lundi, 09 février 2009
Lieux communs sur le Lyonnais
Des rues noires, étroites, ou plutôt des ruelles se frayant un chemin sinueux au travers des maisons colossales, enduites d’une couche uniformément sombre par la vétusté jointe aux fumées de la houille ; un pavé boueux en toutes saisons ; de bâtardes allées vomissant dans la rue des ruisseaux d’une onde suspecte ; des boutiques obscures et de mince étalage ; de grandes portes cintrées, munies de barreaux de fer, éclairant, pour toute ouverture, les ténèbres à peine visibles de magasins que le soleil n’a jamais éclairés de ses reflets dorés et où la lampe mélancolique s’allume quelquefois dès le milieu du jour ; une population soucieuse, affairée, peu curieuse de la forme, et pour tout luxe d’équipage, dans ces rues dignes du XIIIème siècle, de lourds véhicules supportant des monts énormes de ballots de soie. Le Lyonnais est une sorte de Hollandais auquel le ciel a refusé les grâces frivoles de l’affabilité, de la légèreté, de la sociabilité, cette fine fleur de l’intelligence qu’on nomme esprit ou, pour mieux dire et être plus juste, cet agréable badinage dont le plus pur béotien de Paris sait si bien masquer sa radicale nullité, en même temps que ce vernis d’urbanité et d’élégance qui fait illusion aux étrangers et cache la vulgarité foncière ou l’égoïsme renforcé.
Le Lyonnais rit quand il a le temps. Son commerce, son industrie, ses chiffres l’absorbent tout entier. De là sa physionomie grave, morne. Il est austère sans effort. Il dîne à deux heures, soupe à neuf et se couche vertueusement ensuite, comme un marchand du Moyen Age. Ses jours, qui ne diffèrent pas sensiblement de ses nuits, il les passe, la plume à l’oreille, dans une façon de cave ou de rez-de-chaussée ténébreux qu’il affectionne ; car à la garde de ce lieu peu avenant sont confiés ses marchandises, son grand livre, le répertoire et le siège de ses affaires, le grand intérêt de sa vie.
Le Lyonnais qu’enrichissent, à moins d’un grand désastre, trente ans d’une telle existence n’a pas un seul instant l’idée de se servir de sa fortune au profit de son bien-être. Il n’en jouit ordinairement qu’à la troisième génération. Non seulement il blâme le luxe chez autrui, mais il ne l’aime point pour lui. Il connaît ses concitoyens et juge de leur naturel ombrageux par le sien propre. Les dépenses et l’étalage qui ailleurs soutiennent le crédit, le compromettraient à Lyon ; la seule joie que se permette le négociant enrichi, la seule que ne lui défendent pas les usages de la cité consiste à acheter une maison de campagne dans les environs de la ville pour y aller passer patriarcalement le jour du Seigneur en famille. L’aristocratie lyonnaise, qui est toute composée de commerçants passés par l’échevinage, est indifférente à tous les efforts que l’esprit humain peut tenter dans un autre but que la perfection du tissage ou la broderie des étoffes.
L’étranger se sent envahi promptement par les méphitiques vapeurs de la tristesse et de l’ennui, ne sait où se pendre pour combattre cette malaria endémique et contagieuse qui l’oppresse. Les cafés, ce palliatif et grand narcotique de la vie de province, ne lui offrent pas un topique. Mornes et enfumés, ils ont plus de rapport avec les tavernes anglaises qu’avec ces élégants palais tout de glaces, d’or et de moulures érigés à la demi-tasse parisienne par des limonadiers artistes. Les plus célèbres restaurants sont des bouges que dédaigneraient nos cuisines à vingt-cinq sous.
Le spectacle finit de bonne heure à Lyon. La population, sage, rangée, matinale, ne fait pas du jour la nuit. Si bien que deux librairies suffiraient à approvisionner la deuxième ville de France, et qu’un seul grand théâtre est plus que suffisant à satisfaire sa curiosité. A dix heures, les rues sont désertes, les phares des cafés et des boutiques s’éteignent, et l’étranger regagne une hôtellerie maussade où, dans une chambre confortable comme une posada espagnole, il écrit de rage à ses amis, à l’univers, que la seconde ville de France est la plus laide, la plus triste, la plus ennuyeuse, la plus etc, etc …
Article de l’ Illustration (journal parisien), daté de 1848.
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lundi, 02 février 2009
Notre grand 7
La ligne 7 fut inaugurée une premier avril 1881. Elle cheminait de Perrache aux Brotteaux par le pont Morand, avec un terminus à Charpennes qui, dès 1911, fut prolongé jusqu'à Cusset. Certes cette zone était alors presque déserte : quelques villas, des guinguettes, des jardins. Il n'empêche que la ligne 7 gagna alors à être la plus longue et la plus attrayante de la ville, reliant joliment le centre de Lyon à celui de Villeurbanne. Elle devint aussi la plus dense du réseau, qui portait à l'époque le nom de Cie OTL (omnibus & tramways lyonnais). Durant la seconde guerre mondiale, cette ligne fut la seule à desservir les Brotteaux et battit alors des records de fréquentation, avec ses rames de deux ou trois voitures, parfois surchargées jusqu'à 300 voyageurs. Ligne des gares (Perrache & Brotteaux), ligne des grands magasins (Galeries Lafayette, Printemps), ligne des théâtres (Célestins, Opéra, TNP), elle acquit un tel panache que ses conducteurs en parlaient avec orgueil et distinction. Le trajet par la rue de la République puis par le cours Vitton et par le cours Emile Zola devint si populaire que ce fut celui qu'on choisit pour la première ligne de métro. Un dessin de la ligne 7 orne la maquette du livre de Tancrède de Visan, qui parut en mai 1934. Il s'agit d'un recueil de nouvelles, sans rapport apparent avec la ligne en question.
Dans sa préface, l'écrivain explique ce choix :
« J'ai réuni ces bagatelles sous le titre symbolique : Perrache-Brotteaux. C'est la qualification de notre tram le plus populaire, le mieux achalandé - notre grand 7 -, celui qui, prenant le départ proche notre antique presqu'île marécageuse, aboutit - avec le temps - au quartier neuf de notre cité, en longeant la place Bellecour et notre artère principale dénommée, comme partout, rue de la République. »
On reconnait là la fausse ingénuité et l'ironie de l'écrivain monarchiste, chauvin au énième degré et mondain jusqu'au bout des ongles.
Ci-dessous, un dessin qui ne vous rajeunira pas, ni vous, ni moi.
Mais ne correspond-il pas bien à ce mois de février 2009 qui débute, grave, mélancolique, enneigé ?
06:21 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : tcl, ligne 7, lyon, perrache brotteaux, culture, société, littérature |
mercredi, 28 janvier 2009
Soufflot, on se l'arrache
Le dôme de l'Hôtel-Dieu est un repère si installé dans le paysage qu'il est l'un des préférés des Lyonnais. A l'origine de sa construction, au milieu du XVIIIème siècle, la nécessité d'évacuer l'air trop vicié des salles où reposaient les malades du vieil hôpital, dont Soufflot vient de restaurer la façade : "L'air est si infect dans les nouveaux bâtiments que, malgré toutes les précautions prises pour le purifier, beaucoup de malades y ont trouvé la mort; les gens de l'art jugent unanimement que l'élévation du dôme projeté peut seule rendre l'air salubre. L'humanité ne permet donc pas de différer ce moyen; mais les finances de l'Hôtel-Dieu ont été épuisées par les dernières constructions." (Dagier, Mémoires de 1754).
Les recteurs de l'Institution vénérable obtiennent des prévôts et des échevins, par acte consulaire, le versement de 5000 livres par an pendant dix ans à l'Hôtel-Dieu, "à charge pour les recteurs de faire commencer les travaux et de ne pas les suspendre". Ils reçoivent en outre la promesse de 100 000 livres à titre d'encouragement. Le duc de Villeroy, gouverneur du Lyonnais, accorde également son aide en 1761, en réaffirmant son attachement pour les pauvres. Mais Soufflot, nommé par le marquis de Marigny contrôleur des bâtiments pour Paris, supervise les travaux du Louvre depuis le début de février 1755. Louis XV a approuvé par ailleurs son projet pour la montagne Sainte-Geneviève. On se l'arrache, dirait-on aujourd'hui…
Aux réclamations des recteurs de Lyon, Marigny répond en février 1756 qu'il n'est pas dans son intention de priver la ville de Lyon des services de l'architecte, mais qu'il ne peut non plus lui permettre de s'y rendre. Il y a, dans le début de la Cantatrice Chauve de Ionesco, une réplique de M.Smith dans ce goût-là : « Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu’elle est belle. Elle est trop grande et trop forte. Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant, on peut dire qu’elle est très belle. Elle est un peu trop petite et trop maigre. »
Soufflot se rend à Lyon malgré tout pour l'inauguration de son théâtre, le 30 août 1756, et accepte de s'occuper du dôme par personnes interposées. Les architectes Melchior Munet et Toussaint Loyer, désignés par lui, travailleront sur ses plans, chacun des deux architectes recevant la moitié des honoraires prévus pour Soufflot. Dès 1756, tailleurs de pierres et appareilleurs s'étaient déjà mis au travail. En 1758, le charpentier passe prix-fait pour la charpente qui sera achevée en 1761.Les sculpteurs G.Allegrain et P Mouchy sont chargés de l'éxécution de quatre statues (La Charité, La Douceur, et les fondateurs du premiers Hôtel-Dieu, le roi Childebert et la reine Ultrogothe). Cl. Jayet sculpte, lui, la figure qui représente la Religion sur la face du Dôme, tandis que Chabry s'occupe des anges en plomb portant le globe qui doit recevoir la croix chrétienne du Dôme. Le bâtiment est enfin inauguré le 16 decembre 1764. Les frais de construction du dôme lui-même se sont élevés à 555 556 livres de l'époque : l'ensemble a bien plus l'air, comme l'avait souhaité Soufflot, « du palais d'un prince que d'une maison des pauvres »
Le 4 septembre 1944, le dôme est incendié accidentellement, lors d'une fusillade liée à la Libération de la ville. L'embrasement est soudain et spectaculaire, détruisant totalement la charpente de 1761 ainsi que la large cheminée d'aération qui avait été à l'origine de son édification. Cette cheminée n'a pas été rétablie lors de la restauration (1956-1969), lorsqu'on a remplacé la charpente par du béton.
13:07 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : lyon, hôtel dieu, seconde guerre mondiale, libération, dôme, soufflot, histoire |
dimanche, 25 janvier 2009
La Gerbe d'Or & l'art du tombeau
Le père Béraud est mort un quatorze juillet de 1909, cela fait presque vingt ans de cela. Lui ne pourra lire La Gerbe d’Or, ce récit d’un fils, dont le titre, avec éclat, rayonne sur la couverture. Mais la mère demeure, « qui l’attend, assise sur sa chaise, près de la fenêtre d’où l’on voit la rue Ferrandière » Ce livre, dit le fils, c’est pour elle qu’il l’a fait.
On a clos les volets de la boulangerie. Douze syllabe : cela pouvait-il débuter autrement que par un alexandrin classique ? Et s'achever autrement que par ce faux décasyllabe, digne rejeton d’une chanson réaliste de la Butte montmartroise : On est un homme. (4) Les bêtises commencent ? (6) Le premier verbe de La Gerbe d’Or est donc clore. Le dernier, commencer. Belle inversion qui ne doit rien au hasard. Pour glisser, comme en sourdine, d’un univers d’enfant à un monde de survivant, pour ne pas dire de revenant, au fil de ce texte sobre et richement travaillé. Nous sommes en 1927. De La Conquête du Pain, Béraud n’a encore écrit que le premier volume, et il paraît changer complètement de style et de genre, en adoptant soudainement le récit d’enfance à la première personne. Pourtant… Qu’est-ce, au juste, que cette foisonnante Gerbe d’Or, que l’éditeur annonce comme le volet premier d’un cycle autobiographique ? Le créateur de l’expression fut, à proprement parler, le père d’Henri Béraud qui, avant que son fils n’en fît le titre d’un livre, en avait fait l’enseigne de sa boulangerie :
« La boutique était ancienne. Mais l’enseigne, A la Gerbe d’Or, était nouvelle. Mon père l’inventa bien avant d’acheter la boulangerie. »
Un berger dauphinois… Qu’on se figure, si c’est possible, la signification que revêtait une telle expression dans l’esprit d’un berger dauphinois au retour de cinq années de régiment dans les années 1875. A l’origine, assure le texte, il était une romance de Pierre Dupont, telle que pouvaient en conserver au cœur les enfants des rêves brisés de 1831, 1834, 1848. Ces romances, seules, leur ouvraient encore un avenir. Gerbe d’or : métaphore du lent accouchement de 1789, de l’énergie dorée d’une jeunesse qui renaît des désillusions de ses aînés, allégorie de la liberté en herbe, de la prospérité promise, de la propriété conquise. Qu’on se le figure donc, cet homme d’un autre monde, cet homme d’un dix-neuvième siècle arrivant enfin à maturité, en train de peindre « en belles lettres jaunes et rouges » l’enseigne sur sa devanture. Qu’on se le figure sans sourire, songeant que cette gerbe, une vie de travail à son compte en renouvellerait chaque année l’or de son blé.
En 1927, pourtant, lorsque son fils s’apprête à en conter l’histoire, la boulangerie dans laquelle il a poussé tel un épi est retournée au néant, « comme bien d’autres au lendemain de la guerre. » Seule demeure la nudité de ce titre, étincelle, en une autre époque, de l’enseigne, qui seule perdure. La magnificence de ce faisceau poétique, qui aura traversé la guerre et ses horreurs, survit au milieu des années charleston, N.R.F., dada, tel « une petite patrie dans le temps », un anachronisme « solitaire et rustique » de l’Ancienne France. Tout le silence des nuits de l’île de Ré ne sera pas de trop pour que l’écrivain parvienne, ligne à ligne, mot à mot, à développer toutes les ressources de la formule : Gerbe d’Or, métaphore des temps heureux, foyer de l’enfance, pain du boulanger, prose du récitant, travail qui donne vie, parole qui célèbre le travail, succession des chapitres et des souvenirs liant, à travers l’imaginaire, la génération des pères à celle des fils dans la conquête d’une liberté sans accroc. Du sillon du laboureur au pétrin du boulanger, de l’art de pétrir le pain à celui de conduire la phrase, un élan se poursuit, une quête plus qu’une réminiscence.
Pour Béraud, il s’agit, au sens propre, de désintellectualiser le monde. Face à Gide et ses Gallimardeux, il s’agit de saisir la correspondance entre le mot et l’affect à travers le déploiement textuel d’une seule métaphore : cette métaphore paternelle dont les neuf chapitres de la Gerbe d’or du fils s’évertuent à débusquer le sens, la déclinant sur tous les modes et sur tous les tons, la mettant littéralement en gerbe. Comme Ciel de suie, l’originalité de ce chef d’œuvre provient au final de l’adéquation impeccable qu’il réalise entre son titre et l’histoire qu’il raconte (une enfance heureuse), les modalités de sa narration (une succession de scènes), un objectif défini ( ressusciter le meilleur d’une époque), un parti pris d’écriture (embellir) et les enchaînements qui, d’un épisode à l’autre, assurent en sourdine une chronologie significative.
« Comme une gouache peinte sur une ardoise » : Lyon, dans cette perspective, devient un cadre, un espace vide de toute idéologie, un site, un pays. Son ciel, ses fleuves, ses collines, les devantures alignées de ses anciennes boutiques, les enfilades de ses vieilles rues pavées, le damier de ses quartiers, tout cela fuse comme autant d’images peintes, afin de tendre des toiles éphémères derrière les exploits quotidiens des personnages revenants. Les personnages : une véritable collection de centons. Chacun, par son habit, son odeur, ses manies, ses expressions, ses gestes, reconstruit le pourtour anonyme de la dernière décennie du dix-neuvième siècle : Chacun occupe une place significative dans la reconstruction idyllique de ce qui n’est pas, à proprement parler, un moment de l’histoire, mais une façon heureuse de la percevoir.
M. Ecuyer, le libraire antiquaire, nostalgique de l’An II :
« Nous allions, par les berges agrestes de la Saône. Il me montrait, aux portes de la ville, cette grotte où Jean-Jacques, arrivant à Lyon, las, fourbu, s’était endormi, par un soir d’été. Il me parlait de la Terreur dans un langage démodé, un peu emphatique, à la Louis Blanc. Il me faisait peur avec la guillotine. Quand il mourut plus tard, beaucoup plus tard, en 1917, ce fut du chagrin de la guerre, et pour avoir appris que l’histoire s’écrit avec de vraies larmes et du sang rouge ».
M. Duvernay, un érudit retraité :
« Il sert dans mes souvenirs de premier plan aux perspectives du Lyon de 1890. Je le vois passer, tel qu’il était en ce temps-là, beau quadragénaire à la Monsalet, la face pleine et gourmande, sous des flocons de cheveux gris, un cordon de moire tombant du lorgnon jusqu’au nombril, une noble corpulence, une démarche épiscopale, un sourire de célibataire. »
M Fournets, un inventeur autodidacte :
« Homme jeune encore, massif, il plaisantait avec amertume, d’une voix d’airain, dont il contenait les éclats. Je ne vis jamais son regard, abrité qu’il était par des verres fumés. M. Fournets portait une fine moustache, fort triste, tombant à la chinoise, autour de ses grosses lèvres. Marchant à pas comptés, comme un homme qui suit un cortège, il fumait sans relâche des cigares d’un sou, dans un fume-cigare en ambre à virole d’or ; il en tirait, à force d’art et de lenteur, une fumée balsamique.»
Au centre du dispositif, un vivant pantagruélique : Lorsqu’il parlait, confie le narrateur, le père Béraud n’aimait pas qu’on le contrarie. Il était très fort, non seulement pour bien nommer des enseignes, mais également raconter ses chasses, des histoires villageoises, des farces de lurons, des batteries entre clochers et, à tous, distribuer des sobriquets. Lors de la Saint-Honoré (fête des boulangers), il provoquait chez son fils une admiration à perdre le souffle, tout simplement parce qu’au centre du banquet des boulangers et de leurs épouses réunis, lorsque une voix du fond de la salle criait : La parole est à Béraud, il chantait et parlait avec une aisance stupéfiante : « Il avait certainement une rare facilité de parole. Que n’ai-je hérité de lui ce don précieux ? ». Un détail, pourtant, frappe l’enfant : Si le père Béraud faisait face à quiconque (« Ces yeux, qui n’avaient pas froid, mon père se flattait de ne les baisser devant personne, et c’était vrai. »), devant un homme instruit, cette parole, si libre en privée, se tarissait immédiatement. Trait de génération, précise le texte : « On ne se représente plus très bien, aujourd’hui, ce que fut le prestige des cuistres au temps des Paul Bert, des Duruy, des Larousse… C’était l’apogée de la redingote, de la barbe en herbe foulée, de la cravate au nœud cousu, du binocle circonflexe ». En tout cas, rajoute le fils, lui, si beau parleur en privé « restait tout court pour peu que la plus pelée des bêtes à diplômes se mit à braire devant lui ». La parole, quoi qu'en dise la fiction embellie, la parole n’était donc pas toujours au père Béraud. « Il règne une fierté, un orgueil dans ce livre, un éblouissement », écrira le romancier Bernard Clavel à propos de la Gerbe d’Or. Un orgueil ! Soit ! Mais quel orgueil ?
Parce qu’il avait « au plus haut degré le préjugé de l’instruction », on doit en convenir, celui du père dut souvent en rabattre. Car c’est un homme intimidé, peut-être même humilié, qui, un matin de septembre 1898, s’adresse en ces termes au proviseur du lycée Ampère : « Monsieur, je vous amène mon fils unique à qui je voudrais donner de l’instruction » Cette seule phrase, un document d’époque, tout un programme, n’est-ce pas ? Un orgueil ? Il possédait bien, nous avoue le texte, « le patient et naïf orgueil des ancêtres paysans… Lui, le petit campagnard parti pour la ville, il avait fait son trou. Eh bien ! Il fallait continuer, creuser encore ! Chacun son tour. Le nom des Béraud en valait un autre ! »
Le discours de l’autobiographe croise ici celui du romancier, dans le Bois du Templier Pendu, qui écrit d’un de ses personnages, Louis Chambard : « Qu’était-ce, pour un pareil homme, que l’ordre détruit, sinon un vain regret, une saignée d’éternels vaincus ? Ce qui le faisait marcher droit, c’était l’appel de la race, un cri venu du fond des âges, et qui commandait aux pères de travailler sans relâche à l’élévation de leurs fils ».
On se trouve là à la croisée d’un discours fictif et d’un discours autobiographique. Sous la plume du fils, la geste du père Béraud paraît bel et bien prolonger de façon romanesque celle des Lurons de Sabolas, dans une sorte de rêverie identitaire qui croise à la fois les genres, les personnes et les personnages. Cette confusion, ce « dédoublement » sont fréquents chez Béraud qui, dans son futur juge, lors du procès caricatural qu’il lui faudra subir, croira plus tard reconnaître Chambard et se vivra littéralement, bien avant Camus, comme un étranger à son propre procès. Ce que Béraud souligne avec beaucoup de justesse ici, c’est que le peuple ayant « conquis le pain », restera coi et sans recours tant qu’il n’aura pas aussi conquis la parole. Si dorée, si lumineuse fut la croûte des pains que le boulanger cuisait « chaque jour pour des hommes endormis », si justes, si clairvoyants doivent être les mots qui construisent son tombeau. Car la Gerbe d’Or ressuscite le genre perdu et l’art ancien des tombeaux. La fierté, l’éblouissement, l’orgueil qu’on sent traverser ce récit sont bien celui du fils qui, ayant accompli l’ultime conquête, forge de lettres et de lignes sa gerbe où dort en repos le plus chéri de ses personnages, ciselant une parole qui ait, in memoriam, l’allure croustillante du pain.
La boutique, précise l’incipit, date du XVIIème siècle. Et l’on a vu qu’elle a disparu, « comme beaucoup d’autres choses », après la guerre de Quatorze. Son existence réelle couvre donc une période qui s’étend de Louis XIV au président Fallières, c’est à dire de 1661 à 1913. Elle correspond à un cycle historique qui conduisit la France de l’apogée de la monarchie absolue à la fin de l’âge d’or républicain. De cette période, le père Béraud constitue le point d’orgue, la vivant emblème de cette conquête du pain commencée en ce règne qui, si l’on en croit le Bois du templier Pendu, laissa les manants dans un pays fou de faim :
« Ceux qui, durant ces années, levaient en mourant leurs yeux naïfs et désespérés, cherchaient en vain dans le grand ciel vide, ce Roi Soleil, dont tous les vents du royaume portaient le nom, et qui pareil à Dieu, demeurait invisible aux regards silencieux des questions des pauvres ».
Le père Béraud, dont le texte figure le tombeau en majesté, est d’ailleurs implicitement assimilé au Roi Soleil, par la couleur qui les caractérise tous deux (l’or), mais également par un jeu de mots qui explicite la comparaison entre leurs deux royautés: « L’or de la gerbe, en pâlissant peu à peu, prenait la patine de l’ancien, si bien que finalement, l’agreste attribut semblait, lui aussi, dater du Roi Soleil. »
Roi, le personnage l’est par la place qu’il occupe dans la narration, le charisme qu’il incarne au foyer, mais surtout par le fait qu’au contraire de Louis XIV qui refusait le pain, lui le fabrique chaque jour pour les hommes endormis, nous apprend son fils. Et l’on sait quel double sens le mot endormi a pour Béraud. Aux limites du noble, la Gerbe d’Or c’est avant tout le sacre de ce roi républicain, dont la guerre et ses bourreurs de crâne, ses politiciens instruits, et ses obus meurtriers ont brusquement interrompu le règne, ou dissipé les illusions. Si Dumas violait parfois l’Histoire, Béraud la confond. Les princes de sang autrichiens dorment en paix dans la crypte des Capucins à Vienne, ceux de France à Saint-Denis. Requiescat in pace. Au centre de ce qu’il faut bien nommer un tombeau trône ce que La Bruyère aurait appelé, lui, un caractère, et qu’avec Béraud, nous qualifierons de tempérament. Vers ce personnage central, foyer originel de la métaphore, étalon précis de la République et de ses plus modestes espoirs, convergent tous les enjeux du récit : Car c’est seulement au cœur du texte de son fils qu’il repose doucement, le roi républicain :
7 Repose doucement père
8 Puisque tu es allé dormir
8 Dors sans tourments et sans regret
8 Tu ne dois rien à ton enfant
6 Tu lui as tout donné
8 Et bien plus que des parchemins
8 La fi-erté d’être ton fils
7 Et la plus belle fortune
6 Celle du souvenir
7 Si par-dessus mon épaule
6 Tu regardes courir
7 la plume sur le papier
3 + 8 Tu sais bien comment je vais finir mon livre
9 + 5 Et que bientôt je le porterai là-bas à la mère
9 Qui l’attend assise sur sa chaise
7 Près de la fenêtre d’où
7 l’on voit la rue Ferrandière.
Le récit a débuté par une vision d’enfance, la somnolence d’une mère, mains qu’a polies le travail posées sur un tablier, devant son petit garçon, tandis que le père est à Paris où il visite l’Exposition Universelle. Même image, même vision en excipit. Mais cette fois ci, la mère questionne :
« En le prenant (ce livre qui lui est destiné) dans ses mains que le travail a tant usées, elle dira : Pourquoi remuer toutes ces choses, mon petit ? Le temps passé ne peut pas revenir dans les livres… » Une vieille boulangère presque illettrée parle, à cette époque, au contraire de Proust. Alors pourquoi ? Oui. Pourquoi ? Pourquoi, aller réveiller « tous les chagrins qui dorment » ? Si on laisse opérer le charme de cette poétique (en lisant le texte à voix haute, par exemple), on sent bien que le texte joue de l’écart entre ce qui fut et ce qui n’est plus, comme si méthodiquement il prenait la mesure de ce qui sépare deux époques. C’est presque un travail de géomètre qu’effectue Béraud, car il s’agit là de prendre la dimension historique du changement :
C’est alors que le lecteur peut se demander quelle puissance, quel sortilège, quel événement a bien pu transformer chez le narrateur de simples souvenirs en reliques, dans l’indifférence de tous à quel bouleversement ? En creux, bien sûr, comme dans Lazare, se profile l’événement monstrueux qui ne serait pas un sujet de littérature, mais qui pour n’être jamais nommé, est là, pesamment et fermement là. Au contraire de chez Proust, à qui la guerre fut épargnée, le travail de la mémoire n’est nullement ici le moteur de l’écriture. L’attente de la réminiscence n’est point le motif entrepris. Sa révélation ne fait l’objet d’aucune quête. « La sagesse n’est-elle pas d’entrebâiller, sans les rouvrir tout à fait, les portes que le temps a fermées sans bruit sur nos illusions ? ».
Dans les Lettres des poilus, un certain Fernand écrit ceci à ses parents : « Il est inutile que vous cherchiez à me réconforter avec des histoires de patriotisme, d’héroïsme ou choses semblables. Pauvres parents ! Vous cherchez à me remettre en tête mes illusions d’autrefois. Mais j’ai pressenti, j’ai vu et j’ai compris. Ici-bas tout n’est que mensonge, et les sentiments les plus élevés, regardés minutieusement, nous apparaissent bas et vulgaires. »
En sens inverse, les sentiments les plus communs, les plus vulgaires, les plus simples ne peuvent-ils pas apparaître comme les plus dignes, les plus rares et les plus élevés, lorsqu’ils sont ainsi évalués, à l’aune d’un tel sacrifice ? Car ils sont bien clos, les volets d'avant quatorze. Et ce sont bien des bêtises qui commencent, avec cette folle victoire et cette non moins folle modernité. Tout le lyrisme, l’incomparable beauté de ce récit d’enfance tient à ce non-dit clairvoyant qui cache l’horreur de la tranchée sous le sillon de la ligne, la boutique et le pain du père derrière le bouquin et la parole du fils, afin d'offrir au lecteur -mère de toute survie- pour affronter le monde de l'après, une gerbe qui soit véritablement faite d’or.
Envoi manuscrit de Béraud :
A son ami Régis Gignoux, en souvenir de notre village
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vendredi, 23 janvier 2009
Henri Béraud : La force du temps
Je quitte à l’instant l’œuvre de Béraud. Et il me semble qu’il ne l’a jamais écrite, à peu de gens près, que pour lui-même. Comme tous les écrivains. Je ne parle pas, bien sûr, des grands reportages ni des pamphlets polémiques. Comme Joseph Kessel, comme Albert Londres, auxquels il ouvrit bien des portes, il rédigea les premiers pour vivre. Quant aux seconds, dans le contexte rudement cauchemardesque de la seconde moitié des années trente, il estima que c’était son devoir d'être de la bagarre en les faisant publier.
Je parle d’une bonne quinzaine de livres, ce qui n’est pas absolument rien. Et je n’hésite pas à croire que si la littérature française doit sortir vivante de la vacuité sidérante et du conformisme accablant dans lesquels l’ont plongée aussi bien l’institution universitaire que les politiques éditoriales de ces quarante dernières années, la redécouverte de cette œuvre par de jeunes ou de nouveaux lecteurs aura un rôle déterminant à jouer.
Car il y a dans la phrase d’Henri Béraud quelque chose d’asséné et de brutal, de juste et d’élégant, et même souvent de raffiné, qui fait sa fête à tout amoureux de la langue française. Henri Béraud ne fut ni un idéologue, ni un penseur, ni un politique Contrairement à beaucoup d’hommes de sa génération, il sortit la vie sauve de l’enfer des tranchées de quatorze dix-huit. Comme beaucoup d’hommes de sa génération, il sut alors qu’il avait sacrifié son existence, car la société au sein de laquelle elle s’apprêtait à se dérouler avant que la boucherie ne commence, cette société, bel et bien, n’était plus. C’est pourquoi il jeta sur le monde un regard à la fois baroque et lyrique, l’un de ceux qui siéent mal au sérieux que lui demandait son temps : un regard de revenant désenchanté. Iceberg anachronique et têtu, n’explique-t-il pas encore, en 1944 ainsi sa conception politique : « Elle s’exprime toute dans l’amour de la France , la haine des Anglais et le refus de toute obédience étrangère » Cette politique qui, dit-il « a suffi à nos vieux rois, aux hommes de 93, à Napoléon, peut bien suffire à un fils de boulanger.»
L’effacement d’un grand auteur, quel qu’il soit, est toujours significatif de quelque chose. Dans une démocratie sur-médiatisée de pied en cap, le fait d’honorer chaque 11 novembre la mémoire d’un soldat inconnu est évidemment moins compromettant que le fait de perpétuer la mémoire d’un soldat qui fut trop connu et, surtout, inconsidérément bavard. Pour sa défense, c’était son métier de parler ainsi. Loin de moi l’idée d’attenter à la justesse d’une commémoration dont Béraud lui-même écrivit un jour que les Allemands nous en enviaient l’idée. Le fait est que, pour son malheur, Henri Béraud a appartenu à cette génération-là - que des cadets opportunistes auront singulièrement réduite au silence- et qui, parce que la gloriole la faisait rire, a laissé faire. Brasillach eut les honneurs d’un procès en bonne et due forme. Celui de Béraud, qui passa avant, lui, est une atroce caricature. .
«Pour moi la guerre n’est pas un sujet de littérature», écrivit un jour ce dernier. Elle fut, à vrai dire, cette guerre de Trente ans qui l'a conduit de l'an quatorze à l'an quarante-quatre, un horizon indépassable qui conditionna toute sa trajectoire parmi les hommes. Tandis que d’autres, de sa génération, se bornèrent à romancer leur guerre, il s’ingénia à démontrer qu’il n’y eut pas, qu’il n’y aura jamais d’autres guerres que la guerre économique entre les riches et les pauvres, en écrivant La Conquête du Pain, un ensemble de trois récits, fondé sur la dialectique du servage et de l’affranchissement. Témoin des bouleversements irrémédiables que le siècle imprimait à la société, il a dressé le tombeau éblouissant des jours qu’il vivait à mesure qu’ils s’écoulaient. Et sur le monde contemporain qu’il traversait avec effroi, il a passé son temps à rédiger des reportages, faisant de tout, même de sa propre mort, le prétexte d’une enquête.
Parce qu’il fut identifié au régime honni de la Troisième République dans laquelle ses pamphlets lui attirèrent des ennemis en nombre incalculable, ses juges ont eu intérêt à ce qu’il disparaisse avec elle. Soit. Henri Béraud qui était l’habitant d’un autre monde, n'a pas voulu, lui-même, être du leur. Quiconque ne regarde cet autre monde qu’avec l’œil abstrait de notre époque ne comprendra rien à la beauté, à la puissance et au grand effroi dont elle porte la gravité jusqu’à nous : "Par ma jeunesse, je touche au temps des diligences. J’ai connu les grand’routes, quand il y avait encore des auberges et des rouliers. Mon enfance, que hante le souvenir des pataches à bâches vertes, des picotins aux relais, des palefreniers à blouses blanches et bleues et bonnets de coton, me fait plus proche de mon bisaïeul que de mon cadet, plus semblable à un Mil huit cent trente qu’à un Moins de trente ans. Et je me crois jeune !"
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mardi, 20 janvier 2009
Chronique de Loulou, du nouveau président des Usa, et de la vie derrière des barreaux
L’éléphant Loulou naquit vers 1900, dans une forêt du district de Pnom-Penh, au Cambodge. Ses yeux pétillants de malice, sa trompe fusant par dessus les barreaux, sa démarche à l’amble ont enchanté des générations d’enfants lyonnais du début du vingtième siècle, jusqu’à le transformer en un héros de cartes postales. En voici une.
Troublante, cette carte postale ancienne, non ? On sait que l’éléphant est fait pour vivre en troupeau, et Loulou, tout spécialement, ne supportait pas la solitude. Seul de son espèce et perdu au milieu de bipèdes indiscrets, il mesura le risque de devenir soit neurasthénique, soit paranoïaque. Aussi, à force de protester contre l’exiguïté de son logis, tantôt en en tordant les barreaux, tantôt en les descellant, il eut finalement gain de cause en 1928 : Vous vous demandez comment je sais tout ça, non? Il suffit d’aller interroger le personnel du Parc de la Tête d’Or ; là-bas, l’éléphant Loulou est encore une vedette, comme James Dean ou Greta Garbo. On le sortit donc de sa cage trop étroite pour lui aménager un enclos plus décent, muni d’un bassin à sa taille pour sa baignade quotidienne, mais toujours, hélas, toujours trop solidement grillagé à son goût. Là-dessus, Hitler envahit la Pologne et la Seconde Guerre mondiale éclata : Loulou finirait sa vie dans l’indifférence des photographes, ignoré dorénavant de ses petits visiteurs, loin – c’était peut-être mieux pour lui – de tout ce peuple de curieux lilliputiens, et sans avoir compris au fond pourquoi il avait dû quitter le Cambodge.
Son histoire vous intéresse encore ? Cela change de l’investiture d’Obama dont causent toutes les radios, non ? Franchement ? Un peu d’air frais, toujours, fait du bien. Et donc, Loulou : Eh bien Loulou, à la Libération, quand les affaires du zoo reprirent, il fallut lui trouver un successeur, hé oui, puisqu’il était trépassé - ici, interdiction de pleurer, car je n'ai pas de mouchoir disponible -. Or donc il se trouve (fort vieille façon de parler, « or donc il se trouve », n’est-ce pas ?) qu’un préfet du Rhône d’avant-guerre, Emile Bollaert (devenu entre temps Gouverneur d’Indochine – prononcez bollaaarte, comme le stade de Lens - ndrl) était un excellent ami d’Edouard Herriot (Edouard Herriot, record de durée à la mairie de Lyon avec 50 ans - ndlr). En 1948, Emile fit donc don à Edouard – qui le largua aussitôt au parc zoologique de Lyon - d’un éléphanteau âgé d’une vingtaine de mois, qu’on baptisa Mako. Ce nouvel et juvénile arrivant dans l’ancien box de Loulou mena un début d’existence plus calme que l’ancêtre, et traversa sans faire de vagues les présidences de messieurs Auriol et Coty. Survint le général de Gaulle, Mako ne broncha pas. Les fameux événements de mai, Mako continua de brouter son herbe et de s'en foutre. En 1969, alors qu’il avait tout juste vingt et un ans, des circonstances dramatiques lui permirent toutefois de sortir d'une torpeur qui risquait de devenir maladive puisque même l'accession de Pompompompompidou à la Maison Blanche à l'Elysée le laissait de marbre : on menaçait alors, en effet, d’abattre trois femelles du cirque Amar, Pankov, Maosi, et Java, dont les piétinements affolés venaient de tuer une enfant durant une représentation. En acceptant de les héberger, le Parc de la Tête d’Or leur sauvait la vie. Toujours las de l’investiture présidentielle ? Pas de problème, écoutez la suite :
A l’occasion de l’arrivée des trois éléphantes de cirque, on aménagea au Parc de la Tête d’Or une véritable éléphanterie à ciel ouvert, munie de larges fosses sans barreaux. Si Pankov, Maosi, Java, habituées à obéir au doigt et la baguette, investirent les lieux sans encombre, il fallut assoiffer Mako durant 15 jours pour l’obliger à quitter son vieil enclos de célibataire et passer sur un pont, spécialement construit à l’intention des quatre pachydermes par l’armée. Pauvre, pauvre vieille bête ! Et comme elle était loin, son Indochine (désolé, toujours pas de mouchoirs sous la main) !
L’existence des quatre éléphants s’écoula dès lors dans une paix relative. L'histoire se met à partir de là à fleurer bon sa petite maison dans la prairie : Un enclos plus large, trois compagnes pour lui tout seul ; Mako n’avait pas, comme son prédécesseur Loulou, de raisons de ruer dans les brancards. Pourtant, le Parc de la Tête d’Or n’étant pas souvent balayé par les grands vents d’Asie, mais plutôt par l’air plombé lyonnais, aucun éléphanteau ne naquit en captivité. En revanche, les gardes joviaux racontent qu’un jour, une jolie visiteuse s’étant approchée trop près de la fosse, elle se trouva happée par une trompe indélicate. Ah ! Le tissu de sa robe fut emporté, et la dame, toute frissonnante de peur, de froid et de honte, se retrouva en petite tenue devant un pachyderme incrédule.
Fin tragique : Après cinquante ans de bons et loyaux services, Mako fut découvert par son animalier couché sur le côté de son box, le matin du 21 janvier 1998. Une paralysie spasmodique ayant gagné ses quatre membres, l’euthanasie fut décidée. Par deux fois l’année précédente, il avait fait la une des journaux en chutant dans le fossé intérieur du bâtiment. Son cadavre a été donné au Muséum d’Histoire Naturelle de Lille.
Des trois femelles, seule Java est encore en vie. Depuis le 26 mars 1999, elle a trouvé deux nouvelles compagnes : Baby et Népal. Voilà, c’est fini. Vous pouvez retourner vivre un jour historique. C’est pas le D Day, mais presque : L’Amérique a un nouveau président. Mais l'éléphant est irréfutable. Et c’est ainsi qu’Alexandre est grand.
20:59 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : loulou, obama, usa, lyon, politique, zoo, actualité |
mercredi, 07 janvier 2009
Le père Rival
A Lyon les bouquinistes, paradis des chineurs, refuge des épuisés, se sont installés depuis quelques décennies sur le quai de la Pêcherie, face au quai de Bondy le long duquel siège chaque dimanche matin le marché de la création. Les bouquinistes lyonnais ont en cela imité leurs confrères parisiens des bords de Seine. En rendant hommage à un citoyen de la Belle Epoque, bouquiniste de son état et, sans aucun doute, oublié de tout le monde, je voudrais leur rendre hommage à tous.. Je suis pour ce faire le témoignage d’Henri Béraud dans sa Gerbe d’Or, qui nous apprend qu'en ce temps jadis, c'étaient les quais du Rhône qui, à Lyon, étaient comparables à ceux de la Seine, c'était le long du Rhône que chineurs et bibliophiles trouvaient leur bonheur :
« Du pont de la Guillotière au nouveau quartier Grolée, le rez-de-chaussée de l’Hôtel-Dieu n’était qu’un bric-à-brac. On n’y voyait que bouquinistes, marchands d’estampes, tapissiers, empailleurs d’oiseaux. Le père Rival, qui était un peu tout cela, avait son échoppe au milieu de la façade, sous le dôme de Soufflot, à droite du grand portail. Quelle échoppe, quel éventaire ! Tout ce qu’on pouvait pendre ou accrocher était accroché ou pendu là, aux murs gris du vénérable édifice, jusqu’aux voûtes de la soupentes, où dormait le père Rival. Lui-même se présentait sous un aspect des plus fantasque, le chef couvert d’un bonnet carré, à tour de velours et fond d’indienne, la barbe fauchée à la serpe sur le rond des bajoues, l’habit défait, de gros sabots aux pieds, l’air d’un alchimiste à la Rembrandt, et le tout bien calculé pour intriguer et faire jaser.
Toute cette friperie, crocodiles et mannequins, servait de mise en scène à un commerce mal défini où dominait la bouquinerie. Pour cela encore, il avait sa manière, bien à lui, de mener les affaires. Ses livres étaient répandus sur le trottoir en tas effondrés, bords à bords : le tas de deux sous, le tas de cinq sous, le tas de dix sous, le tas de vingt sous ; tout cela sans limites bien marquées, si bien que d’astucieux naïfs prenaient leur air le plus innocent pour payer cinquante centimes des bouquins choisis adroitement sur la pente du tas à un franc, mais fort dignes en réalité du tas à deux sous dont ils provenaient.
-Merci, mon brave.
L’amateur emportait sa trouvaille, détalait. A un autre. Ce spectacle de l’indélicatesse publique constamment renouvelé laissait le vieux libraire imperturbable. Il prenait une prise, donnait du « mon brave » à ses fripons imaginaires et, d’un œil endormi, surveillait sa boutique. » [1]
Le Père Rival de Béraud a-t-il vraiment existé ? Il est certain que oui. Pour les besoins de sa fiction, l'écrivain a dû néanmoins changer son nom. Ironie du sort, ce sont ces bouquinistes qui ont sauvé l'oeuvre de Béraud, ainsi que celles de tant d'auteurs ou de collections inaccessibles désormais dans les centres de distribution d'objets culturels non déterminés qui se trouvent partout en France sous les enseignes Fnac, Virgin ou autres.
[1]Henri Béraud, La gerbe d’Or,.
06:50 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : bouquinistes, quai de saône, lyon, livres, romans, littérature, béraud |
samedi, 03 janvier 2009
La Couzonnaise
La Couzonnaise est une chanson à boire de la fin du XVIIIème. C'est la chanson des carriers de Couzon-au-Mont-d'Or, à quelque 12 km au nord de Lyon, au bord de la Saône. Ce petit village a été célèbre autrefois en raison de ses carrières de pierres, d'où bon nombre d'immeubles lyonnais sont sorties. Le chansonnier Pierre Dupont, enfant de Rochetaillé (le village d'en face) se fait écho de cette vieille chanson dans son Chant des Carriers.
Mais omme beaucoup de chants populaires du dix-huitième siècle, la Couzonnaise est anonyme. Dans la première strophe, il est question de Vaise :
Bévin on cou, bévin-z-in dou,
E djamé tra neu z-an fa pou.
On cou n’arrouzé qu’ina braza ;
Pe bin bâr à la Cozenâza
E fo repequô, mon patron
Te né sa pô bar’a repetechon ?
Mon pour’ami, pôssa pé Vaza !
Traduction :
Buvons un coup, buvons-en deux,
Et jamais trois ne nous ont fait peur.
Un coup n'arrose que bien peu;
Pour bien boire à la Couzonnaise,
Il faut recommencer, mon patron.
Tu ne sais pas boire à répétition ?
Mon pauvre ami, passe par Vaise !
(Billet dédié à Frasby de Certains Jours)
16:21 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : vaise, lyon, littérature, culture, histoire, société |
Les valses de Vaise
Vaise... A qui cela dit-il quelque chose ? Cela commence comme Vienne, et on pourrait en effet imaginer quelques valses de Vaise, tourbillonnées ici jusqu'au vertige. Car au fil du temps, il y eut bien plusieurs Vaise, et la mémoire comme l'imaginaire peuvent longtemps virevolter ici, des cabanes de l'age de bronze aux cabarets du XIXème siècle, jusqu'aux résidences en béton d'aujourd'hui : le village en bordure de Saône, résidence d'archevêques et de rois de l'Ancien Régime ; le faubourg ouvrier où s'entassaient les marchands de vin et les petits hôtels durant le Second Empire et jusqu'à la Belle Epoque ; le quartier restructuré de l'ère Collomb, pour cadres endettés, avec rues piétonnes, boutiques bio & mobilier urbain.
Pour tous les néophytes, il faut rappeler que Vaise fut longtemps un village, aussi charmant qu'autonome, en bordure de Saône, aux portes de Lyon. On en fait mention pour la première fois au douzième siècle dans les chartes de l'abbaye d'Ainay. Quelques maisons, groupées autour d'une humble église à présent disparue, faisaient alors de Vaise une dépendance agréable de la paroisse d'Ecully. Le vénérable Brun la Valette précise que la première église de Vaise fut sans doute élevée sur les débris d'un sanctuaire gallo-romain. Alors, comme disent les jeunes d'à présent, total respect ! Cette ancienne église de Vaise joua durant tout le Moyen-Age un rôle spécifique lorsque on fêtait la Fête des Merveilles, le mardi avant la Saint-Jean Baptiste : le clergé et les fidèles de toutes les autres paroisses lyonnaises se réunissaient devant elle, avant de descendre la Saône en cortège, jusqu'à Ainay.
Le reste du temps, la commune était un lieu de transit, où florissaient les auberges. De très beaux domaines, notamment les châteaux de La Claire, de Rochecardon et de La Duchère furent construits sur ces terres. Avant d'entrer dans leur bonne ville de Lyon, beaucoup de souverains s'arrêtèrent dans l'un ou l'autre de ces établissements : Vaise eut ainsi l'honneur de loger Charles VI, François Ier, Henri IV, Louis XIV, Napoléon... Le village lui-même était assez penaud, misérable. Sous le premier Empire, s'y blottissaient 2400 âmes, tout au plus. A partir de la Restauration, cet ancien Vaise s'éteignit et céda la place au quartier de l'Industrie : corderie, docks, gare d'eau, tuiliers, tanneurs... Vaise devient un quartier ouvrier, comme on dit à l'époque, qui connut du 28 octobre au 19 novembre 1840 des inondations dramatiques de la Saône : plus de deux cents maisons en pisé disparurent, et sur les 5000 habitants, beaucoup gagnèrent la Croix-Rousse ou Saint-Just et ne revinrent jamais plus. Le marché à bestiaux de Saint-Just y fut transféré en 1855, et peu de temps après les abattoirs de la ville. Cette terre, qu'avait foulée des rois de France l'était désormais par les bêtes apeurées qu'on menait à la mort. Une gare de chemin de fer fut bâtie.
Avec celle de la Croix-Rousse et celle de la Guillotière, la commune de Vaise fut rattachée à Lyon par Napoléon III en 1852, devenant ainsi le neuvième arrondissement de la grande ville autrefois mitoyenne. Au vingtième siècle, le percement du tunnel de la Croix-Rousse coupa littéralement l'endroit en deux, faisant de la rue Marietton une sorte de dégorgeoir pour tout le reste de la ville, l'un des lieux les plus pollués et embouteillés, cauchemar des piétons comme des automobilistes. Vaise souffrit, à la Libération, des bombardements alliés. Le 26 mai 1944, on célèbre un mariage dans l'église de l'Annonciation lorsque brusquement hurlent les sirènes. Les Américains larguent un tapis de bombes sur la voie ferrée et la gare de Vaise, ravageant au passage une partie du quartier et l'église de l'Annonciation. Parmi les nombreux morts, les mariés et le prêtre qui venait de les unir. L'autre église de Vaise (Saint-Pierre) est également touchée.
Valsait-on encore à Vaise ? Je ne sais. On y mangeait en tous cas pour pas cher dans les années soixante dix, lorsque Maurice Yendt y implanta son théâtre des Jeunes Années (à présent TNG). S'il est un roman que tous les Vaisois devraient connaïtre, c'est bien cet étonnant Roman d'un vieux Groléen de Georges Champeaux (Ed. de Guignol, 1919). Le petit livre raconte une histoire d'amour réaliste qui se déroule au début du vingtième siècle en ranimant à merveille toutes les senteurs et les couleurs de ce faubourg ouvrier du dix-neuvième siècle, à présent entièrement remodelé par la pelleteuse immobilière. L'ancienne zone est devenue un secteur urbain résidentiel, et comme d'autres secteurs urbains, il est investi par ce qu"on appelle non sans quelque fatuité les "bourgeois-bohèmes" (c'est bien souvent des bobos qui disent bobos, avez-vous remarqué ? Et bobo soit qui s'en dédie !). A la place des anciens entrepôts, ça pousse donc comme champignons, des fleurs de béton plus ou moins haïssables, comme le siècle spéculatif en redemande, bureaux, résidences, on ne sait trop, tant tout se ressemble. Restent quelques cours mal pavées, quelques chemins biscornus pour nourrir le rêve de qui veut encore valser à Vaise. Quelques plaques de rues, également, font vestige d'autrefois. J'en profite pour faire un clin d'œil au blog Rues de Lyon
Demeurent l'allée des Cavatines, la rue du Chapeau Rouge, le chemin des Contrebandiers, la rue des Deux Amants, la rue des Prés... Et puis ce nom étrange, beau et laid à la fois, qu'il pleuve sur Vaise, ou que le soleil y brille, ce vieux mot passé durant tant de siècles, par tant de bouches, Vaise...
00:07 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : vaise, lyon, littérature, culture, histoire, société |