jeudi, 14 janvier 2021
1963-2021 : L’Amérique en perdition
1963, Dealey Plaza, Dallas : On vient de dézinguer le président des Etats-Unis. Sur l’écran en noir et blanc, avec une précision clinique, un expert retrace la probable trajectoire de la balle à travers le crâne de l'homme le plus puissant du monde. Fascinant ! Le cuir chevelu en lambeaux et l’os crânien en morceaux… Là où se prenaient toutes les décisions, la cervelle à nu pour de bon… Scalpé ! Sacré nom d'un chien !
Dans la salle à manger, on retient son souffle devant cet écran grésillant où tournent en boucles les mêmes images : Il était midi trente ce 22 novembre. Fascinant, ce cortège solennel qu’on aurait pu croire celui de jeunes mariés, n’était la pompe des voitures officielles et des motards en procession. Un coup de pétard soudain, une hésitation dans la Lincoln Continental noire qui ne roule qu’à 16 km/h… Un autre, un troisième, le président renversé, la main au visage… l’image de la première dame en Chanel rose à quatre pattes sur le capot, cherchant de l’aide : Le chauffeur écrase l’accélérateur . Giclé d’on ne sait quel chargeur, le souffle rauque qui vient d'aboyer a balayé à la vitesse de Zeus la planète tout entière, et l’homme le plus puissant du monde n’est plus qu’un tas ensanglanté, recroquevillé sur son siège.
Incrédules, les plus âgés plissent le front, que des peurs qu’ils croyaient révolues tourmentent. L'humanité sera-t-elle jamais tranquille ? Toutes les cartes ne sont pas jetées sur la table, c'est évident. Et la cloche d'ignorance sous laquelle on veut que les peuples s'abritent a déjà volé en éclats. Tout n’est pas dit, loin de là. Tout ne le sera pas. Parole de médias. On aura beau écouter la télé. On aura beau lire. On aura beau dire. Il suffit d'avoir compris cela.
La mort par assassinat d’un président américain de quarante-six ans étant plus improbable que celle d’un pape de quatre-vingt-deux ans, même emporté deux mois avant l’ouverture d’un Concile censé couronner son pontificat, et les USA comptant comme on le sait plus de divisions que le Vatican, le « drame de Dallas » effaça de la mémoire collective le cérémonial, pourtant grandiloquent, des funérailles d’Angelo Giuseppe Roncalli, mort quelques mois plus tôt, le 3 juin 1963. En termes de mesure de l’information, pour parler comme Claude Shannon, l’un des premiers théoriciens de la communication, l’une avait plus de valeur que l’autre. Pourtant, un million de personnes avaient défilé devant le cercueil du « bon pape Jean », ce qui ne manqua pas d’être spectaculaire… Le premier pape filmé fut Léon XIII, en 1896. Depuis, Rome aussi, avait su entrer dans cette époque « où l’énorme masse de communication par habitant rencontre un courant toujours plus étroit de communication globale », comme l’écrivit dans Cybernétique et Société le fondateur de la cybernétique, Norbert Wiener.
« Nous espérons que le concile pourra présenter dans un langage clair et persuasif des solutions efficaces aux nombreux problèmes qui nous confrontent tous et que, plus particulièrement, ses décisions serviront d'une façon significative la cause de la paix et de l'entente internationale. », avait écrit le Président au Souverain Pontife, un an auparavant. L’un et l’autre avaient-ils entrevu que « ce langage clair et persuasif » ne serait bientôt plus ni celui de la liturgie ni celui de l’idéologie, mais le narratif de l’information continue ?
La guerre de la communication qui venait de commencer durerait et les citoyens devront prendre goût à l’uniformité du monde : Lire les mêmes nouvelles et regarder en rentrant du boulot les mêmes images, en penser la même chose. On entre en mensonge comme on entre en religion : Cela s’appelle le contrôle cybernétique du monde.
Avant les images de la conquête de la lune en 1969, celles, orchestrées par Jacky Kennedy et retransmises dans 26 pays, des funérailles du président assassiné, constituent pour l’information un moment-clé de son adoubement mondial par l’opinion : Recouvert du drapeau étoilé, le cercueil du président assassiné est exposé au centre de la rotonde sous le dôme du Capitole, sur le catafalque noir où fut naguère déposé celui de Lincoln. Le baiser d’adieu que la veuve agenouillée au milieu des officiels dépose sur sa paroi, le salut militaire de l’orphelin, dont le bras est bien trop court pour le poids de l’héritage, la flamme allumée dans le cimetière militaire d’Arlington, voilà qui s’imprime dans les têtes aussi bien qu’un slogan...
La mort de Kennedy éclipsa celle, ce même 22 novembre, du romancier Aldous Huxley, emporté par un cancer à la gorge. L’ épouse de ce dernier raconte qu’il exigea par écrit, avant de mourir, une injection par voie intramusculaire de LSD 100 µg, et qu’il partit ainsi dans un état de méditation et de béatitude extatique qu’elle identifie comme « un état de complet amour ». Le LSD en lieu et place des derniers sacrements : Sur son lit d’hôpital à Los Angeles, Huxley inaugurait l’avènement du New Age, comme l’assassinat de Kennedy celui de la communication de masses et la mort de Jean XXIII la mise en place d’une liturgie en rupture avec des siècles de tradition.
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Du fameux auteur du Meilleur des Mondes, on retient souvent une phrase de la préface de 1946: « Un État totalitaire vraiment efficient serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d’esclaves qu’il serait inutile de contraindre, parce qu’ils auraient l’amour de leur servitude. » Huxley, comme Orwell, connaissait, assurément les travaux de Norbert Wiener sur la cybernétique. Tous deux avaient perçu quel rôle l’information et la communication joueraient dans l’établissement de cet « amour de la servitude ». Dans « Les voix de la rigidité », le dernier chapitre de son livre, Cybernétique et Société paru en 1952, Wiener avait tenté une comparaison osée entre l’ordre des Jésuites et le Parti Communiste. Ils se ressemblent jusque dans les moindres détails de leur attitude et de leur organisation, écrit-il : « La prétention de posséder les Clés du Royaume du Ciel et de la terre ou, en d’autres termes de posséder seul les clés du salut est une prétention totalitaire qui se trouve toujours dans une obligation de se fonder sur une logique fermée ». À rebours, il pensait que la communication et l’information, censées selon lui éclairer le peuple grâce à l’essor des machines intelligentes, s’inscrivent par opposition dans « une logique ouverte », celle de la lutte contre le nazisme et le stalinisme. La défiance à l’égard du dictateur humain, le transfert de l'homme vivant et de son cerveau faillible à l'ordinateur infaillible, tels étaient les ingrédients de la religion cybernétique que porta ensuite le Collège Invisible des théoriciens de Palo Alto.
Quelque soixante plus tard, face aux images tragi-comiques d’un Capitole placé de nouveau au centre du show planétaire, la démocratie algorithmique révèle ses limites et le roi-cybernétique est nu. Gates, Zuckerberg et leurs affidés monstrueusement avortés du croisement de Gandhi, Luther King et John Lennon sont devenus des ogres intolérants et fanatiques, au service de vieillards comme Biden et Pelosi qui ne dépassent que de peu l’épaisseur de personnages d’Harry Potter. La chasse au « dictateur Trump », à l’occasion d’une sorte de pantomime dégradée, ferait presque passer ce dernier pour un martyr de « l’humaine condition », comme aurait dit Montaigne. Devant l’éradication successive de toutes les souverainetés (les dieux, les rois, les prêtres, les nobles, les peuples et à présent, les hommes), les gens ordinaires, otages de la machine à gouverner devenue machine à confiner s’interrogent : Plus le système entend les persuader que tout leur appartient (votre météo, votre soirée, votre programme, votre opinion, votre banque, votre assurance, votre vaccin…) plus ils se sentent dépossédés du monde. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce monde libre américain en perdition, qui n’a peut-être pas su voir à temps en l’assassinat de Kennedy l’élément déclencheur de sa ruine à venir.
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lundi, 22 novembre 2010
JFK-63
Sans doute aurais-je oublié l’assassinat de JFK – ou du moins n’aurait-il eu que très peu d’influence sur mon imaginaire d’enfant – si cet événement d’une ampleur internationale n’avait coïncidé avec l’entrée dans la salle à manger familiale du poste - alors en noir et blanc et équipé d’une seule chaîne- de télévision. Le 22 novembre 1963, à 12h 30 donc. En France, c’était presque l’heure du journal télévisé.
Je me souviens que le lendemain, qui était un samedi, toutes les unes de la presse écrite reprenaient ces images : Jackie à quatre pattes, sur le coffre de la voiture, Johnson prêtant serment dans l'avion, aux côtés de la veuve dont la veste est encore tachée de sang, la bobine de Lee Oswald, l’assassin présumé. Et, dans les pages intérieures, des schémas du crâne du président, de face, de profil, montrant des trajectoires de balles à travers la gorge et le cerveau. Sur mon petit bureau, détective méticuleux de l’Histoire en train de filer, je m’entraîne moi aussi, avec des règles et des compas, à profiler ces fameuses trajectoires, à travers des schémas de crânes que je reproduis sur papier millimétré.
Mais décidément ce mois de novembre 1963 réserve encore bien des surprises. Le dimanche soir, on apprend que l’ennemi public n°1, l’assassin du gentil président, vient d’être flingué à bout portant et en direct par un type à chapeau et à revolver comme on n’en voyait que dans des reportages sur la prohibition. Haletant. Un vrai thriller, l’actualité. Ruby, qui rime avec boîte de nuit. Et qui de surcroît est juif comme Oswald marxiste. Très excitant, tout ça, quand on est gosse. On sent qu’autour de soi, tout peut s’embraser très vite. A l’esprit voltigent les scénarios. Dézinguer un président, c’est presque comme dézinguer un roi : même si tout le monde le dit, que Ravaillac n’était qu’un barjo, y’a toujours quelque chose qui espère que non, et qu’on saura un jour, et qu’il y a des raisons à tout ça, tout ça..
De tout ce tohu-bohu, je retins à l’époque plusieurs lois : la première, c’est que l’histoire était dorénavant lointaine, très lointaine. Elle viendrait certes nous solliciter de temps en temps par cette nouvelle lucarne où ne cesseraient plus de se passer des choses (quel défilé, le monde !), mais toujours, elle finirait par se retirer, marée tranquille. Et lentement tout se rendormirait.
Quand le gros des troupes se fut habitué à l’image plutôt qu’à l’événement, tout se rendormit en effet pour de bon dans ce vieux pays qu’est la France.
C’est comme ça qu’un beau matin, sans s’en rendre compte, toute la famille, après avoir assisté au meurtre de Kennedy, se retrouva en weekend sur la lune. Puis, sans dommages, put regagner finalement ses pénates. Avant de poursuivre d’autres virevoltantes aventures dans le monde enchanté du petit écran. Chez moi, mon pote, on a suivi main dans la main Mitterrand jusqu’au Panthéon quand il a déposé sa putain de rose sur le catafalque de je ne sais plus quel Jean. On a fait je sais plus combien d’enterrements. On a libéré plein d’otages, si, si ! On a même foncé sur le World Trade Center jusqu’à s’enquiller dedans, et en sortir tous indemnes. On a gagné et perdu des Coupes de monde de foot, allez Zizou, et tout, et tout.
La deuxième idée, c’est que les puissants n’étaient pas invulnérables. Ce crédo-là, le peuple adore l’entendre. La messe cathodique reprenant d'un ton moins solennel que Bossuet la messe catholique, qui professa que le malheur des grands instruisait les petits. Te souviens-tu de Diana et du pont de l’Alma ? Poor princess…
En 1963, je compris que je n’étais pas le fils du Président des Etats-Unis, que j’avais une chance minime de devenir un Grand de ce monde, mais qu’au moins, si je me tenais à carreau, je ne me ferai point tirer comme un lapin de garenne dans sa décapotable, entre une palissade et un dépôt de livres, dégommé par mon vice-président ou par un complot de la mafia.
C’était toujours ça qu’on gagnait à vivre modestement.
J’en viens, de toutes, à l’idée qui me marqua le plus à l’époque, tandis qu’avec une fascination de thanatologue, je contemplais les images de ce cadavre de président fauché en pleine course et débité en tranches dans le monde entier, à grands coups de rotatives : c’est que l’Amérique est vraiment rien qu’un pays de cow-boys. Tiens ! C’était pas dans notre hexagone à nous qu’un tel truc se serait passé ! Dans mon petit Larousse des noms propres, j'appris alors que le dernier président français assassiné par un déséquilibré, ça remontait tout de même à 1932. 1932 : une sorte de pré-histoire.
Le monde s'est-il remis de cette affaire non élucidée ? J'ai le sentiment qu'il a battu depuis au rythme d'une dramaturgie subtilement initiée en ce temps-là : Lee Harvey Oswald, J.D. Tippit, Jack Ruby, John Ligget, Malcolm Wallace, Henry Marshall... Se levèrent un et un successivement une quantité de seconds rôles pour cette saga haletante, première d'un genre mêlant romanesque et politique qui, depuis, allait faire florès, jusqu'à son remake en juin 68, dans un hôtel de Los Angeles, avec cette fois-ci, dans le rôle du fanatique jeune et déséquilibré, non plus un juif ou un marxiste, mais un palestinien...
John & Jackie, 1960
08:01 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : politique, jfk, dallas, kennedy, assassinat, usa, novembre 1963 |
mardi, 22 juin 2010
La table de Claude (6)
On vient de dézinguer le président des Etats-Unis. Sur l’écran en noir et blanc qui trône depuis peu au milieu de mes deux paysages, ça ne parle plus que de ça. Avec une précision clinique, un expert retrace la probable trajectoire de la balle à travers le crâne de l'homme le plus puissant du monde. Fascinant ! Le cuir chevelu en lambeaux et l’os crânien en morceaux, là où se prenaient tant de décisions qui inquiétaient le monde, la cervelle à nu pour de bon… Scalpé ! Sacré nom d'un chien ! L’homme le plus puissant du monde n’est plus qu’un tas.
Ce souffle rauque qui vient d'aboyer, giclé d’on ne sait quel chargeur, a balayé à la vitesse de Zeus la planète tout entière. Incrédules, les plus âgés en silence plissent leurs fronts, où se repassent en mémoire des peurs qu’ils croyaient révolues. L'humanité sera-t-elle jamais tranquille ? Ce qu’un cadavre de cet acabit peut provoquer comme dégâts collatéraux, avec son sang caillé sur du papier dont on emballe le poisson en temps z'ordinaires, ils l’ont expérimenté déjà et je comprends bien qu'ils ne m'en toucheront mot. De quoi cherche-t-on à protéger les enfants en les plaçant sous une telle cloche ? Toutes les cartes ne sont pas jetées sur la table, c'est évident. Et la cloche d'ignorance sous laquelle on veut que je m'abrite a déjà volé en eclats. Tout n’est pas dit, loin de là. Tout ne le sera pas. Parole de médias. On aura beau écouter la télé. On aura beau lire. On aura beau dire.
Il suffit d'avoir compris cela. Un simple art du récit, l’Histoire ? Cette peur entretenue des peuples... Pincer. Saler. Faire revenir à feu doux. Nous entrons en mensonge comme on entre en catéchisme, dirait-on. On retient son souffle devant cet écran aussi grésillant qu'officiel où tournent en boucles grises de mêmes images : un cortège comme celui des mariés, des sourires presque radieux, des holas qu'on dirait festifs, et puis un ou deux coups de volants dans les rues affolées de Dallas, des cris, le président renversé, la main au visage, Jackie à quatre pattes sur le capot, adieu Chanel, comme un chiot qui a peur : c’est donc aussi banal que ça, la mort d’un grand homme ? Cet écran : il suffirait d'en détourner son regard de quelques centimètres, de le poser sur l'autre chaîne, celle rougeoyante des Alpes, où s’attardent le lacet mélancolique d'autres brumes ; et tout ceci n’existerait plus. Mais il demeure là, le regard des simples, posé dans cette boite, notre infortune.. Cet écran est entré dans leur vie. Disneyworld aussi. Et pour longtemps.
08:08 Publié dans La table de Claude | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, kennedy, dallas, actualité, table de claude |