le demande, puis-je m’indigner véritablement sur commande, et en réponse à une injonction autoritaire, formulée de surcroît par une figure aussi patriarcale que celle du digne Stéphane Hessel ? Le risque n’est-il pas même que je finisse par m’indigner contre celui-là qui, formulant une aussi hautaine injonction, indispose mon indignation naturelle ?
Nous nous trouvons bien avec ce titre dans ce type d’énoncé, paradoxal et angoissant, dont je ne suis pas sûr qu’il soit à même de chapeauter au fond autre chose qu’une excellente opération marketing…
09:00 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (58) | Tags : stephane hessel, communication, littérature, palo alto, politique, langage |
jeudi, 13 janvier 2011
Père peinard
Tout à l’heure, un homme traînait à grand peine un géant aux arêtes nues, qu’il a balancé par-dessus la barrière. Le géant a rebondi sur le matelas de ses collègues déjà abandonnés dans cette sorte de décharge improvisée depuis quelques jours sur la place, avant de s’immobiliser dans une posture grotesque, le tronc renversé vers le ciel. En divers points de la ville, s’entassent ainsi ce qui reste des sapins.
Le soir, des camions municipaux viennent ramasser leurs cadavres. Une odeur vive de résine s’échappe des bois secs, lorsque des dents de fer les broient. Quelques secondes de vacarme, puis plus rien. On a le sentiment que tout, ainsi, du monde qui rutile, sera peu à peu ingéré, absorbé. Orifice final, terme de tout événement. Décharge finale.
Deux employés balaient en sifflotant sur l’asphalte des débris de rameaux verts, épars, Quand le trottoir est nickel, ils sautent sur le marchepied du camion, leurs instruments en mains. Le camion benne s’ébroue, avant de disparaître au virage dans la relative obscurité de la ville, les feux arrière clignotant comme des clémentines
J’en connais un qui, quelque part, sourit à vives dents, allume enfin sa clope. Pour quelques mois, et pour de bon, père enfin peinard.
06:08 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : société, noël, sapins, actualité, consommation |
samedi, 01 janvier 2011
Veille de 2
Le premier janvier est-il un jour aussi neuf qu’on le laisse accroire un peu partout sur la planète ?
En société du divertissement, la volupté routinière en a fabriqué tellement, « des premiers d’l’an » que l’imprévu n’y parait plus guère de mise : pétards, confettis, coupes de champagnes, sourires, cris, feux d’artifice, quand ce n’est pas incendies de voitures et autres conneries formant au final un simple cortège de convenances ; la fête a égaré son originalité depuis longtemps, pour se noyer dans le drôle d’esprit qu'elle a fini par engendrer : entrevue l’autre jour à la télé l’ombre de cet esprit, rôdant sur le visage fade de deux jeunes gens, un mâle parisien et une femelle toulousaine : le premier se félicitant en ces termes du fait que la RATP offrait le ticket de métro à tous durant la durée de la nuit : «comme on a plusieurs fêtes où aller, c’est sympa, on ira de l’une à l’autre, et voilà, quoi… », la seconde regrettant que la municipalité de Toulouse fige tous les transports gratuits à deux heures du matin : « je comprends pas, dans une ville comme Toulouse qu’est quand même importante, qu’on arrête les transports si tôt, quand la nuit commence, ils auraient pu quand même…. »
Pas un mot pour les conducteurs. Pas une pensée sans doute, non plus. Etre servis pour pas un rond, dans le droit festif jusqu’au bout de la nuit. Sully Prudhomme et son épouse auraient-ils dit mieux ?
Le côté nouveau du nouvel an, sans doute est-ce cela, une fête encadrée par les transports et la police. Et puis la sotte satisfaction ou l’indignation niaise qui vont avec, selon qu’on soit parisien ou toulousain, dans les deux cas une ingratitude aussi terriblement petite bourgeoise l’une que l’autre sur le visage fat de ces très jeunes gens : c’est pourtant ça, l’envers de leur fête, qu’ils semblent ne pas entrevoir.
Pour le reste, rien de très neuf, au gui, au gui : tout le mois qui s’annonce, dans la rue, sur le palier, au boulot, nous redouterons de croiser ces hordes de prochains, vendeurs de calendriers ou simples collègues, à qui la civilité la plus rudimentaire exigera toutefois que nous présentions, d’un ton qui ne soit pas trop rebattu, pour la énième fois, nos vœux les plus sincères.
Rien de bien n’œuf là-dedans.
Ce jour de l’An possède pourtant un statut inquiétant, comme si après lui ne devait plus subsister qu’un corridor grisâtre de jours ordinaires, peint aux couleurs de la monotonie. A la prétention de ce Premier Jour, qui nous rappelle la plus haute morgue du droit d’ainesse (d’ânesse ?), il faut rabattre le caquet en se rappelant que le jour de l’an n’est au fond rien de plus que la veille du 2, et que cet âne qui se croit si n’œuf tire après lui plein d’autres jours comme lui.
La seule véritable nouveauté en cette affaire, c’est bien deux mille onze. La dernière fois que le chiffre d’une année s’est achevé par ce phonème aussi nasalisé que disgracieux (ɔz), c’était en mille neuf cent soixante et onze. On espère que ceux qui étaient nés en gardent un souvenir digne d'éloges.
Pour le reste, comment se débrouiller pour recueillir et conserver quelque instant son originalité, quand tous les médias tuent dans l’euf sa nouveauté, en raccordant déjà 2011 aux événements de l’an dernier, en le réduisant déjà à n’être que l’appendice historique de ce qui s’est déjà passé, une simple continuité, en somme : wagon remorqué par le passé ou locomotive capable de tracer une route, sait-on dans quel sens ça tirera ?
10:42 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : voeux, premier janvier, bonne année, 2011 |
dimanche, 26 décembre 2010
BHL et les chemises brunes de soie
Le mari d’Arielle Dombasle, qui est à la pensée ce que sa moitié est au chant lyrique, vient de s’illustrer à nouveau dans un débat démagogique par une nouvelle approximation : Dans son dernier édito du Point sur les Assises sur l’islamisation de l’Europe, il vient de confondre Pierre Cassen et Bernard Cassen. Alors qu’il veut attaquer le premier, chef de file de Riposte Laïque, il s’en prend avec véhémence au second, ancien directeur du Monde Diplomatique. L’erreur a depuis été corrigée sur le site internet (voir ICI), mais pas, évidemment, sur la version papier. Dans ses Mémoires Raymond Aron avait déjà, du temps de la sortie d'Idéologie Française (le pamphlet qui avait lancé la carrière du play-boy philosophique en 1981) réglé son compte à la rigueur intellectuelle et la manière de travailler de BHL : « Les nouveaux philosophes ne me touchent pas personnellement. Ils ne représentent pas une manière originale de philosopher. Ils ne sont comparables ni aux phénoménologues, ni aux existentialistes, ni aux analystes. Leur succès fut favorisé par les media et l’absence, dans le Paris d’aujourd’hui, d’une instance critique juste et reconnue.» (1)
Cela vaut la peine de relire aujourd'hui ce passage :
« Je consacrai un article à Idéologie française, cédant à l’insistance d’amis, juifs pour la plupart, qui détestaient ce livre à cause même de ses excès et qui craignaient un malentendu. Ils ne voulaient pas que B.H. Lévy, dénonciateur d’une idéologie française commune à Maurice Thorez et au maréchal Pétain, passât pour l’interprète de la communauté juive. Combien de Français échappent à la vindicte de ce Fouquier-Tinville de café littéraire ? (…) B.H. Lévy dénonce, avec plus véhémence que de pertinence, tous les penseurs ou écrivains qui d’une manière ou d’une autre, ont développé des idées proches de Vichy, contre-révolutionnaires, antisémites, doctrinaires de la communauté, du corporatisme, etc. Il s’en prend à tous ceux qui exaltèrent une France charnelle, historique, définie par sa terre et ses morts. Il n’accepte qu’une France, celle de 1789, celle que symbolise la Fête de la Fédération, le serment, commun et libre, de toutes les provinces à la République une et indivisible. Tous égaux en droits et en devoirs : telle est la France qui naît de l’adhésion de ses enfants la seule que Bernard henry Lévy aime, toute aussi abstraite que l’amour qu’il lui porte. (…) Le livre de B.H. Lévy ne mérite pas toutes les polémiques qu’il a soulevées, mais l’écho qu’il a trouvé dans certains milieux appelle la réflexion : peu importe l’usage erratique des citations. Ce qui me frappe, ce sont les sentiments à l’égard de leur pays d’accueil dont témoignent les Juifs admirateurs de ce pamphlet, réquisitoire contre une large partie de la France et de sa culture. Des Juifs, ici et là, de la jeune génération, en viennent-ils à détester la patrie qu’ils choisissent ? »
Où se trouve aujourd'hui l'intellectuel musulman qui, cédant à l’insistance d’amis, musulmans pour la plupart, et qui craindraient un malentendu, serait prêt à en découdre avec ce faussaire intellectuel et donneur de leçon en chemise (brune) de soie ? On attend avec impatience son intervention dans le débat...
(1) Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983
08:31 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : politique, pierre cassen, bernard cassen, bernard henri lévy, le point, raymond aron |
mercredi, 15 décembre 2010
A la chausse-pommes
Elle, de ce ton imperturbable, celui des métronomes :
- Qu’est-ce que j’vous sers ?
Lui, d’un ton plus personnel – normal, il n’est là que client - et fatigué :
- Ce chausson aux pommes…
Il n’ira pas lui avouer que ce chausson-là, aux pommes, oui, contient dans le raffinement de ses bouffissures mordorées toute la poésie embuée du mi-décembre reflété sur les vitres, poésie qu'on chantait sur le chemin de l’école, en casquettes et galons dorées, autrefois…
Il n’ira pas...
De la pointe de la langue, comme sur une palette, il recherche quand même le goût de la compote cuite au bain marie, et celui, roux, de quelques éclats de peau rêche attestant de la vitalité en amont d’un fruit jadis accroché à une branche véritable mais là sans doute aussi viennent se glisser au palais quelques texturants, émulsifiants, gélifants, appêtants…
Jadis les boulangères, comme leurs chaussons, avaient des humeurs. Mais leur ton, c'est indéniable, comme l’arôme de leurs chaussons, est devenu univoque.
Nous-mêmes prenons la couleur de ces chaussons.
D’où, c’est le revers de la médaille industrielle, une insidieuse et mélancolique frustration, significativement nichée au lieu-même du péché de gourmandise : Satan lui-même, ironique et falsifié…
05:26 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, chaussons aux pommes |
mardi, 07 décembre 2010
Falsification
Il paraît qu’Eric Cantona a retiré en cash une partie des sommes accumulées grâce à ses contrats publicitaires avec Bic, L’Oréal, Renault et Nike. Le site d’information Wansquare annonce qu’il aurait fait virer 750 000 euros – soit un montant tout juste inférieur à la première tranche de l’ISF – de la très sélecte banque Léonardo vers un compte courant plus populo, ouvert à son nom au Crédit Agricole. Il appelle ça « faire la révolution ».
On apprend pendant ce temps que Zidane, la « personnalité préférée des Français » a touché 15 millions d’euros de la famille princière du Qatar pour son coup de pouce apporté à l’obtention de l’organisation du Mondial 2022.
12:00 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : eric cantona, qatar, mondial, zidane, politique, football |
samedi, 04 décembre 2010
La nounou d'Helena
« Nous réussîmes à trouver une femme très gentille pour garder notre fille et entretenir l’appartement. Dans un régime comme celui sous lequel nous vivions, avoir chez nous une femme qui nous aidait à élever notre fille et à faire le ménage était une chose non seulement rare, mais périlleuse, voire illicite. D’ailleurs, son statut manquait même de dénomination. D’aucuns l’appelaient la « nounou », mais d’une voix timorée, comme si cela ajoutait encore au danger, car cela faisait partie des anciennes pratiques, autrement dit de celles par quoi on exploitait la force de travail d’êtres humains.
Déjà la recherche de cette nounou avait été toute une histoire. Par bouche-à-oreille, comme dans les réseaux clandestins, on pouvait finir par en dégotter une à condition de ne pas le crier sur les toits. Le Comité de quartier veillait, les Anciens Combattants veillaient, les militants du Front démocratique veillaient. Ils montaient la garde avec zèle, comme ils le faisaient aussi contre ceux qui installaient en cachette des antennes sur leur balcon pour tenter de capter les chaînes de télévisions italiennes. Ces femmes de ménage, seules y avaient droit les familles de dirigeants. Dès que ces familles constataient que quelqu’un d’autre disposait de ce qu’elles pensaient être les seules en droit de posséder, leur amour-propre maladif crevait les yeux »*
Helena Kadaré, Le temps qui manque, Mémoires, Fayard
* La situation rapportée se situe bien sûr en Albanie, vers l’année 1965. La photo ci-dessous est d'Elliott Erwitt
16:17 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : elliott erwitt, helena kadaré, littérature, photographie |
lundi, 22 novembre 2010
JFK-63
Sans doute aurais-je oublié l’assassinat de JFK – ou du moins n’aurait-il eu que très peu d’influence sur mon imaginaire d’enfant – si cet événement d’une ampleur internationale n’avait coïncidé avec l’entrée dans la salle à manger familiale du poste - alors en noir et blanc et équipé d’une seule chaîne- de télévision. Le 22 novembre 1963, à 12h 30 donc. En France, c’était presque l’heure du journal télévisé.
Je me souviens que le lendemain, qui était un samedi, toutes les unes de la presse écrite reprenaient ces images : Jackie à quatre pattes, sur le coffre de la voiture, Johnson prêtant serment dans l'avion, aux côtés de la veuve dont la veste est encore tachée de sang, la bobine de Lee Oswald, l’assassin présumé. Et, dans les pages intérieures, des schémas du crâne du président, de face, de profil, montrant des trajectoires de balles à travers la gorge et le cerveau. Sur mon petit bureau, détective méticuleux de l’Histoire en train de filer, je m’entraîne moi aussi, avec des règles et des compas, à profiler ces fameuses trajectoires, à travers des schémas de crânes que je reproduis sur papier millimétré.
Mais décidément ce mois de novembre 1963 réserve encore bien des surprises. Le dimanche soir, on apprend que l’ennemi public n°1, l’assassin du gentil président, vient d’être flingué à bout portant et en direct par un type à chapeau et à revolver comme on n’en voyait que dans des reportages sur la prohibition. Haletant. Un vrai thriller, l’actualité. Ruby, qui rime avec boîte de nuit. Et qui de surcroît est juif comme Oswald marxiste. Très excitant, tout ça, quand on est gosse. On sent qu’autour de soi, tout peut s’embraser très vite. A l’esprit voltigent les scénarios. Dézinguer un président, c’est presque comme dézinguer un roi : même si tout le monde le dit, que Ravaillac n’était qu’un barjo, y’a toujours quelque chose qui espère que non, et qu’on saura un jour, et qu’il y a des raisons à tout ça, tout ça..
De tout ce tohu-bohu, je retins à l’époque plusieurs lois : la première, c’est que l’histoire était dorénavant lointaine, très lointaine. Elle viendrait certes nous solliciter de temps en temps par cette nouvelle lucarne où ne cesseraient plus de se passer des choses (quel défilé, le monde !), mais toujours, elle finirait par se retirer, marée tranquille. Et lentement tout se rendormirait.
Quand le gros des troupes se fut habitué à l’image plutôt qu’à l’événement, tout se rendormit en effet pour de bon dans ce vieux pays qu’est la France.
C’est comme ça qu’un beau matin, sans s’en rendre compte, toute la famille, après avoir assisté au meurtre de Kennedy, se retrouva en weekend sur la lune. Puis, sans dommages, put regagner finalement ses pénates. Avant de poursuivre d’autres virevoltantes aventures dans le monde enchanté du petit écran. Chez moi, mon pote, on a suivi main dans la main Mitterrand jusqu’au Panthéon quand il a déposé sa putain de rose sur le catafalque de je ne sais plus quel Jean. On a fait je sais plus combien d’enterrements. On a libéré plein d’otages, si, si ! On a même foncé sur le World Trade Center jusqu’à s’enquiller dedans, et en sortir tous indemnes. On a gagné et perdu des Coupes de monde de foot, allez Zizou, et tout, et tout.
La deuxième idée, c’est que les puissants n’étaient pas invulnérables. Ce crédo-là, le peuple adore l’entendre. La messe cathodique reprenant d'un ton moins solennel que Bossuet la messe catholique, qui professa que le malheur des grands instruisait les petits. Te souviens-tu de Diana et du pont de l’Alma ? Poor princess…
En 1963, je compris que je n’étais pas le fils du Président des Etats-Unis, que j’avais une chance minime de devenir un Grand de ce monde, mais qu’au moins, si je me tenais à carreau, je ne me ferai point tirer comme un lapin de garenne dans sa décapotable, entre une palissade et un dépôt de livres, dégommé par mon vice-président ou par un complot de la mafia.
C’était toujours ça qu’on gagnait à vivre modestement.
J’en viens, de toutes, à l’idée qui me marqua le plus à l’époque, tandis qu’avec une fascination de thanatologue, je contemplais les images de ce cadavre de président fauché en pleine course et débité en tranches dans le monde entier, à grands coups de rotatives : c’est que l’Amérique est vraiment rien qu’un pays de cow-boys. Tiens ! C’était pas dans notre hexagone à nous qu’un tel truc se serait passé ! Dans mon petit Larousse des noms propres, j'appris alors que le dernier président français assassiné par un déséquilibré, ça remontait tout de même à 1932. 1932 : une sorte de pré-histoire.
Le monde s'est-il remis de cette affaire non élucidée ? J'ai le sentiment qu'il a battu depuis au rythme d'une dramaturgie subtilement initiée en ce temps-là : Lee Harvey Oswald, J.D. Tippit, Jack Ruby, John Ligget, Malcolm Wallace, Henry Marshall... Se levèrent un et un successivement une quantité de seconds rôles pour cette saga haletante, première d'un genre mêlant romanesque et politique qui, depuis, allait faire florès, jusqu'à son remake en juin 68, dans un hôtel de Los Angeles, avec cette fois-ci, dans le rôle du fanatique jeune et déséquilibré, non plus un juif ou un marxiste, mais un palestinien...
John & Jackie, 1960
08:01 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : politique, jfk, dallas, kennedy, assassinat, usa, novembre 1963 |