samedi, 22 janvier 2011
Céline et la célébration (2)
« La cause est entendue : Céline est génial. La cause est entendue : Céline est abject. Depuis que Céline est mort, nous tournons fous dans ce débat entre esthétique et morale », écrivait déjà Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde en 1985.
Dans ce cas précis de « double contrainte », le message paradoxal est aisé à formuler. Etre un écrivain génial et être un antisémite abject apparaissent telles deux propositions contradictoires, qui heurtent le sens commun. Le parallèle entre les deux propositions établit, si l’on n’y prend garde, une adéquation choquante entre l’antisémitisme et le génie. Il favorise, si l’on n’est pas attentif, un présupposé inquiétant : qui aime Céline est probablement antisémite ? Y compris moi-même qui, aimant Céline, ne me sens pourtant pas antisémite. On n’est pas loin, dès lors, comme le suggère Poirot-Delpech, d’une micro-folie (1)
En dernier lieu, le rapprochement entre les deux notions suggère le fait que la lecture de Céline propagerait l’antisémitisme. Dès lors est tentante l’exclusion pure et simple de l’écrivain, la censure, partielle ou totale de l’œuvre. Si l’on pousse la logique jusqu’au bout, comme le fait ironiquement le comédien Fabrice Lucchini, retirons donc l’œuvre entière des libraires. Tous les extraits des manuels scolaires. L’affaire sera classée.
Premier effort pour échapper au cadre absurde de la double contrainte, sortir du système binaire à laquelle elle nous réduit. Analyser pour cela quelques présupposés sur lesquels repose la double proposition. En premier lieu, mettre à jour l’identité entre lire et être qu’elle induit. Est-on nécessairement ce qu’on lit ?
Il va de soi qu’on peut bel et bien lire Céline et ne pas être antisémite, comme on peut lire Chateaubriand et ne pas être légitimiste, lire Claudel et ne pas être catholique, etc. Mais après tout, cela ne va peut-être pas de soi pour tout le monde, et peut-être que pour beaucoup de gens, le mot c’est nécessairement la chose.
Une telle conception de l’écrit repose sur la réduction du texte à l’information. Elle ignore non seulement l’esthétisme (le fameux style) mais encore la signification, le contexte, et jusqu’au sens que le lecteur est toujours libre de donner à sa lecture, au texte lui-même.
C’est une conception éditorialiste de la littérature, en ce sens que le texte se trouve réduit à ce que dans un jargon journalistique, on pourrait appeler sa ligne éditoriale. Si la ligne éditoriale de Céline est l’antisémitisme, tout lecteur qui le lit est antisémite, aussi vrai qu’il est interdit à tout lecteur de l’Humanité d’être de droite, du Figaro de gauche. On peine à croire que messieurs Klarsfeld et Mitterrand soit de si piètres lecteurs. Ou leur défenseur véhément, Luc Ferry, qui était encore ministre de l’éducation nationale en 2004, alors que se décidait le programme de l’agrégation de lettres de 2005 où figura Céline et son Voyage.
Cette éviction (et non pas réduction) du sens et du contexte, cette lecture qui n’est qu’une contre-lecture risque demain de rendre encore plus problématique qu’il ne l’est déjà – et c’est peu dire - l’enseignement de la littérature. Je me souviens avoir il y a trois ans essuyé pour la première fois cette remarque suspicieuse d’une étudiante à qui je proposais ce fameux passage du Voyage sur le communisme du caca, alors que Bardamu se trouve à New-York : « Mais, c’est pas l’écrivain antisémite… ? »
Métacommuniquer à propos de cette affaire, ce serait, comme le fait Nauher sur son blogue, commencer par rappeler qu’en effet, ce n’est pas Céline qui a inventé l’antisémitisme et que les écrivains ont toujours été de parfaits boucs émissaires. Je me souviens avoir eu Jacques Seebacher au téléphone à la fin du siècle dernier, lorsque je me proposais de faire une thèse sur Béraud. Il songea un instant à m’aiguiller sur Henri Godard, qui avait été son collègue à Jussieu, et avec lequel j’avais suivi un cours de licence il y a fort longtemps sur les techniques narratives chez Proust, Céline et Joyce. Après un moment d’hésitation : « c’est encore trop tôt », me dit-il. Le cher homme ne savait si bien dire.
Un livre est donc ce qu’il dit, rien de plus. Il n’existe dans aucun contexte particulier, ne contient aucun effet de polysémie, ne peut donner lieu à aucune interprétation contradictoire. Ce n’est au fond qu’un discours informatif, comme le mode d’emploi d’un magnétoscope ou de n’importe quelle machine, juste en plus long et en plus divertissant. Voilà ce qu’il faut retenir de l’intervention d’un ministre de la culture, plus actif sur ce coup-là qu’il ne le fut par ailleurs sur la liquidation à des intérêts privés par les maires de Lyon et de Marseille de bâtiments à recycler eux aussi - j’entends les Hotel-Dieu, en passe de devenir deux hôtels de luxe. Cela ne choque bien entendu personne, ni rue de Valois, ni ailleurs.
(1) Bateson développe pour la première fois son analyse de la double contrainte dans un article sur la schizophrénie.
identité du délit (2)
17:02 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : politique, littérature, céline, henri godard, frédéric mitterrand, hôtel-dieu |
Commentaires
Merci pour cet excellent article sur ce sujet brûlant.
http://mesterressaintes.hautetfort.com/archive/2011/01/22/la-censure-celine-et-maurice-sachs.html#comments
Écrit par : Amaury Watremez | samedi, 22 janvier 2011
Pour lutter contre la schizophrénie des gneu-gneu, je t'ai mis en lien.
Écrit par : Sophie K. | samedi, 22 janvier 2011
métacommuniquer, c'est assez heureux comme mot.
Écrit par : gmc | samedi, 22 janvier 2011
Le prête-nom
Sur son écriteau imbibé d’alcool
L’écrivain ne sait quelle postérité
Attend son tombeau marbré d’une épitaphe
Quand au nom s’attache le synonyme de la haine
Toutes les lectures font des exégèses du contexte
Celle de l’Histoire ou plutôt d’une braguette
Les mots braqués par une appropriation
À la lumière des soulèvements de la conscience
L’inscription du volume renforce la culture dominante
Surfer d’argent entre l’obscénité et les thèses officielles
Un nom de jeune fille qui fait une descendance en point de rencontre
Le voyage rescapé des censures pâles que les magistrats décrètent
Écrit par : Atlas | samedi, 22 janvier 2011
Qu'attendre d'autre d'un tel ministre de la Culture que la lâcheté ?
Quant à Klarsfeld (père ou fils ?) c'est à se demander s'il n'en est pas à faire un fond de commerce de sa lutte contre l'antisémitisme.
On lave plus blanc...
Un jour tu m'as dit "Je m'efforce de distinguer la pensée et la Littérature" ce que tu développes dans ce billet. Et c'est vrai que c'est la seule position convenable.
Écrit par : Rosa | samedi, 22 janvier 2011
L'affaire est plus simple que cela : Frédéric Mitterrand s'est "couché", une fois de plus, devant le pouvoir dominant.
Après avoir estimé que le régime de Ben Ali n'était "pas tout à fait une dictature" (bien à l'abri qu'il était avec sa double nationalité franco-tunisienne), le voici qui fait volte-face par rapport à ce livre de "commémoration" sur les écrivains français auquel il avait pourtant donné son aval.
Comme l'a dit de manière concise Philippe Sollers ("Le Monde" d'hier après-midi), "Frédéric Mitterrand n'est pas le ministre de la culture mais le ministre de la censure".
Quant au comédien Fabrice Luchini, il devrait être mis de suite sous les verrous, par mesure de justice rétroactive, à cause de la propagande scandaleuse qu'il a accordée, avec persévérance, sur scène à cet écrivain antisémite, diffusant ainsi de manière insidieuse le poison de son style et de ses idées nauséabondes - publiées ou non.
Écrit par : Dominique Hasselmann | dimanche, 23 janvier 2011
@ Dominique Hasselmann : Quitte à en voir placer un sous les verrous, je préfère voir le neveu de Mitterrand .
Écrit par : solko | lundi, 24 janvier 2011
Quand j'ai découvert Céline à 17 ans j'ai été éblouie. J'avais commencé par "Mort à crédit" et poursuivi par le Voyage. Hélas, ensuite, j'ai su et lu ce que Céline avait écrit pendant la guerre . Ses propos antisémites sont impardonnables. Mon cerveau est ainsi fait que je n'ai jamais pu le relire sans percevoir sous l'acuité du propos et le style extraordinairement brillant, l'aigreur paranoïaque du zozo, ça m'a gâché le plaisir. Cependant, je considère que chacun est libre de dépasser sa nausée pour accéder à cette littérature extrême. Mais il est vrai aussi que je ne place pas la littérature au-dessus de tout.
De même, je ne pourrais plus voir Bertrand Cantat et oublier qu'il a pu frapper la femme qu'il prétendait aimer et la laisser agoniser avant de lui faire porter secours.
A chacun ses limites. Simplement, je ne prosélyte point pour que mon avis soit le suprême.
Écrit par : Zoë Lucider | dimanche, 23 janvier 2011
@ Zoé : Je comprends le "de même" et l'analogie qu'il induit pour exprimer ta déception. Méfions-nous cependant à ne pas comparer la violence verbale et la violence physique, un contexte de guerre mondiale et une période de paix, une question politique et une affaire privée, la passion du polémique et la passion amoureuse : Céline, hormis pendant la première guerre (ce dont personne ne sait rien) n'a tué personne...
Écrit par : solko | lundi, 24 janvier 2011
Merci à vous , Solko, de rappeler les effets pervers de la "reductio ad hitlerum"; c'est très pertinent ce que vous dites et c'est toujours plaisant de vous lire. Heureusement ce n'est pas demain qu'on mettra l'oeuvre célinienne au pilori ! Au contraire, comme les bons vins de garde, elle n'en finira pas de prendre du bouquet ! Au fait qui se souvient aujourd'hui de certain petit opuscule de Marcel Jouhandeau ? Opuscule qui pourtant sent le soufre, n'est-ce-pas ? Ce qui n'empêcha pas François Mitterrand de compter Jouhandeau parmi ses auteurs favoris et c'est tant mieux ! Bien à vous, régalez-nous toujours de vos bons billets. ( Au fait, comment faites vous pour tenir le rythme ?)...
Écrit par : Agaric | dimanche, 23 janvier 2011
Secret de fabrication.
Écrit par : solko | lundi, 24 janvier 2011
Dans la société de consommation où nous sommes, la traçabilité de la viande Céline n'est plus garantie : on a découvert qu'elle avait été daubée à un moment de son conditionnement. Suite à une plainte d'une association de consommateurs, on vient de la retirer des rayons. Pas de quoi en faire un ragoût...
Écrit par : La vie aux champs | lundi, 24 janvier 2011
Au fond, le problème soulevé par votre article pourrait se résumer en une phrase : "l'art dépasse-t-il la morale ?" Un bon sujet de philo pour les terms. Mais c'est un problème qui, je le crains, ne sera jamais résolu. Les écrivains ne sont pas les seuls à avoir été villipendés pour leur prise de position politique : vous avez cité Béraud mais pensons à Richard Strauss,inquiété à la fin de la guerre pour sa collaboration avec le régime nazi (il s'en est bien sorti) à Carl Orff dont les "carmina burana" ont ressurgi tout à coup de l'oubli, à celle qui devint le modèle du reportage sportif, Leni Riefensthal, cinéaste officiel de Hitler et dont le film "les dieux du stade" est considéré comme le chef d'oeuvre absolu du reportage mais qu'on ne voit jamais. Je ne fais pas leur apologie, je dis simplement que ce qui se passe pour Céline n'est pas nouveau et qu'on continuera sans doute de le lire, avec ou sans oblitération officielle...
Écrit par : Porky | samedi, 29 janvier 2011
@ Porky. Oui. Sortir du domaine français et de cette période toujours mise à l'index de la collaboration permet d'universaliser le débat. Reste que le problème aujourd'hui demeure politique : la faiblesse de l'état devant la revendication d'associations privées.
Écrit par : solko | samedi, 29 janvier 2011
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